Demain Le Grand Soir
NI DIEU, NI MAITRE, NI CHARLIE !

Le Site de Demain le Grand Soir est issu de l’émission hebdomadaire sur "Radio Béton", qui fut par le passé d’informations et de débats libertaires. L’émission s’étant désormais autonomisée (inféodé à un attelage populiste UCL37 (tendance beaufs-misogynes-virilistes-alcooliques)/gilets jaunes/sociaux-démocrates ) et, malgré la demande des anciens adhérent-es de l’association, a conservé et usurpé le nom DLGS. Heureusement, le site continue son chemin libertaire...

Le site a été attaqué et détruit par des pirates les 29 et 30 septembre 2014 au lendemain de la publication de l’avis de dissolution du groupe fasciste "Vox Populi".

Il renaît ce mardi 27 octobre 2014 de ses cendres.

" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Guantanamo en Calabre
Article mis en ligne le 19 juin 2021

par siksatnam

Le texte qui suit, traduit par nos soins, est un document historique d’importance. Il a été écrit par Cesare Battisti en réponse à un questionnaire envoyé par deux journalistes accrédités auprès des bureaux de l’Onu à Genève. Il devrait intéresser aussi bien les historiens que toute personne éprise de liberté et/ou de vérité historique. Sur les circonstances de sa fuite du Brésil, sur la trahison du gouvernement d’Evo Moralès qui l’a livré aux agents des services italiens, sur sa correspondance avec Alberto Torreggiani [1], sur ses tentatives de reddition à la justice italienne, il fait de surprenantes révélations.

Tout cela ne devrait pas manquer d’intéresser des journalistes qu’on découvre avec plaisir ces derniers temps si soucieux de faire leur travail - et peut-être même ceux qui, de la droite à la gauche, participèrent à la traque médiatico-judiciaire [2] et la « monstrification » de Battisti. Sur son rapport au passé de la lutte armée et ses déclarations à la justice, Cesare s’exprime aussi sans auto-indulgence et en incitant à un retour critique sur les années dites de plomb. Mais sans renier non plus l’espoir révolutionnaire qui l’a porté dans sa jeunesse. Cela ne manquera pas d’intéresser aussi ceux qui, comme nous, ne se satisfont pas de notre meilleur des mondes.

Fin novembre, les Editions du Seuil ont dû envoyer à la direction de sa prison calabraise une lettre certifiant qu’il s’agit bien d’un écrivain qui a publié en France et ailleurs et qu’il a besoin d’un ordinateur pour continuer à exercer sa profession, deux réalités que l’administration nie : on voit à quel degré d’absurdité conduit le révisionnisme historique qui a présidé à la chasse internationale au Battisti. Dans les deux premiers paragraphes de son texte, Cesare revient sur ce refus, et sur ses assez épouvantables conditions de détention. Les personnes qui ont suivi l’affaire à travers des textes précédents, notamment ici et ici peuvent donc se dispenser de les lire, si leur attention comme il est de règle désormais sur Internet, a du mal à se maintenir au-delà de quelque minutes.

SQ

« Comment j’ai été enlevé »

par Cesare Battisti

Pour commencer, je dirais que les points qui suivent, concernant quelques moments significatifs de mon histoire personnelle, ne peuvent être exposés de manière exhaustive, ni ne prétendent l’être. Il s’agit juste de répondre, quoique de manière fragmentée, aux questions les plus fréquentes qui jusqu’à présent, m’ont été posées par les personnes qui, malgré l’intoxication médiatique, n’ont pas renoncé à vouloir comprendre. Même si ces informations ne peuvent être que partielles, l’intention est de fournir les données basiques qui pourront servir aux intéressés à tirer leurs propres conclusions. Qu’on me pardonne donc la discontinuité en plus d’une rédaction sans autres prétentions que d’apparaître tel quel. De toutes manières, étant donné les circonstances, un discours linéaire et approfondi n’aurait pas été possible. C’est pourquoi je renvois les intéressés à parcourir mes écrits sur carmillaonline.com ou à consulter mon dernier manuscrit actuellement en lecture au Seuil, en France.

Il m’apparaît naturel, mais aussi évident, de commencer précisément par ma prison en Italie. Pendant les 20 mois d’isolement à Oristano, dont seulement 6 étaient à demi légaux, j’ai nourri l’espoir que tôt ou tard, l’Institution comprendrait, si cela lui avait été permis en d’autres occasions, qu’on ne peut pas punir ou se venger en infligeant à un ancien combattant des années 70, le statut de fait de prisonnier de guerre. C’est ce que laisse supposer la privation des droits établis par les lois nationales et les normes du droit international. Aux demandes formelles de fournir les motifs qui justifieraient ce traitement inhumain, assorties de mesures de sécurités inouïes, notamment appliquées avec 41 ans de rétro-activité, l’Etat répond littéralement : « La documentation demandée a été soustraite au droit d’accès ». Mais alors, se demande-t-on, quelle défense est-elle possible ? C’est pour cette raison que j’ai entamé une grève de la faim à Oristano.

Pour toute réponse, l’Etat, mécontent, m’a transféré dans la pire prison d’Italie en m’intégrant de force dans la section Daesh-AS2 (AS2= régime de très haute sécurité, NdT). Et ce, malgré les menaces reçues dans le passé et les menaces actuelles émanant de différents fronts djihadistes à mon encontre. Mais comme Cesare Battisti n’a pas l’ostativo (perpétuité réelle sans possibilité de sortie – NdT) et qu’il était donc destiné par l’Autorité judiciaire au régime de sécurité moyenne, que fait-il en AS2 ? Ma présence dans la section Daesh signifie de grandes difficultés et des marges de survie restreintes : impossibilité de sortir de la cellule pour la promenade ; limitation aussi dans l’alimentation puisque ce sont des hommes de Daesh qui sont
affectés à sa distribution ; menaces lancées à travers les grilles ; privation de l’ordinateur nécessaire à l’exercice de ma profession ; surveillance à vue et CED (mesure disciplinaire) à chaque tentative de réclamation ; censure au motif d’une supposée « activité subversive » (sic) et ainsi de suite jusqu’à l’entrave au droit de défense tel qu’il est établi par l’article 24 de la Constitution. Je pourrais rencontrer la partie de ma famille qui vit en Italie, une heure par semaine et quatre fois par mois mais en raison de l’éloignement des lieux de résidence de mes frères et leur âge avancé, de 70 à 80 ans, cela arrive rarement. Ma famille résidant en France et au Brésil, je ne peux la contacter que par des appels vidéo sur un portable une fois par semaine, mais je dois alors renoncer à la rencontre au parloir. C’est ainsi que je passe des mois sans contact avec mes enfants, desquels je dois demander des nouvelles dans des lettres qui se retrouvent presque toujours retenues par le censeur, parce qu’écrites dans une langue étrangère.

On m’a carrément dit que mes enfants devraient apprendre à écrire en italien pour avoir des nouvelles de leur père. Cela parce que le censeur a des difficultés avec le français ou le portugais, langues maternelles de mes enfants. Un traitement inhumain pour n’importe quel détenu, et à plus forte raison pour quelqu’un dont le dernier délit remonte à 41 ans. Et comme si cela ne suffisait pas, l’exécutif s’emploie à m’attribuer un niveau de dangerosité élevé, alimentant un processus de criminalisation constante, jusqu’à justifier la confiscation de mon ordinateur, grâce auquel j’étais en train d’achever un roman sur le conflit au Rojava et sur le drame des migrants. Histoire de se conformer au principe de la réinsertion.

Prenons un peu de recul et venons-en à ma fuite du Brésil. Les autorités italiennes n’ont jamais accepté que je me sois réfugié au Brésil. L’Etat a mobilisé toutes ses forces, mais aussi des moyens illicites comme la corruption et l’offre de privilèges politiques et économiques, pour obtenir à tous prix que je sois frauduleusement livré ! Le Brésil abrite une gigantesque communauté d’origine italienne, équivalant à 35 millions de citoyens. Un pays dans le pays ! Cette partie importante de la société brésilienne, outre le fait qu’elle contrôle certains secteurs de l’économie, exerce une forte influence sur l’appareil militaire du Brésil. Nombreuses sont les figures de la dictature d’origine italienne, comme Bolsonaro lui-même. Mais peu importe que l’ancien capitaine Bolsonaro, qui a même été expulsé de l’armée, et avec lui, ses acolytes, soient des personnages sans scrupules, sinon clairement des criminels à la tête de milices sanguinaires. L’Italie, à travers son ambassade, a toujours entretenu des relations privilégiées avec les lobbies militaires proches de Bolsonaro. Au point de pousser les entreprises italo-brésiliennes à s’engager activement dans la campagne présidentielle de celui-ci. En échange de tant d’amitié, Bolsonaro a promis mon extradition. Même si la Constitution l’en empêchait – on ne peut pas révoquer un décret après cinq ans – Bolsonaro a tenu sa promesse. Grâce à un trafic d’influences à la Cour suprême fédérale, la Constitution est ignorée sans vergogne, tout comme la prescription des crimes qui me sont imputés, et, en décembre 2018, l’ordre d’extradition est décrété.

Au moment quitter le gouvernement, la gauche m’assure un contact direct avec le président de la Bolivie Evo Morales, lequel promet personnellement au fondateur du Mouvement des Sans Terre Juan Pedro Stedile, de m’accueillir en Bolivie en m’accordant le statut de réfugié politique. Dans le cadre d’une opération conjointe entre le PT (Parti des travailleurs) brésilien et le Mas (Mouvement pour le socialisme) bolivien, j’ai été transféré à Santa Cruz de la Sierra. Là, j’ai été pris en charge par un émissaire du gouvernement dépendant directement du Chancelier. En attendant la mise en route de la procédure d’asile, j’ai été logé dans un Centre de surveillance : des locaux appartenant au ministère de l’Intérieur, qui servaient de base pour l’espionnage du courant d’opposition à Evo Morales ! Une douzaine d’opérateurs informatiques y travaillaient, avec lesquels j’avais des relations cordiales. De temps en temps, de hauts fonctionnaires de l’État arrivaient, alors je devais rester enfermé dans ma chambre au fond de la cour. J’ai immédiatement eu l’impression d’être surveillé à chaque pas, et pas seulement par des forces soi-disant amicales. Lorsque la surveillance est devenue plus sévère, je l’ai signalé au Responsable gouvernemental qui dirigeait le centre, mais il a répondu de manière évasive. Au moment où j’avais acquis la certitude que quelque chose n’allait pas dans le bon sens, j’ai été interpelé à deux pas du centre pendant que je faisais mes courses. Soudain, tous ceux à qui j’avais été présenté pour la régularisation du refuge avaient disparu.

Malgré cela, je n’ai pas perdu courage. Bien sûr, je pensais qu’Evo Morales m’avait trahi, mais je comptais toujours sur les lois boliviennes qui excluent l’extradition pour des délits politiques et, surtout dans mon cas, sur le fait que selon la loi bolivienne, la prescription était intervenue. Et donc, ai-je pensé, au pire, je devrais me faire un peu de prison durant le procès en extradition. J’aurais plutôt dû me douter qu’un procès régulier, c’était justement ce que l’Italie voulait éviter. Les policiers boliviens d’Interpol eux-mêmes, dont certains que j’avais connus à l’Observatoire, semblaient plutôt embarrassés par ce qui allait se passer. Ils n’ont pas hésité à m’informer qu’autour de nous s’agitaient des Italiens, des Brésiliens et des agents d’un autre pays dont ils n’ont pas voulu donner le nom. Ils m’ont dit clairement qu’on était en train de négocier ma peau et ils traitaient leurs gouvernants de canailles. J’ai compris à quoi ils faisaient allusion le lendemain matin quand une escadron noir en cagoules a fait irruption et m’a emmené à l’aéroport international de Santa Cruz de la Sierra.

Placé sous surveillance dans une pièce dont les fenêtres donnaient sur la piste, j’ai assisté aux discussions bureaucratiques entre un groupe de la police fédérale brésilienne et quelques officiers de l’armée de l’air bolivienne. Pendant qu’à moins de 100 mètres de là, sur la piste, les moteurs du turbopropulseur PF Brasil chauffaient. Peu après, j’ai suivi le Delegado (commissaire) et son équipe à bord de l’avion brésilien. À un moment donné, il y a eu une certaine agitation. On m’a fait descendre et nous sommes retournés dans la même pièce. Là, j’ai été pris en charge par la police bolivienne, tandis que les agents brésiliens décollaient sans moi. Pendant un moment, j’ai espéré qu’Evo Morales avait donné un contre-ordre, Espérance éphémère, jusqu’à l’arrivée d’un important groupe de personnes, exhibant les couleurs italiennes suspendues au cou, qui m’ont conduit jusqu’à un jet d’État qui nous attendait au loin sur la piste. J’ai aussi essayé de résister : « C’est un kidnapping », ai-je crié. La réponse a été désarmante : « Et alors ? Cette fois, au moins, ça a marché ». En Bolivie comme au Brésil, on a crié au scandale et dénoncé un enlèvement honteux autorisé par Evo Morales. Il y a eu des protestations et même des manifestations. Évidemment, en Italie, ils n’en ont pas parlé. Qu’Evo Morales, déjà discrédité à la base de son parti, puisse aller si loin, personne ne s’y attendait. Mais ce qui a le plus surpris, c’est la lâcheté du vice-président Linera, un homme qui a un tel passé [3], et qui s’est défilé au dernier moment pour ne pas avoir à donner d’explications à nos amis communs.

Certains se sont demandé, à juste titre, si ces procédures pour le moins frauduleuses ne pouvaient pas faire l’objet d’une plainte auprès des autorités internationales. À ce sujet, je tiens à vous informer que sont actuellement en projet trois procédures contre les infractions susmentionnées commises par le Brésil, la Bolivie et l’Italie. Respectivement, le premier recours devant l’OEA et l’ONU, demandant l’annulation du décret présidentiel brésilien pour inconstitutionnalité d’une décision impliquant une séparation familiale forcée de plus de cinq années – mon fils cadet et ma femme sont restés au Brésil –, le deuxième à l’ONU contre la Bolivie pour enlèvement et expulsion illégale ; le troisième recours à l’ONU contre l’Italie pour recel de biens volés ; en plus d’un recours devant la Cour européenne pour traitement inhumain en prison. Mais les procédures devant des instances internationales sont longues et pour moi, il est urgent de sortir de l’enfer de Guantanamo en Calabre je n’ai pas l’ostativo, qu’est-ce que je fais en AS2 ?

On me dit que dans Indio, mon dernier roman publié en France, on perçoit entre les lignes mon intention de me confronter à la justice italienne. J’ai terminé la dernière version de Indio à un moment où personne ne croyait sérieusement qu’un personnage comme Bolsonaro puisse devenir président. C’est dire que certaines de mes réflexions sur l’avenir incertain de l’éternel réfugié et persécuté sont insoupçonnables. La désinformation qui, au cours des 15 dernières années, a fait de moi le monstre à abattre, a rendu impossible toute tentative de faire la lumière sur mon parcours politico-militant d’abord, réfugié ensuite. On s’est bien gardé de faire connaître certaines de mes tentatives d’approche et de pacification avec une supposée nouvelle réalité sociale en Italie. Je croyais que la démocratie italienne avait mûri, qu’elle était capable d’affronter sa propre histoire avec dignité et en connaissance de cause. Je fais évidemment référence aux “années de plomb”, chapitre dramatique de notre histoire relégué dans une zone d’ombres et de tabous, où prospère le révisionnisme historique.

Pour ne citer que quelques tentatives d’approche, la plus sérieuse et la plus formelle a eu lieu pendant que j’étais à la prison de Brasilia, lors de la très longue procédure d’extradition. Après quelques entrevues avec des employés de l’ambassade italienne, je leur ai fait une proposition de dialogue avec le gouvernement italien. C’était à un moment où j’étais déjà certain de ne pas être extradé. Je leur ai proposé d’accepter volontairement l’extradition si le gouvernement était disposé à ouvrir un débat, avec du personnel qualifié, pour régler enfin historiquement les comptes sur la période de la lutte armée, « la dégénérescence d’un 68 réprimé dans le sang qui a duré 15 ans ». Les employés de l’ambassade, c’est-à-dire les espions, ont promis de transmettre mon offre mais ne sont plus jamais manifesté. Entre-temps, j’avais également entamé une correspondance avec Alberto Torreggiani - nous savons qu’il a été blessé par son père lors de l’attaque des PAC à laquelle je n’ai pas participé.

La correspondance avec Alberto Torreggiani, qu’il nie désormais sur ordre de l’État, ou simplement sous l’influence des habituels excités réactionnaires, s’inscrit dans une volonté plus articulée de rapprochement avec les familles des victimes des PAC. Ceci dans le cadre de la création d’un climat favorable pour revenir sans haine sur les responsabilités de toutes les composantes du conflit et, qui sait, pour tourner enfin cette maudite page des “années de plomb”. Malheureusement, cette tentative aussi s’est heurtée à l’intolérance féroce de certains secteurs politiques et médiatiques toujours prêts à alimenter la haine pour d’obscurs intérêts partisans. On ne peut assister qu’avec une certaine suspicion, aux immanquables déclarations publiques des proches des victimes (car bien sûr, on ne parle jamais que d’un côté de la barricade) dont certains n’étaient probablement pas nés à l’époque : il y a 41 ans ! Et pourquoi toujours s’en prendre à Battisti, comme si c’était lui qui avait inventé la lutte armée ? Pendant que les fascistes aux ordres de certaines institutions se régalent et que personne ne crie dans la rue ? Ou est-ce précisément pour protéger les meurtriers de masse qu’un témoin doit être brûlé sur le bûcher, afin que la désinformation sur ces années soit pleinement efficace. Battisti rappelle les plaies de l’État, il doit garder le silence. La question que devraient se poser ceux qui, la bave à la bouche réclament le pilori pour Cesare Battisti, devrait être plus ou moins celle-ci : « pourquoi jusqu’en 2003 personne ne s’est intéressé à lui ? » Quand Cesare Battisti n’était encore qu’un réfugié italien parmi des dizaines d’autres dans le monde ? À une époque où il publiait également des livres et des articles en Italie et recevait la visite de personnalités italiennes liées au monde politique, culturel et même institutionnel ? Que s’est-il passé à un certain moment, pour qu’il devienne soudain le “monstre”, au point d’alimenter la haine des proches des victimes – jusqu’alors en sommeil – et des médias poubelles ? C’est fou qu’aucun de ces justicialistes n’ait songé à se poser la question.

La réponse est pourtant simple : Battisti écrit, parle à la télévision, fait des interviews et des débats dans les milieux internationaux, fouille dans le passé, fait son autocritique mais dénonce en même temps une guerre civile que l’État a déclenchée et combattue à coup de bombes sur les places et avec une répression sans précédent. Un Etat resté réticent face à l’histoire.

La lutte armée en Italie n’est pas née dans quelques esprits pervers et n’a pas été pratiquée par quatre désespérés. Elle est née d’un grand mouvement culturel et politique irrépressible, qui ne pouvait plus supporter les vexations d’un État corrompu et assassin. Un million de personnes dans la rue et toutes complices de la révolution. 6000 condamnés ; environ 60 000 personnes poursuivies ; plus de 100 groupes armés organisés ; des centaines de morts, la plupart dans les rangs de la révolution. C’est dans ce contexte social que les PAC sont nés. Ce n’était pas un parti armé, mais l’expression combattante horizontale du large front de la contestation, dans les usines, sur le territoire et dans l’éducation nationale. Que leur idéal ait été communiste, c’est ce que dit leur nom lui-même (Prolétaires armés pour le communisme), mais ils n’ont pas proposé l’assaut du Palais d’Hiver, ni pris le pouvoir de l’État. C’étaient des groupes éparpillés et indépendants qui répondaient à leur manière à l’injustice rampante, à l’extrême droite qui s’armait pour défendre les privilèges du capital. Forts de l’idée que le vrai communisme ne pouvait être celui exprimé par l’Union soviétique, certes pas, mais plutôt l’inévitable société future, libre et égalitaire, que le “Manifeste” de Marx et Engels préconisait clairement. Seulement cela, sans dérives, ni faux raccourcis, comme en fait, on en a pris. Si le moment historique était ou non le bon et si le recours aux armes était justifié ou pas, cela été dit par les faits eux-mêmes et tous les militants consciencieux l’ont entendu. Parmi lesquels je me place sans hésiter. On peut admettre de s’être trompé, sans tomber dans l’indécence de ceux qui croient remédier à tout en se déclarant repentis. Jamais un mot n’aura été autant dénigré. J’ai trop de respect pour l’histoire et pour les victimes qu’elle a causées pour penser me cacher derrière une énorme hypocrisie.

On pensait que l’Italie avait surmonté certaines faiblesses, qu’elle était prête à affronter sa propre histoire. Au lieu de cela, 40 ans plus tard, à travers sa plus haute représentation, elle offre toujours à ses citoyens le même spectacle infâme, avec la proie traînée parmi la multitude en fureur ; les insultes des chasseurs qui se déchaînent contre la proie ; les selfies des ministres ; les ripailles de la télévision ; Battisti dans l’arène ; savoure le spectacle, ô Peuple ! Voici maintenant les tortures subies, après un enlèvement triomphalement revendiqué. Au point que même Cour de Cassation a jugé plus ou moins en ces termes : « Si la Bolivie a commis un délit, peu nous importe, on nous a donné Battisti, et nous le prenons ». Nous le prenons ! Mais alors, vous êtes au moins des receleurs ! Mais il ne suffit pas de le kidnapper et de le ramener en taule au pays. Il faut aussi lui réserver un traitement de prisonnier de guerre sans la protection de ce statut. On ne peut pas légalement lui infliger le 41bis (régime d’isolement strict institué contre les chefs mafieux – NdT) et l’ostativo ? Pas grave, on va les lui infliger dans les faits en le gardat à l’isolement et en lui interdisant de de bénéficier du traitement qui lui permettrait d’accéder aux avantages réservés à tous les prisonniers. Et s’il y prétend, nous le faisons lyncher par les médias, nous soulevons contre lui la vengeance populaire, nous appliquons la censure, nous lui retirons son ordinateur nécessaire à son travail, nous le plaçons dans la section Daesh où il sera forcé de rester en isolement volontaire. La voilà, la torture !

Venons-en maintenant à mes choix judiciaires. Je disais que depuis plusieurs années, je réfléchissais à une solution décente pour mettre fin à cette persécution, au cours desquelles les forces politiques italiennes n’ont épargné aucun moyen de coercition ou de pression. Je dois dire, au passage, que mes déclarations d’innocence – jamais adressées aux autorités mais seulement aux médias – ne sont intervenues qu’après 2004 en France, afin de forcer l’État italien à admettre l’usage déviant de la Justice dans les procès contre la Lutte armée. Avant et après cela, je n’avais jamais nié que j’appartenais aux PAC et que j’en assumais la responsabilité politique. Ces peines auraient dû être jugées en premier lieu par un tribunal, avant de prononcer des peines de prison à vie et d’attendre des aveux tardifs. Qu’il soit donc clair que les pays qui ont accepté ma demande de refuge ne l’ont jamais fait, et n’auraient pas pu le faire sur la base d’une prétendue déclaration d’innocence, comme l’a faussement déclaré l’opportuniste Lula, mais uniquement sur la nature politique du crime. Ces procédures pénales auraient dû avant tout être jugées par un tribunal, avant de prononcer des condamnations à vie et d’attendre des aveux tardifs.

J’ai sérieusement pensé à une solution collective de nos années 70. Le climat politique en Italie n’était pas idéal, mais je connaissais l’existence de personnalités et de tendances au sein du pouvoir judiciaire qui, pour avoir mené la guerre en première ligne contre le « terrorisme », comme on dit maintenant, connaissaient la question en profondeur et n’avaient aucun intérêt à recourir à une propagande obscurantiste pour comprendre la réalité des faits. Certains indices me disaient que ces personnes, ou courants de pensée, espéraient encore qu’un jour ces tristes pages de l’histoire pourraient être tournées dans la dignité et le respect de la mémoire nationale. Je peux citer à cet égard la pensée de l’éminent magistrat Giuliano Turone, juge d’instruction du procès PAC, qui dans son livre « L’affaire Battisti » déclare plus ou moins en ces termes :

« Paradoxalement, en acceptant ses responsabilités politiques et pénales, c’est peut-être Cesare Battisti lui-même qui pourrait enfin permettre de revoir et de clore ce chapitre de l’histoire ».

Les mots peuvent ne pas avoir la même signification. Mû par ce sentiment, nourri par l’espoir que 40 ans, c’était de toute façon beaucoup et que la démocratie italienne devait forcément avoir mûri et que l’État était lui aussi un administrateur fort et responsable, j’ai décidé de me confier à la justice et j’ai appelé le procureur de Milan. Ma déposition le 23 mars 2019 a été un choix douloureux. J’avais disparu d’Italie depuis 1981, et mes contacts avec ce beau pays se sont réduits à quelques membres de ma famille et à l’éditeur. Je ne pouvais certainement pas imaginer qu’au-delà de l’hystérie médiatique, je puisse encore susciter la vengeance de l’État. Avec l’énorme difficulté de devoir revenir à un procès archivé depuis des décennies, sans nouveaux faits à apporter, sinon les désormais impossibles distinguos sur mes propres responsabilités. Il ne me restait plus qu’à prendre tout en bloc, de toute manière au niveau pénal, cela ne pèserait en rien. Devant le choix d’affronter un procès historique, et à croire cela je n’étais pas seul, quel sens aurait eu, 40 ans plus tard, de se battre sur des détails du code pénal ?

J’ai été condamné à deux peines d’emprisonnement à vie et à six mois d’isolement de jour pour avoir été reconnu coupable de pratiquement tous les crimes commis par les Pac, dont quatre attentats mortels. Lorsqu’il n’était pas possible de soutenir ma présence physique sur la scène du crime, j’étais considéré comme le commanditaire. Faut-il vraiment préciser que dans un conflit pareil, les commanditaires n’existent pas et que s’ils existaient, il faudrait alors les chercher au sein du peuple ? En tout cas, ce ne saurait être moi.

J’ai tout admis. J’ai réitéré mon autocritique pour le choix d’avoir participé à la lutte armée, parce qu’elle était politiquement et humainement désastreuse. Mais ne l’avais-je pas dit mille fois durant toutes ces années ? Je n’avais pas à me repentir de quoi que ce soit parce que, qu’on se trompe ou pas, on ne peut pas changer a posteriori le sens d’événements historiquement définis par un contexte social précis. Il serait absurde de dire que cela n’aurait pas pu être évité, mais il me semble que le mouvement révolutionnaire n’a pas reculé quand il a fallu prendre ses responsabilités. Nous ne pouvons pas en dire autant de l’État. Je n’avais rien non plus à demander en échange de mes aveux. Cela n’aurait pas été prévu par la loi, et puis il me suffisait que la loi soit appliqué, comme pour tout autre condamné qui n’a pas l’horrible ostativo, pour avoir droit dans le futur à des avantages réservés à tous.

En somme, cela revient à dire : « D’accord, vous avez gagné et je suis là pour assister aux chants d’une victoire imméritée. Mais une fois la fête finie, toi, État démocratique, voulons-nous tous nous engager à réhabiliter l’histoire violée, pendant que je purge ma peine, selon les termes des lois nationales et des règles internationales de l’humanité, comme tout autre condamné ? » Pure illusion. Après avoir exhibé au monde entier le trophée d’une chasse sale, chanté une victoire obtenue par la tromperie sur le sang des victimes et l’honneur de l’histoire mis à l’encan, l’État des rapiéçage ne se dément pas et montre son vrai visage. Il s’adonne à une orgie de surenchères répressives, surfe sur la vague populiste, et sacrifie même la parole des autorités qui l’ont servi même quand il ne le méritait pas.

C’est le sentiment qui m’a accompagné d’Oristano à Guantanamo de Calabre, à la merci de Daesh et d’un traitement digne d’une dictature militaire. Mais je n’ai pas perdu espoir et je suis sûr que le temps, qui est galant homme, finira par rendre justice.