Demain Le Grand Soir
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Il renaît ce mardi 27 octobre 2014 de ses cendres.

" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

L’irruption de la Russie en Ukraine
Article mis en ligne le 6 avril 2022
dernière modification le 5 avril 2022

par siksatnam

Entretien avec un volontaire de la défense territoriale de Kiev

Par Perrine Poupin

Le 24 février 2022, la Russie a envahi l’Ukraine. Depuis plusieurs semaines, la guerre fait rage sur le territoire ukrainien, l’armée russe intensifie son offensive, plusieurs villes sont assiégiées, la situation humanitaire s’aggrave. A Kiev, l’étau se resserre. Afin de protéger leur ville, des milliers de Kiévien·nes se sont porté·es volontaires pour la défense territoriale. Taras Kobzar, l’un de ces volontaires, nous parle de son expérience de cette guerre et du contexte politique en Ukraine. Taras Kobzar est un militant anarcho-syndicaliste, ayant porté de nombreuses initiatives sociales à Donetsk depuis 1989, ville qu’il a dû fuir en 2014 à cause de l’occupation du Donbass par les séparatistes. Il vit depuis à Kiev et se bat actuellement dans la défense territoriale (unités de civil·es formé·es à protéger la zone où iels résident sous les ordres de l’armée nationale).

Perrine Poupin (P.P.) : Comment as-tu vécu le début de la guerre, le 24 février 2022 ?

Taras Kobzar (T.K.) : Même si jusqu’aux derniers jours on parlait abondamment de la possibilité d’une guerre, je n’avais jamais voulu y croire. La plupart des Ukrainiens ordinaires ont été pris par surprise par l’attaque des troupes russes. Comme d’autres personnes, j’ai été réveillé tôt le matin par des bruits d’explosion qui ont retenti dans le ciel. Vers 5 heures, des avions russes (j’ai appris ensuite qu’il s’agissait de drones) ont attaqué l’aéroport de Boryspil (le plus grand aéroport civil d’Ukraine), situé aux marges de la ville de Kiev. Je suis sorti sur le balcon et j’ai entendu des échanges de tirs entre la défense aérienne de l’armée ukrainienne et l’aviation russe. Au début, je voulais croire qu’il ne s’agissait que d’une provocation militaire pour faire pression sur l’Ukraine. Et que cela se terminerait ainsi. Personne ne voulait croire à une guerre totale et prolongée. Malgré les avertissements des services de renseignement occidentaux, notamment états-uniens et britanniques, et de nombreux autres signes, personne ne voulait y croire. On ne croyait pas que Poutine se lancerait dans une telle aventure. La guerre a été un grand choc pour les Ukrainiens. J’éprouve un sentiment d’irréalité. J’ai vécu une expérience similaire à Donetsk en 2014.

P.P. : Pourquoi, à ton avis, la Russie attaque-t-elle l’Ukraine maintenant ?

T.K. : Cette guerre marque le retour des ambitions impériales du Kremlin et de Poutine, qui considère que sa mission historique est de rétablir les frontières de l’Empire russe ou de l’Union soviétique. Son aspiration est de faire à nouveau de la Russie un empire influent dans le monde, comme à l’époque soviétique, en « récupérant » les « terres russes » qui sont devenues des États indépendants il y a plus de trente ans, lorsque l’Union soviétique s’est effondrée. Poutine a été très encouragé par la réaction positive de la société russe à l’annexion de la Crimée. Je pense également qu’il a considéré l’absence d’une réaction forte de l’Occident à ses activités criminelles comme une preuve de faiblesse et comme le signe que l’Occident ne constituerait pas un obstacle à ses plans.

Une autre raison de cette guerre est que Poutine a décidé, en vue de la prochaine élection présidentielle russe en 2024 (dont l’issue est déjà décidée d’avance), d’offrir à la majorité chauvine du pays une autre victoire spectaculaire, qui prouve la grandeur de la Russie, personnifiée par un grand président. C’est une façon de s’assurer que sa cote de popularité monte en flèche auprès de cet électorat. Poutine veut entrer dans l’histoire comme le grand-père de la nation, un peu comme Staline. L’Ukraine fait obstacle à ses projets, par son attitude indépendante, pro-occidentale et anti-russe.

P.P. : Beaucoup d’analystes font un parallèle avec la guerre en Syrie. Qu’en penses-tu ?

T.K. : De nombreuses villes ukrainienes ne se distinguent déjà guère d’Alep : elles sont en totalité ou en partie en ruines. Les soldats russes tirent sans scrupules sur les civils et les quartiers résidentiels. Nous ne pardonnerons jamais et n’oublierons jamais cela. La machine militaire réputée de la Russie fait face en Ukraine à un peuple qui se battra jusqu’au bout. L’expérience acquise par les Russes dans les guerres qu’ils ont menés ces dernières années, que ce soit en Syrie ou ailleurs, ne leur suffira pas pour nous vaincre. La machine militaire russe, malgré sa terrible réputation, se révèle être un colosse aux pieds d’argile, tout comme l’empire russe dans son ensemble. Cette guerre va détruire le régime de Poutine. L’armée et la société ukrainiennes ont beaucoup changé depuis 2014. Tout comme on disait de l’Irlande qu’elle était un oiseau qui dévorerait le foie de l’empire britannique, l’Ukraine est aujourd’hui un pays petit, mais redoutable, qui provoquera le chute du dernier empire fasciste de ce monde.

P.P. : Comment le paysage politique a-t-il évolué en Ukraine depuis la révolution de Maïdan[1] ? Quelles sont les différentes forces politiques en présence ? Qu’en est-il du poids des mouvements d’extrême droite ?

T.K. : Au départ, j’étais sceptique à l’égard du mouvement de Maïdan. Au cours des premières semaines, j’avais l’impression qu’il ne s’agissait que d’une mascarade politique destinée à préparer les élections en Ukraine. Mais avec le temps, ce soulèvement est clairement apparu comme une authentique révolution nationale, comme une profonde refondation de la communauté politique et sociale ukrainienne à partir d’une réelle auto-organisation de la société civile.

Les oppositions entre droite et gauche s’effacent désormais devant la nécessité impérieuse d’affronter un problème commun : défendre la vie des gens, l’intégrité territoriale du pays et l’avenir de notre jeune démocratie. Aujourd’hui, des valeurs telles que la liberté politique, l’auto-organisation par la base, les réformes sociales, la possibilité pour le peuple de s’armer, l’alternance du pouvoir appuyée sur un processus électoral, le respect des droits fondamentaux, la conscience de soi du peuple sont au cœur de la lutte menée par l’ensemble des Ukrainiens. Ces principes distinguent radicalement la société ukrainienne unie par un destin historique commun de l’agresseur autoritaire, chauvin et raciste contre lequel nous nous battons.

Trois tendances aux traditions historiques propres, issues de la révolution et de la guerre civile d’il y a un siècle (1917-1922), se retrouvent aujourd’hui organiquement liées en Ukraine : la Makhnovschina, la Petlyurovschina et la Hetmanschina. La Makhnovchtchina puise ses racines dans la tradition anarchiste du peuple ukrainien, qui s’incarne aujourd’hui dans l’auto-organisation dont ce peuple fait preuve, notamment à travers le mouvement des volontaires et la défense territoriale ; la Petlyurovchtchina, c’est l’armée et les associations nationales républicaines ; la Hetmanschtchina, c’est le pouvoir d’État et le monde des affaires. Toutes ces tendances se retrouvent maintenant unies par un même désir de défendre le pays, par un même souci de voir ce pays se développer de façon libre et indépendante. Ce n’est qu’après la guerre que l’on pourra voir ce qu’il se passera vraiment, mais aujourd’hui, on vit une situation unique : tout le monde se tutoie. Cela me rappelle l’Espagne républicaine de 1936. Le président Zelensky rappelle d’ailleurs le président Manuel Azaña. Donc actuellement, on ne peut en aucune façon parler d’une concurrence ou d’une opposition entre ces différents courants politiques.

Je sers dans une unité créée par des nationalistes, qui est approvisionnée par les autorités municipales et par des volontaires, et qui est financée par des entreprises privées. Nous donnons des cours sur l’anarchisme aux combattants et nous organisons des comités de soldats qui veillent au bien-être des combattants et au respect de leurs droits sans que cela ne pose aucun problème. On peut trouver arme à la main dans une même tranchée un anarchiste, un nationaliste, un euro-optimiste, un simple paysan, un ouvrier ou un informaticien sans opinion politique précise. Tous sont unis par un même désir de protéger leur peuple, et l’indépendance et la liberté de l’Ukraine. Nous sommes tous frères et sœurs, nous sommes le peuple ! C’est le slogan universellement partagé et la seule idéologie qui règne aujourd’hui. La Révolution française de 1789 a créé une nation française, la révolution ukrainienne de 2013-14 et surtout la guerre de 2022 sont en train de créer une nouvelle nation, la nation ukrainienne. Le peuple s’est réveillé. Les 600 années de lutte et de souffrance du peuple ukrainien touchent à leur fin.

P.P. : Quelles sont les personnes qui s’engagent ? Pourquoi et dans quel but ? Que peut-on dire du nationalisme en Ukraine, sujet qui passionne certain·es commentateur·trices ici en France ?

T.K. : Il est difficile de dire maintenant ce qui se passera après cette guerre. Quelle que soit son issue, l’Ukraine a déjà gagné. Elle a gagné moralement, spirituellement, politiquement et socialement. Peut-être que des années de maturation, des années de batailles sociales nouvelles et de lutte de classe au sein de la société nous attendent. Des luttes pour la transformation sociale, une série de nouvelles révolutions. Mais tout cela, c’est la guerre d’aujourd’hui qui le rendra possible, cette guerre qui est à la fois une guerre de libération et une guerre sociale. Une guerre entre un empire et une république, entre la loi et le mépris de la loi, entre la vie et la mort, entre la liberté et l’esclavage.

Dans ce contexte, le nationalisme ukrainien s’apparente au nationalisme des Irlandais dans leur lutte contre l’empire britannique. C’est un nationalisme libérateur et créatif. C’est une lutte de libération nationale menée par le peuple. L’influence des groupes radicaux n’est pas aussi importante qu’il n’y paraît de l’extérieur. Cette guerre fait peser sur le peuple ukrainien une menace de génocide. Face au danger que représente cet anéantissement, l’unité s’impose comme nécessaire, même si elle s’estompera avec le temps. Mais c’est l’essence du mouvement qui compte, l’élan de libération qui parcourt l’Ukraine face au racisme social russe qui nous refuse par principe le droit d’exister. Les mots, les bannières et les marqueurs d’identification historiques ne relèvent plus que de l’esthétique ou du symbole. Ils ont depuis longtemps cessé d’avoir les significations que l’on essaie de leur attribuer. Le drapeau rouge et les mots « antifascisme » ont un sens complètement différent aujourd’hui de celui qu’ils avaient il y a un siècle. Alors même que les autorités russes réduisent les villes ukrainiennes en ruines (on peut parler de Guernica du XXIe siècle), elles se préparent à organiser un « congrès international antifasciste ». Est-ce de l’ironie ? Une moquerie ? Ou la réalisation de la brillante prophétie de George Orwell ? Poutine est le Hitler d’aujourd’hui. Il n’y a rien d’autre à dire.

P.P. : Qui est le président Zelenski ? Comment a-t-il accédé au pouvoir ?

T.K. : Zelensky était un comédien et un homme de spectacle très populaire en Ukraine. Son élection à la présidence reflètait le désir du peuple de voir émerger des personnes qui ne soient pas associées à l’ancien establishment politique d’avant-guerre, le désir d’un renouvellement de la classe politique. Le slogan de campagne de Zelensky était « la paix ». De nombreux Ukrainiens avaient placé leurs espoirs en lui car ils étaient fatigués par la guerre qui durait depuis 2014. Zelensky avait promis de trouver une issue à la situation actuelle dans le Donbass et de régler le conflit militaire. En outre, l’équipe de Zelensky s’était engagée à mener des réformes économiques et politiques qui bénéficieraient aux gens ordinaires. Mais ces attentes ont été déçues et le gouvernement de Zelensky, tout comme Zelensky lui-même, ont été sévèrement critiqués par différentes segments de la société. Il est de tradition en Ukraine de constamment et publiquement critiquer toute autorité, plutôt que de la sacraliser.

Au départ, le parti de Zelensky était donc perçu comme le parti de la paix. Mais les accords de Minsk imposés par la Russie se sont révélés impossibles à appliquer, car cela aurait signifié un éternel chantage à la guerre de la part du Kremlin et une dépendance totale de l’Ukraine à la volonté de Poutine. Ces accords prévoyaient en effet la reconnaissance forcée de « républiques » séparatistes au sein de l’Ukraine, lesquelles auraient été entièrement dépendantes des décisions du Kremlin. L’invasion de l’Ukraine en février 2022 a mis un terme à cette situation ambigüe et a montré que la paix n’était pas une option envisageable pour les Ukrainiens. La Russie ne souhaite en rien collaborer avec un pays partenaire indépendant, elle veut un vassal, un protectorat, un territoire entièrement dépendant. L’invasion a révélé une fois pour toutes au grand jour les véritables intentions de Poutine envers l’Ukraine, des intentions qui datent de bien avant 2014. Alors que le président Zelensky avait jusque-là été un homme politique à l’autorité contestée, otage des circonstances, depuis l’invasion il s’est transformé en un dirigeant fort qui bénéficie du soutien de la quasi-totalité des citoyens.

P.P. : Quelle est la situation au Donbass ? Comment analysez-vous celle-ci, vous qui êtes originaire de la région ?

T.K. : Tout ce qui se passe dans le Donbass depuis 2014 est une opération bien planifiée par le Kremlin. Le développement de sentiments séparatistes au sein de la population de ces régions qui a précédé la création des soi-disant « républiques » a été orchestré de toutes pièces par les services spéciaux russes. Je me souviens de la façon dont tout a commencé : j’ai assisté des mes propres yeux à la mise en scène théâtrale du « référendum populaire » sur l’indépendance du Donbass et j’ai été témoin du nombre réel de personnes y ont participé. Les sentiments pro-russes dans le Donbass en 2014 étaient très limités. La situation a beaucoup évoluée au fil du temps. Selon la propagande russe, le nombre des partisans de la Russie s’est fortement accru, mais cela s’est fait progressivement, par étapes. Au printemps 2014, dans les grandes villes comme Donetsk, les pro-russes étaient en fait des citoyens russes convoyés là en autobus (notamment depuis la région de Rostov, en Russie) pour soutenir les actions pro-russes en se faisant passer pour des locaux. Au même moment se tenaient des rassemblements pro-ukrainiens à Donetsk qui ont réuni un très grand nombre de véritables habitants, comme le montrent de nombreuses photos et vidéos, et comme j’ai pu en être témoin. Des combats de rue entre manifestants pro-ukrainiens et pro-russes ont éclaté au printemps 2014 qui ont provoqués des blessés du côté ukrainien. Les partisans de la Russie étaient activement approvisionnés en armes par des bases spécialement établies à Rostov. Donetsk a été inondée d’agents des services de sécurité russes aux ordres du Kremlin, supervisés en particulier par Sergey Glazyev, un responsable politique de premier plan. C’est alors que les assassinats de militants civils ukrainiens et que la persécution des Ukrainiens ont commencé.

La situation a ensuite radicalement changé lorsque des groupes militants russes se sont mis à arriver à Donetsk et ont fait pression pour créer une milice séparatiste dirigée par le FSB. En été, la situation a dégénéré en hostilités directes avec des unités de l’armée ukrainienne et avec l’emploi de l’artillerie et de l’aviation. Les services de sécurité pro-russes ont effectués des tirs de mortier dans des zones résidentielles en accusant l’armée ukrainienne d’en être responsables. Ces provocations ont permis de susciter le climat souhaité par les occupants.

La troisième étape de la création d’un sentiment pro-russe a consisté en la création de la « République populaire de Donetsk », dont le territoire a été isolé du reste de l’Ukraine. Dans ce régime d’isolement, avec l’aide des médias pro-russes, l’opinion publique a été livrée à la propagande du Kremlin. Dans les institutions, les universités et les établissements scolaires s’est mise à régner une atmosphère de « 1937 » (lorsque les purges staliniennes ont provoqué l’exécution et la déportation vers des camps de travail soviétiques de plusieurs millions d’Ukrainiens).

Actuellement, d’après les informations que j’ai, une partie importante de la population des enclaves séparatistes est favorable à l’Ukraine et n’accepte pas l’état de choses dans les « républiques ». En 2014, Donetsk était une région riche et développée, où le niveau de vie était bien plus élevé que dans de nombreuses autres régions en Ukraine, comme celles autour des villes de Zaporizhzhia ou de Dnipro. Le parti communiste (CPU) avait peu d’influence dans la région de Donetsk. Par exemple, ses partisans n’étaient pas beaucoup plus nombreux que les anarchistes lors des manifestations du 1er mai. Il est donc étrange de parler d’une quelconque nostalgie de l’Union soviétique. Tous ces sentiments ont été artificiellement fabriqués dans le cadre du projet du « Printemps russe ».

P.P. : Comment l’armée ukrainienne a-t-elle évoluée depuis 2014, époque où elle était quasiment inexistante ?

T.K. : En 2014, lorsque la Russie a annexé la Crimée et déclenché la guerre dans le Donbass, l’armée ukrainienne était en effet très faible et insuffisamment mobilisée. Au cours des trente années d’indépendance de l’Ukraine (1991-2014), le gouvernement ukrainien a échoué à réformer l’armée, à la réarmer, à créer une conscience civique élevée chez les militaires et à leur assurer une formation effective à la guerre moderne. Survivance de l’ancienne armée « soviétique », l’armée ukrainienne était davantage une décoration qu’une véritable force armée. Il en va de même pour la marine ukrainienne. En outre, la Russie n’a jamais été considérée comme une menace militaire et il n’y avait aucun plan pour un éventuel conflit militaire. La direction militaire de l’armée ukrainienne était composée pour l’essentiel de personnes à l’esprit plus bureaucratique que militaire, pro-russes et issues d’une « tradition militaire soviétique » qu’ils partageaient avec leurs « collègues » russes. Par conséquent, il y avait très peu d’unités de l’armée ukrainienne en capacité de résister à l’invasion russe en 2014. Peu d’Ukrainiens étaient psychologiquement préparés à tirer sur les Russes. De ce fait, au cours des premières années de la guerre, l’effort de défense a été pour l’essentiel pris en charge par des formations de volontaires ukrainiens, des citoyens à l’esprit patriotique et des unités de partisans, mal équipés et inexpérimentés au combat. Les huit années de guerre (2014-2022) ont vu cette situation changer radicalement. Une armée efficace et bien équipée s’est mise en place, très motivée et dotée d’une vraie expérience du combat. Une force de défense territoriale capable d’être déployée en cas de guerre générale a été créée, avec des centres de formation communautaires tenus par des volontaires où les civils pouvaient recevoir une formation militaire de base. Tout cela a permis d’opposer une résistance efficace aux troupes russes lors de l’invasion en février 2022. L’armée, le peuple en armes et les volontaires civils fonctionnent à présent de façon coordonnée dans tout le pays, ce qui a permis de contrer la tentative de guerre éclair du Kremlin, qui espérait traverser la frontière et s’emparer rapidement des centres les plus importants de l’Ukraine. En outre, la population ukrainienne est bien plus organisée et unie qu’en 2014. L’armée russe n’a été accueilie favorablement par personne, et il n’y a eu aucune tentative par la population civile de former de nouvelles enclaves pro-russes.

P.P. : Cette guerre suscite beaucoup de discussions et de tensions dans le monde militant Occidental. Comment vous positionnez-vous par rapport au débat OTAN vs Russie ?

T.K. : Chez les partisans d’une Ukraine démocratique et républicaine, le désir d’intégrer l’Europe et l’adhésion aux valeurs de la démocratie occidentale ne font aucun doute. S’il faut choisir entre le régime totalitaire de l’empire de Poutine et la démocratie occidentale (tout en restant lucide sur ses défauts), le choix en Ukraine est clairement et irrévocablement en faveur de l’Occident. Face à la perspective d’être écrasé par les ambitions impériales du Kremlin (la Russie ne reconnaît même pas l’existence des Ukrainiens en tant que peuple indépendant), l’idée de devenir un allié de l’OTAN, de l’UE et des États-Unis ne semble pas être une chose bien terrible. Le problème de l’expansion de l’OTAN vers l’Est (même s’il s’agit d’une réalité plutôt que d’un épouvantail ou d’une chimère comme à l’époque de la guerre froide) n’est pas un problème pour l’Ukraine, mais pour la Russie. On peut pas accepter que la Russie résolve ses problèmes géopolitiques par le génocide du peuple ukrainien. Ces questions auraient pu être résolues par la tenue de négociations internationales. Mais maintenant, Poutine a perdu cette opportunité et il n’y a pas d’autre stratégie que la destruction du régime agresseur russe. Il est évident pour tout le monde que la machine militariste russe ne s’arrêtera pas en Ukraine. Après l’Ukraine, la guerre s’étendra aux États baltes et plus loin encore en Europe de l’Est, via la Pologne. Le Kremlin parle d’un espace d’influence allant de l’océan Pacifique à l’océan Atlantique, donc il ne faut pas se faire d’illusions sur ce qui va se passer ensuite. C’est une répétition de l’histoire avec Hitler et le grand Reich. Le désir de l’Ukraine de s’allier aux démocraties occidentales est donc justifié, il relève de l’évidence. La guerre en Ukraine est une question de survie non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour l’Europe. Si la Russie actuelle se croit autorisée à réagir ainsi pour éviter d’avoir l’OTAN à ses frontières (en admettant un instant que cette rhétorique soit recevable), alors que cette Russie aille au diable !

Une question distincte pour les gauchistes et les anarchistes est de savoir quelle stratégie adopter qui soit en accord avec leurs principes idéologiques. Pour moi, la solution est simple. Tant qu’Hitler existe (personnellement ou collectivement), la gauche doit s’opposer à lui et le combattre, et les ennemis d’Hitler sont nos alliés. Après la défaite d’Hitler s’ouvrira une époque nouvelle où les stratégies de classe locales et internationales auront toute leur place. C’était le cas pendant la Seconde Guerre mondiale, il devrait en être de même aujourd’hui.

D’après moi, la vie publique en Ukraine depuis la révolution de Maïdan est traversée de toutes parts par des tendances que je considère comme plutôt libertaires. Les noms, les couleurs et les formes diffèrent de ceux des forces anarchistes traditionnelles, mais dans leur essence, ces dynamiques s’inscrivent dans les principes de l’anarchisme : électivité et alternance du pouvoir, démocratie directe, auto-organisation et développement de liens horizontaux, armement universel du peuple, spontanéité et sens de l’initiative, capacité des groupes civiques de base à contrôler le gouvernement, information libre et transparente au sein de la société civile et entre les citoyens et le gouvernement. Certes, beaucoup de choses existent à l’état embryonnaire et coexistent avec les institutions bourgeoises et la corruption, mais tout est en évolution et il est en notre pouvoir de poursuivre ce que nous avons commencé depuis Maïdan. Dans la Russie de Poutine, il n’y a rien de tout cela : il s’agit d’un État policier où règne le culte des dictateurs sanguinaires et où le militarisme, le chauvinisme et le racisme sont élevés au rang de religion d’État qui imprègne toutes les couches de la société. De ce point de vue, il n’y a aucune comparaison possible avec la présence ou l’influence de groupes radicaux d’ultra-droite en Ukraine : ces groupes restent très minoritaires dans le pays. Bien sûr, je préférerais que notre guerre se place sous la bannière de Nestor Makhno (fondateur de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, qui, après la révolution d’Octobre et jusqu’en 1921, combat à la fois l’armée tsaristes contre-révolutionnaire et l’armée rouge bolchévique) et non de Stepan Bandera (homme politique et idéologue nationaliste ukrainien qui a collaboré avec l’Allemagne nazie), encore que la figure de Makhno soit assez populaire ici ! Je souhaiterais bien sûr combattre au nom de l’anarchie plutôt que de la Nation, mais il ne s’agit que de symboles et de mots qui ne changent rien à la nature réelle du mouvement qui traverse l’Ukraine. En tout cas, actuellement, à choisir entre : « Vive le Roi » et « Vive la Nation », je choisis sans hésiter la Nation !