Demain Le Grand Soir
NI DIEU, NI MAITRE, NI CHARLIE !

Le Site de Demain le Grand Soir est issu de l’émission hebdomadaire sur "Radio Béton", qui fut par le passé d’informations et de débats libertaires. L’émission s’étant désormais autonomisée (inféodé à un attelage populiste UCL37 (tendance beaufs-misogynes-virilistes-alcooliques)/gilets jaunes/sociaux-démocrates ) et, malgré la demande des anciens adhérent-es de l’association, a conservé et usurpé le nom DLGS. Heureusement, le site continue son chemin libertaire...

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Il renaît ce mardi 27 octobre 2014 de ses cendres.

" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Sur les traces de la révolutionnaire Lucy Parsons
Article mis en ligne le 1er novembre 2024

par siksatnam

« Apprenez l’usage des explosifs ! » C’est un long chemin qui a mené à cette conclusion la femme qui publie ces mots en 1884 dans le journal Alarm. Née au Texas de parents esclaves, Lucy Parsons gagne Chicago, où elle passera sa vie, avec son camarade et mari Albert Parsons. La ville est en pleine mutation. Des usines s’y installent en nombre et, avec elles, toute une population en quête de travail. Contre l’arbitraire d’une classe patronale sans pitié, les militants syndicaux organisent l’autodéfense ouvrière, y compris par les armes, et se battent pour les droits des travailleurs. Lucy Parsons n’est pas en reste : couturière, elle contribue, comme ses contemporaines Emma Goldman et Voltairine de Cleyre, à organiser ses sœurs d’infortune, tout en écrivant des textes enflammés appelant au soulèvement de la classe ouvrière. Le sociologue Francis Dupuis-Déri a brossé son portrait en introduction à une anthologie de ses écrits qui paraît ces jours-ci aux éditions Lux — nous le publions.

Le 26 juin 1888, le journal Le Sud de la petite ville de Sorel, au Québec, rapportait ceci :

Lucy Parsons, la veuve de l’un des anarchistes exécutés au mois de novembre dernier, s’est livrée, dans les rues de Chicago, à une manifestation qui a causé d’autant plus d’émoi que la ville fourmille actuellement de politiciens et d’étrangers accourus de tous les points des États-Unis pour assister à la grande convention du Parti républicain. La veuve de l’anarchiste s’est fait conduire en plein jour à travers les rues les plus fréquentées de la ville dans une voiture découverte [carriole], derrière laquelle était accroché un portrait au crayon grandeur nature de son mari. En même temps, la manifestante jetait aux passants des circulaires annonçant l’ouvrage laissé par son mari, L’anarchie, et les invitant à l’acheter et à le lire. Une foule énorme n’a pas tardé à s’attrouper derrière la voiture et à la suivre. Mais finalement, la police est intervenue et a amené voiture, cocher et manifestante au poste1.

Une dizaine d’années plus tard, le Chicago Daily Tribune publiait ce court texte au sujet d’un discours prononcé par Lucy Parsons :

« Vous, meurtriers hideux ! Je vous hurle au visage ! » Lucy Parsons a été interrompue à ce moment de son discours, hier soir au Turner Hall de la 20e Rue, par le capitaine Wheeler, du poste de police de la rue Maxwell, qui est sorti des coulisses pour la traîner hors de la scène alors qu’elle se débattait. Elle est parvenue à s’échapper, a disparu, puis est réapparue sur la scène et a crié : « Vous, meurtriers ! » Le capitaine Wheeler l’a saisie à nouveau par les épaules pour la pousser hors de la scène. Ce fut le point culminant de cette assemblée palpitante, la 9e commémoration annuelle de la pendaison de August Spies, A.R. Parsons, Adolph Fischer et George Engel2.

Voilà le type de femme qu’était Lucy Parsons3. Elle serait née sous le prénom de Lucia en 1853 à Waco, au Texas. Elle est morte en 1942, à près de 90 ans, dans l’incendie accidentel de sa maison à Chicago, auquel elle n’a pu échapper en raison de sa cécité quasi complète. Son compagnon d’alors, George Markstall, a bel et bien essayé de l’en extirper, en vain. Lui-même assez âgé, il a succombé à ses brûlures le lendemain à l’hôpital.

« Je suis anarchiste des pieds à la tête. »

Aujourd’hui encore, de vifs débats persistent quant aux origines de Lucy Parsons, qui a elle-même entretenu un certain mystère à ce sujet, offrant différentes versions en diverses occasions, en particulier aux journalistes. Il semble toutefois presque certain qu’elle soit née de parents esclaves d’origine africaine, même si elle l’a souvent nié. Elle se présentait parfois comme fille d’un couple mexicain, ou autochtone et même aztèque, ou encore d’un couple mixte mexicain et autochtone, comme l’a d’ailleurs rapporté le quotidien montréalais La Presse : « Bien qu’elle ressemble absolument à une négresse, la femme anarchiste se prétend fille d’un Mexicain et d’une Indienne. » "Je suis anarchiste des pieds à la tête" a-t-elle déclaré, expliquant être à New York "pour répandre les lumières de l’anarchisme"4. » Entretenant l’ambiguïté, Lucy a ainsi utilisé plusieurs noms de famille lorsqu’elle signait des formulaires administratifs : Carter, Hull et Diaz.

Il faut dire qu’à cette époque, le statut d’ancienne esclave suscitait bien souvent méfiance et mépris, particulièrement chez ses nombreux détracteurs, qui n’hésitaient pas à utiliser ses origines afro-américaines pour l’insulter. À Chicago, la communauté afro-américaine représentait à peine 1 % de la population au moment où Lucy et son mari y ont aménagé, dans les années 1870, moins de 2 % après 1890 et seulement 4 % en 1920. En fait, au milieu des années 1880, à peine 25 % de la population de la ville était née aux États-Unis, alors que plus de 40 % était originaire d’Allemagne ou de Scandinavie et près de 20 % d’Irlande. Ajoutons à cela que les patrons de Chicago faisaient régulièrement venir des Noirs des États du Sud pour briser les grèves et que des suprémacistes blancs ont fait exploser une soixantaine de bombes pour détruire des maisons de familles noires entre 1917 et 1921, et ce, afin de les dissuader de s’installer dans les quartiers blancs. Le contexte était donc particulièrement hostile aux personnes noires.

On sait à tout le moins que, vers l’âge de 17 ans, Lucy Parsons a vécu au Texas avec Oliver Gathings, un ancien esclave, et qu’ils formaient un couple lorsque Lucy a rencontré Albert Parsons, qu’elle finira par épouser. Les mariages entre un homme blanc et une femme noire étaient alors illégaux au Texas, et Albert participait à la campagne pour inscrire les Afro-Américains sur les listes électorales, ce qui lui a valu des menaces de mort de la part des suprémacistes blancs. Le couple va ainsi rapidement migrer vers le nord, pour s’installer à Chicago en 1872 ou 1873. Le capitalisme y est en plein essor, et la classe ouvrière vit dans des conditions misérables, voire insalubres. Elle s’entasse dans les taudis des quartiers ouvriers où l’air ambiant empeste, surtout en période de grande chaleur, en raison des égouts à ciel ouvert dans lesquels se mélangent excréments humains, restes alimentaires et cadavres d’animaux. La classe ouvrière de Chicago est aussi affectée par les innovations technologiques. Par exemple, dans l’industrie des abattoirs, au cœur de l’économie de la ville, l’utilisation de machines et l’arrivée des réfrigérateurs industriels en 1874 entraînent d’importantes mises à pied. Ailleurs, les machines à écrire servent d’excuse pour licencier les sténographes.

Ces conditions économiques difficiles se détériorent davantage avec la crise économique des années 1870, qui réduira des dizaines de milliers de personnes à la mendicité et à l’itinérance. Ce contexte est en revanche propice aux idées révolutionnaires et anticapitalistes qui gagnent les cœurs et les esprits, effrayant d’autant l’élite politique et capitaliste qui fait appel à une police brutale et sans scrupules. Comme à New York et dans d’autres villes des États-Unis, la classe ouvrière était constituée de populations immigrantes, attirées par le « rêve américain ». Il n’était donc pas rare, lors des rassemblements ouvriers, d’entendre des discours en allemand, en polonais, en suédois, en yiddish et même en français (du Québec ou de France). On pouvait ainsi parfois y entendre La Marseillaise et certaines des lettres ouvertes de Lucy Parsons dans la presse se concluent par un « Salut ! » bien français.

« Le mouvement anarchiste de Chicago de l’époque comptait environ 20 % de femmes dans ses organisations, et plusieurs étaient des oratrices reconnues. »

Alors que les Parsons se joignent aux structures locales des Chevaliers du travail5 et du Workingmen’s Party6, le mouvement ouvrier entame en 1877 l’une des plus importantes grèves de masse de l’histoire du pays, d’abord dans l’industrie du textile, puis dans les chemins de fer. Même si Albert est un membre respecté de la section 16 du syndicat des typographes de Chicago, il est pourtant renvoyé du Chicago Sun par la direction du journal qui n’apprécie guère ses activités politiques. Lucy Parsons travaille alors comme couturière à domicile pour assurer la subsistance du couple. Albert était une personnalité bien connue des réseaux socialistes — et des autorités — de Chicago, puisqu’il s’était porté candidat sous la bannière socialiste dans plusieurs élections, comme greffier de comté, échevin, et deux fois comme représentant à l’Assemblée de l’État. Au début des années 1880, il renonce toutefois définitivement à la politique officielle, et le couple s’affiche dès lors comme « anarchiste ». Albert lance son journal The Alarm en 1884, le premier journal anarchiste anglophone de la ville parmi les six qui existent déjà dans d’autres langues.

Lucy Parsons ne restera pas longtemps dans l’ombre de son conjoint. En 1878, elle s’associe à d’autres femmes pour fonder la Working Women’s Union, qui regroupe des domestiques, des commis de grands magasins et des couturières et qui se réunit chaque dimanche pour discuter des conditions économiques des travailleuses. Elle y rencontre Lizzie Mary Hunt Swank, dont la mère vivait dans une commune où l’on pratiquait l’amour libre — Berlin Heights — et où primait le principe du droit absolu à l’autonomie pour les femmes. Lizzie sera très active dans les mouvements ouvriers et anarchistes de Chicago où, avec Lucy, elles luttent pour l’égalité des femmes. Elles sont demeurées très proches toute leur vie, à la fois comme amies et camarades de combat, Lizzie étant assistante à la rédaction du journal The Alarm, signant elle aussi des textes dans des journaux révolutionnaires et prononçant des discours lors d’événements publics. Lucy Parsons entreprend également de rédiger des articles dans divers journaux comme The Socialist, et surtout The Alarm. Comme Albert, elle y lance des appels à la lutte armée en des termes sans équivoque, par exemple dans un article intitulé « Dynamite » où elle explique que « la voix de la dynamite est celle de la force, la seule que la tyrannie puisse comprendre7 ». Ou encore dans son texte intitulé « Aux vagabonds, aux chômeurs, aux déshérités, aux malheureux », qui se termine par un appel à apprendre « à utiliser des explosifs », texte qui sera régulièrement cité par la presse bourgeoise, la police et les avocats de l’époque comme la preuve du danger que représentent les anarchistes. En une autre occasion, elle s’est moquée de policiers, de détectives et d’un juge de Chicago, qui prétendaient vouloir déjouer un complot d’attentat à la dynamite, en déclarant, frondeuse, à des journalistes de la presse écrite : « J’ai bien l’intention d’agir moi-même si je peux les tuer tous8. »

Cette rhétorique incendiaire répondait à celle du patronat, qui en appelait à tuer les grévistes en leur imposant le « régime des balles », comme l’affirmait le dirigeant de la Pennsylvania Railroad Tom Scott, ou encore, tel que le conseillait cyniquement un éditorialiste du Chicago Times : « On devrait lancer des grenades à main parmi les marins syndiqués qui cherchent à obtenir de meilleurs salaires et moins d’heures de travail. Ce serait leur servir une précieuse leçon, et les autres grévistes seraient ainsi avertis du sort qui les attend9. » En 1878, à Chicago, la Citizens Association — liée au milieu des affaires — avait gracieusement offert aux autorités une mitrailleuse Gatling, 600 carabines et 4 canons, pour faire face à la menace ouvrière. Dans un tel contexte, on ne sera pas surpris que bien plus d’ouvriers et de grévistes aient été tués par les soldats, la police ou les milices patronales que de patrons par des révolutionnaires, et ce, toutes tendances confondues. À titre d’exemple, lors de la grande grève des chemins de fer de 1877, à Chicago, 35 grévistes ont perdu la vie et environ 200 d’entre eux ont été blessés, alors qu’une vingtaine ont été tués à Pittsburgh où les autorités avaient déployé 3 régiments de miliciens, 1 000 soldats fédéraux et une batterie d’artillerie. Lucy Parsons expliquera plus tard que ce sont notamment ces massacres de travailleurs qui ont éveillé son sentiment d’injustice. En 1893, 24 grévistes sont tués par la cavalerie envoyée à Chicago pour réprimer la grève des employés du tramway. En 1937, la police chargera des grévistes de l’industrie de l’acier qui pique-niquaient dans un parc, en tuant dix — la plupart décédés à la suite de tirs dans le dos — et en blessant une centaine. Voilà à quoi ressemblait la lutte des classes, à Chicago !

Albert et Lucy multipliaient les discours enflammés, que ce soit lors de grèves, de rassemblements militants, ou d’événements publics comme les fameux pique-nique ouvriers, qui réunissaient parfois jusqu’à plusieurs milliers de familles, le dimanche, dans les grands parcs de la ville, avec des parades de clubs de tir, des chorales, des fanfares, des pièces de théâtre et des danses10. Si certaines tendances du mouvement s’opposaient à l’entrée des femmes sur le marché du travail, sous prétexte qu’elles faisaient baisser les salaires et que leur place était aux cuisines, le mouvement anarchiste de Chicago de l’époque comptait environ 20 % de femmes dans ses organisations, et plusieurs étaient des oratrices reconnues, y compris des exilées françaises ayant participé à la Commune de Paris de 187111. Or, Lucy Parsons attirait l’attention parce qu’il était rare de voir une femme noire prendre ainsi la parole en public à Chicago mais aussi, et surtout, par la force de ses propos. Fidèle au style racoleur et sensationnaliste, voire raciste, de la presse de l’époque, un journaliste qui avait couvert son voyage à Londres la décrivait ainsi :

« Elle a les lèvres charnues, les cheveux noirs, les yeux noirs brillants et le teint riche, typiques des sang-mêlés. Elle est d’une étrange beauté. Mais c’est quand elle ouvre la bouche que la pleine puissance de sa personnalité vous frappe, car elle est dotée d’une voix parfaite. Profonde, mélodieuse, claire et grave, elle porte sans aucun effort de sa part, excédant de dix fois la capacité pulmonaire. Une voix qui exprime les mille et un sentiments de l’âme12. »

Le massacre de Haymarket et ses suites

« Agitatrice dans le vrai sens du terme, Lucy Parsons visait l’efficacité et la force de frappe. »

La vie de Lucy Parsons sera profondément marquée par les événements de Haymarket Square, à Chicago, où un rassemblement ouvrier exigeant la journée de huit heures s’est terminé brutalement après l’explosion d’une bombe, entraînant des échanges de coups de feu et faisant plusieurs morts dans les rangs de la police. Dans les jours qui suivent, la répression s’abat sur le mouvement ouvrier de Chicago et sept anarchistes sont arrêtés : George Engel, Samuel Fielden, Adolph Fischer, Louis Lingg, Oscar Neebe, Michael Schwab et August Spies. Albert Parsons est quant à lui recherché par la police et il se livrera plus tard, en se présentant directement au tribunal. Au terme d’un procès hautement médiatisé, tous seront jugés responsables du bain de sang, puis condamnés. Quatre seront pendus (Engel, Fischer, Spies et Parsons), trois verront leur peine de mort commuée à la réclusion à perpétuité (Fielden, Neebe et Schwab), alors que Lingg se suicidera en prison. Fielden, Neebe et Schwab seront finalement graciés le 26 juin 1893 par le gouverneur John P. Altgeld, élu grâce à l’appui des ouvriers, qui admettra que les procédures judiciaires avaient été viciées et que les accusés n’avaient eu aucune chance de s’en tirer vivants.

Lucy Parsons consacrera d’ailleurs la majeure partie de sa vie à honorer la mémoire d’Albert, qui restera pour toujours son âme sœur, et des autres martyrs de Haymarket, morts pour la cause ouvrière. Elle profitera de toutes les occasions pour vendre le livre de son défunt époux, Anarchism : Its Philosophy and Scientific Basis (à notre connaissance jamais traduit en français), ainsi que le sien, The Life of Albert R. Parsons, s’assurant ainsi une source non négligeable de revenus. Elle signera aussi de nombreux articles et prononcera plusieurs discours rappelant l’histoire de cette terrible affaire, en particulier le 1er mai et le 11 novembre 1887, date de la pendaison13. Lucy Parsons était d’ailleurs très souvent présentée par la presse en tant que « veuve du célèbre anarchiste Albert Parsons », comme l’illustre l’article cité en début d’introduction, mais aussi comme la « grande prêtresse de l’anarchie » qui n’hésitait pas à « blasphémer » et à affirmer que « le drapeau rouge est la seule bannière menant à la liberté », en cette époque où les anarchistes ne s’identifiaient pas seulement au drapeau noir, qui signifiait alors que « les gens souffrent – que les hommes sont au chômage, que les femmes crèvent de faim, que les enfants sont pieds nus14 ».

Agitatrice dans le vrai sens du terme, elle visait l’efficacité et la force de frappe, n’hésitant pas à republier des versions légèrement remaniées d’un même texte dans différents journaux pour maximiser sa diffusion, comme « The Factory Child » paru dans The Alarm (19 septembre 1885), puis encore dans The Alarm (6 octobre 1888) et plus tardivement dans The Liberator (septembre 1905), traduit ici sous le titre « Enfants ouvriers d’usine ». Contrairement à d’autres anarchistes de son époque, comme Voltairine de Cleyre ou Emma Goldman, Lucy Parsons signait des textes courts, qu’elle rédigeait dans un style simple permettant de s’adresser directement aux déshérités, y compris aux populations immigrantes dont l’anglais n’était pas la langue première. À la différence d’Emma Goldman qui citait souvent les travaux d’auteurs et de penseurs qui inspiraient ses réflexions, par exemple sur la prostitution, Lucy Parsons ne faisait pas référence à ses lectures, même si sa bibliothèque comptait 3 200 livres. Cela dit, certains de ses écrits sont plus lyriques ou poétiques et possèdent des qualités littéraires indéniables, notamment la fable « Je m’appelle Révolution », ou « Les grondements de l’orage qui approche » et « Un conte de Noël ». D’autres laissent transparaître le sens de l’humour parfois acerbe de leur autrice, comme « Les travailleuses » et « Nous sommes tous anarchistes », où elle joue avec les pires stéréotypes dans un processus de catharsis.

Lucy Parsons donnait régulièrement des conférences aux États-Unis, dont à New York, mais aussi à Vancouver au Canada et à Londres au Royaume-Uni, où elle a rencontré Pierre Kropotkine. La presse locale ne manquait pas d’en informer son lectorat et parfois de reproduire des extraits de ses discours. Ces déplacements étaient même rapportés par les journaux de localités fort éloignées du lieu où se déroulaient les événements auxquels Lucy Parsons participait, comme Le Courrier de Saint-Hyacinthe, au Québec, qui publiait le 4 août 1900 une brève à propos d’un congrès anarchiste qui devait avoir lieu à Paris en septembre15 et qui, selon « madame Lucy Parsons », aurait pour objectif « de préparer un plan d’action pour tous les anarchistes du monde à l’effet d’unir davantage tous les partisans de l’anarchie, et de former une organisation universelle ». Il lui arrivait de visiter plus d’une vingtaine de villes dans une même tournée et de prendre la parole plus d’une quarantaine de fois, souvent pendant plus de deux heures.

« Il lui arrivait de visiter plus d’une vingtaine de villes dans une même tournée et de prendre la parole plus d’une quarantaine de fois. »

Tout en gardant vivante la mémoire des martyrs de Haymarket, elle s’intéressait à plusieurs questions, comme l’indiquait The Liberator en annonçant les titres des conférences prévues dans le cadre de l’un de ses nombreux voyages : « La malédiction du travail des enfants », « La mission et les objectifs des Industrial Workers of the World [IWW]16 » et « La définition de l’anarchisme ». Elle abordait aussi des sujets tels que l’importance d’une solide organisation révolutionnaire, l’égalité entre les hommes et les femmes, la régulation des naissances et la libération des prisonniers politiques. Même devant la menace de la police, elle tentait par tous les moyens de prononcer les discours qu’une foule était venue écouter, quitte à le faire à l’extérieur si on lui interdisait l’accès à la salle prévue pour un événement. Il n’était pas rare que des dizaines de policiers soient présents dans les salles où elle prenait la parole et que ces événements donnent lieu à des échauffourées, en particulier quand ces derniers tentaient de la censurer, voire de la conduire au poste de police. Des propriétaires de salles louées pour divers événements cédaient souvent aux pressions des autorités et annulaient la réservation. Lucy Parsons et ses camarades tentaient tant bien que mal de négocier avec eux, mais le tout se terminait parfois en prison.

Anticapitaliste avant tout

Presque toutes les personnes qui se sont penchées sur la vie et les écrits de Lucy Parsons s’étonnent du peu de place que prend le racisme dans son œuvre, surtout si l’on considère son origine, la couleur de sa peau et le contexte marqué par la violence inouïe et bien documentée17 des lynchages aux États-Unis. Parmi les pistes d’explication potentielle et à défaut de savoir ce que la principale intéressée en pensait elle-même, rappelons qu’elle reniait bien souvent son identité afro-américaine et que la population noire de Chicago était alors minuscule. Soulignons également que peu d’anarchistes contemporains de Lucy Parsons discutaient de la question raciale, au-delà de quelques allusions ou d’interventions ponctuelles. Cela dit, elle aborde le sujet dans certains textes, dont « Aux Noirs » dans lequel elle souligne que les conditions de vie des anciens esclaves ont bien peu changé depuis l’abolition de l’esclavage, alors que leurs anciens maîtres sont devenus leurs patrons et qu’on les entasse dans des pénitenciers où se pratique le travail forcé. Elle conclut par un appel aux Afro-Américains à se défendre en recourant à la violence. Dans un autre texte (« À propos des lynchages dans le Sud »), elle constate aussi que jamais depuis des temps très anciens, « l’histoire n’a été le théâtre d’une violence comme celle que subissent aujourd’hui les Noirs du Sud des États-Unis. Il nous est facile de penser à la Russie en versant une larme de sympathie pour les Juifs qui y sont persécutés », mais il suffit pourtant de descendre dans le Sud, poursuit-elle, pour être « témoin de scènes d’horreur » :

Même le sexe que la civilisation et la coutume ont protégé des assauts meurtriers est traité avec une violence aussi terrible que le sont les hommes. Des femmes se font dénuder en présence de brutes au regard lubrique, à la peau blanche et au cœur noir, puis sont fouettées jusqu’à en perdre conscience avant d’être pendues à un arbre. […] « La race blanche nous a donné un John Brown18, le prochain devra émaner de notre race », déclarait avec sincérité un orateur lors d’un rassemblement de citoyens de couleur tenu dans cette ville le 27 mars pour dénoncer le traitement infligé à des habitants du Sud pour la simple raison qu’ils sont des Noirs. Les Blancs du Sud sèment un vent qui leur fera récolter non seulement la tempête, mais aussi le feu de la conflagration […].

Si Lucy Parsons s’attaquait à différentes sources d’injustice, c’est bien le capitalisme qui restait sa cible première. Pour mettre fin à leur exploitation, les travailleurs et travailleuses devaient d’abord et avant tout s’unir dans une lutte commune pour renverser le capitalisme et la classe propriétaire des moyens de production. Sa référence répétée aux « esclaves salariés » (wage slaves) était courante à l’époque, et marquait justement une rivalité entre les branches plus radicales du mouvement syndical (Chevaliers du travail, IWW) et celles plus modérées (American Federation of Labor [AFL]) qui privilégiaient le terme « travail salarié », qui deviendra graduellement dominant et qui cadrait mieux avec leur campagne en faveur du « living wage », c’est-à-dire un salaire qui permettait de vivre décemment, mais qui perpétuait l’exploitation et la domination de la classe ouvrière par le patronat.

À titre d’exemple de cette rivalité, des syndicats modérés ont interdit à Chicago la présence de tout autre drapeau que celui des États-Unis dans un de leurs rassemblements, pour éviter que des membres de l’International Working People’s Association (IWPA)19, bien plus radicale, n’y agitent des drapeaux rouges ou noirs. L’IWPA organisera finalement son propre rassemblement, et The Alarm épinglera avec ironie les syndicats modérés en les présentant comme « des esclaves volontaires qui s’exhibent eux-mêmes devant leurs maîtres satisfaits ». Lucy Parsons qualifiait quant à elle d’« anarchophobie » l’acharnement des sociaux-démocrates à empêcher les anarchistes de vendre leurs journaux dans leurs événements, voire à appeler la police pour les en expulser20.

« Si Lucy Parsons s’attaquait à différentes sources d’injustice, c’est bien le capitalisme qui restait sa cible première. »

La référence à l’esclavage peut tout de même surprendre dans un pays où l’esclavagisme avait été aboli à peine quelques années auparavant. Elle peut sembler encore plus paradoxale chez Lucy Parsons, elle-même née esclave et dont le premier conjoint avait été esclave. Or, cette analogie servait à mettre en lumière les terribles conditions de travail que réservait un capitalisme débridé et arrogant aux travailleurs et travailleuses : absence quasi totale de droits, de protections et de congés, en plus de journées interminables qui représentaient souvent jusqu’à quatorze heures de travail consécutives. Ces conditions déjà révoltantes étaient d’autant plus intolérables pour les petits artisans et paysans qui avaient abandonné leur atelier ou leur terre, sacrifiant du même coup leur indépendance relative, pour se faire embaucher dans une manufacture ou une usine où le système de production était particulièrement aliénant, et se retrouvaient soumis à la tyrannie d’un patron, de ses gestionnaires et de ses sbires. Enfin, et c’est sans doute la raison la plus importante, l’analogie entre le travail salarié et l’institution de l’esclavage soulignait son caractère systémique et la nécessité de son abolition, qui passait inévitablement par la destruction du système capitaliste qu’il nourrissait.

Lucy Parsons participera par ailleurs activement au Liberator, le journal des IWW dont elle était membre fondatrice et dont les positions antiracistes les distinguaient des syndicats modérés qui appuyaient par exemple l’interdiction de la main-d’œuvre chinoise en Californie. Pour reprendre les mots de l’organisateur George Speed : « [U]n homme est aussi bon qu’un autre à mes yeux : je me fous de savoir s’il est noir, bleu, vert ou jaune, pourvu qu’il agisse comme un homme et qu’il reste fidèle à ses intérêts économiques en tant que travailleur21. » Le titre du journal reprenait d’ailleurs celui de William Lloyd Garrison, célèbre militant pour l’abolition de l’esclavage (et, plus tard, pour les droits des femmes). Dans les pages de ce journal, Lucy Parsons s’adressait principalement à la communauté juive d’origine russe installée à Chicago et qui l’invitait régulièrement à prendre la parole dans ses événements, comme le grand bal du Yom Kippour, organisé pour narguer la frange religieuse de la communauté.

L’abandon progressif, vers 1900, de la référence à l’esclavage salarié s’explique en partie par la domination croissante du syndicalisme modéré qui ne proposait pas de transformations fondamentales du système, mais s’inscrivait dans une logique consumériste en se limitant à des revendications matérielles comme des augmentations de salaire. La disparition de l’expression a aussi eu lieu dans un contexte de transformation graduelle de la classe ouvrière en « aristocratie ouvrière », c’est-à-dire l’apparition de métiers spécialisés où les conditions de travail étaient meilleures et les salaires plus élevés22.

Cela dit, l’analogie avec l’esclavage n’était pas le propre du milieu ouvrier. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les discours féministes (même si le terme n’existait pas alors) qualifiaient la situation des femmes mariées d’« esclavage » et les présentaient comme des « esclaves domestiques » soumises à la tyrannie du mari. C’est le cas par exemple de l’autrice anglaise Mary Wollstonecraft, qui était bien au fait des campagnes en faveur de l’abolition de l’esclavage et qui avait même lu et recensé des récits autobiographiques d’anciens esclaves. Ici encore, l’analogie servait à indiquer que les femmes avaient le devoir moral d’exprimer leur juste colère par une révolte contre leurs tyrans, les maris23. L’anarchiste Voltairine de Cleyre parlait, elle aussi, d’« esclavage sexuel » au sujet des femmes mariées qu’elle dépeignait comme des « esclaves » attachées à leur maître dont elles doivent même prendre le nom24, et Lucy Parsons affirmait que l’épouse d’un prolétaire est « l’esclave d’un esclave ».

« Redécouvrir Lucy Parsons relève d’un devoir de mémoire, alors que le panthéon de l’anarchisme se limite encore trop souvent à une poignée d’hommes blancs. »

Si Lucy Parsons défendait farouchement l’égalité entre les hommes et les femmes, elle condamnait toutefois l’amour libre et le libertinage en vogue dans certains cercles anarchistes : « Vais-je dire à mon fils que l’attitude à adopter en matière de vie sexuelle, qui, au sens strict, est seule à pouvoir porter le glorieux nom de liberté amoureuse, repose sur le principe d’une variété simultanée des objets d’amour ? Selon moi, il est impensable qu’une mère puisse enseigner à son fils une si répugnante doctrine. […] Que la variété triomphe ou s’effondre selon ses propres mérites ! » Dans le même texte (« Contre la "variété" des partenaires »), elle craint que l’amour libre n’aboutisse à la naissance d’enfants dont la mère s’occupera seule. Cette question de l’amour libre était d’ailleurs l’objet de tensions entre Lucy Parsons et Emma Goldman25, qui lui reprochait son hypocrisie. La position plutôt puritaine de Lucy Parsons contrastait en effet avec son mode de vie, elle qui a connu plusieurs compagnons après la mort d’Albert, sans jamais se remarier. Elle considérait que le libertinage et l’amour libre donnaient une mauvaise image de l’anarchisme, alors qu’environ 80 % des anarchistes de Chicago étaient mariés26, et qu’il valait mieux insister sur la lutte des classes et le syndicalisme révolutionnaire. Ainsi donc, le capitalisme est toujours resté sa cible première, même si elle s’attaquait aussi au sexisme, au cirque électoral et à la fétichisation du bulletin de vote, ou encore à la criminalisation des pauvres. Sur ce dernier sujet, elle insistait, à l’instar de Voltairine de Cleyre, Emma Goldman et Pierre Kropotkine, sur l’influence déterminante des injustices socioéconomiques pour expliquer les « crimes » des misérables.

La fin de sa vie a été marquée par sa participation à des événements de l’International Labor Defense (ILD), une organisation communiste, ce qui a laissé croire à plusieurs qu’elle avait renié l’anarchisme pour rejoindre les rangs du communisme de type stalinien. Elle l’admet d’ailleurs sans gêne en public, lors de son discours du 1er mai 1930, où elle déclare entretenir « maintenant des liens avec les communistes », tout en lançant du même souffle : « Je suis une anarchiste : je n’ai pas d’excuses à présenter à qui que ce soit, homme, femme ou enfant, parce que je suis une anarchiste, parce que l’anarchisme porte en lui le germe même de la liberté. » Ses biographes considèrent qu’elle n’a sans doute pas rejoint formellement le mouvement communiste, et les communistes qui ont écrit sur cette époque ne la nomment pas comme une des leurs. Dans tous les cas, Lucy Parsons n’était certainement pas aussi critique des bolcheviks et du stalinisme qu’Emma Goldman, qui avait vu de ses propres yeux la trahison de la révolution dans son pays d’origine, la Russie. De plus, durant les années 1930, le mouvement anarchiste de Chicago n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été une quarantaine d’années auparavant, notamment en raison de la relative amélioration des conditions socioéconomiques de la classe ouvrière, de la domination des syndicats modérés et de l’influence des communistes affiliés à Moscou, qui disposaient d’importantes ressources matérielles et surtout symboliques depuis la victoire des bolcheviks et la fondation de l’URSS. À la fin de sa vie, face à la déliquescence du mouvement anarchiste, Lucy Parsons exprima même un profond découragement dans une lettre du 27 février 1934 adressée à son camarade Carl Nold. Enfin, rappelons qu’à cette époque les communistes étaient la cible d’une terrible répression partout en Amérique du Nord et que plusieurs croupissaient en prison. Lucy Parsons se portait à la défense de la liberté d’expression de tout révolutionnaire, et ce, quelle que soit son allégeance.

Relire Lucy Parsons aujourd’hui permet de rappeler à notre mémoire l’histoire difficile et douloureuse du mouvement anarchiste de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. On comprend aussi à quel point le capitalisme s’est développé dans la violence aux États-Unis, avec une force policière, des tribunaux et des politiciens corrompus au service d’une bourgeoisie arrogante et cruelle. Replonger dans ses textes permet aussi de constater que, malgré cette violente répression, il était alors possible d’appeler publiquement à prendre les armes pour se défendre et pour abattre le système : aujourd’hui, non seulement le mouvement anarchiste en Amérique du Nord et en Europe est-il littéralement désarmé, mais pareils appels seraient durement réprimés par les lois interdisant l’« apologie » du terrorisme, y compris en France où les élites prétendent pourtant que la liberté d’expression est une valeur sacrée de la République. Redécouvrir Lucy Parsons relève aussi d’un devoir de mémoire, alors que le panthéon de l’anarchisme se limite encore trop souvent à une poignée d’hommes blancs : Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Malatesta. Aux côtés d’Emma Goldman et de Voltairine de Cleyre, Lucy Parsons est un exemple flamboyant de cette lignée de femmes qui ont consacré leur vie à la cause anarchiste et à la défense de la classe ouvrière et des pauvres.

Le jour de son enterrement le 12 mars 1942, une foule de 300 personnes s’est formée près du mémorial des martyrs de Haymarket, dans le même cimetière où repose Albert. La cérémonie s’est terminée par une chanson à la gloire de Joe Hill — chanteur préféré de Lucy et militant des IWW exécuté par l’État de l’Utah en 1915 — composée par Earl Robinson en 1936 et popularisée par l’Afro-Américain Paul Robeson, I Dreamed I Saw Joe Hill Last Night :

J’ai rêvé que j’avais vu Joe Hill la nuit dernière Aussi vivant que toi et moi

J’ai dit : « Mais Joe, t’es mort depuis dix ans »

« J’suis pas mort », il a dit

« J’suis pas mort », il a dit27.