Demain Le Grand Soir
NI DIEU, NI MAITRE, NI CHARLIE !

Le Site de Demain le Grand Soir est issu de l’émission hebdomadaire sur "Radio Béton", qui fut par le passé d’informations et de débats libertaires. L’émission s’étant désormais autonomisée (inféodé à un attelage populiste UCL37 (tendance beaufs-misogynes-virilistes-alcooliques)/gilets jaunes/sociaux-démocrates ) et, malgré la demande des anciens adhérent-es de l’association, a conservé et usurpé le nom DLGS. Heureusement, le site continue son chemin libertaire...

Le site a été attaqué et détruit par des pirates les 29 et 30 septembre 2014 au lendemain de la publication de l’avis de dissolution du groupe fasciste "Vox Populi".

Il renaît ce mardi 27 octobre 2014 de ses cendres.

" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Dans les années 80
Article mis en ligne le 4 mars 2011

par siksatnam

Dans les années 80, on se retrouvait au dessus du Helder, sur les terrasses. A deux ou trois… On fumait des pétards en regardant passer les gens. Dans le parking des Beaux Arts, le soir, la nuit tombée, nous repartions dans une nos carrioles (2 CV, 4 CV, 204).

Régulièrement, nous surprenions, dans le dérobé de la porte métallique du parking sous terrain, deux jeunes filles qui s’embrassaient passionnément. Nos phares les découvraient là, pareilles à des clandestines…
Giscard était encore au pouvoir. Ses flics nous topaient le soir et nous cognaient un peu dessus, après nous avoir poursuivis parce que nous roulions sans casques sur nos mobylettes à deux sous. Quand ils s’étaient calmés, ils ne disaient plus rien, même pas un rot. Ils repartaient alors en patrouille… Nous, on soufflait un peu… Nous redémarrions nos mobylettes et nous rentrions chez nous.

Le « bon » Giscard « modernisait » la France : il créait les stages « Barre », faisait raccourcir la tête de Ranucci, recyclait un bon tas de fascistes du SAC et de l’OAS dans son personnel politique, collectionnait les diamants de Bokassa et faisait poursuivre les militants qui souhaitaient créer des radios libres.

A Tours, ceux de « Transistour » jouaient au chat et à la souris avec les keufs. Ils faisaient venir clandestinement leur émetteur d’Italie. Nous les écoutions avec des radios merdiques, pleines de fritures.

Il y avait aussi des cabines téléphoniques à pièces… Pas de portables… Nous les utilisions pour pouvoir téléphoner gratuitement. On allait à « la pèche » : on perçait une pièce de 5 francs, on y enfilait une petite corde et on jouait là-dessus un va et vient qui déclenchait la communication. On pouvait téléphoner à l’as pendant des heures. Parfois, on décidait de se la faire… Un pied de biche et à nous la caisse ! Quelques pièces pour quelques demis de bière…

A Noël, on se prenait des murges. A deux ou trois, on se retrouvait le soir dans un troquet et on se dépouillait. Pour fêter dignement l’évènement, on allait, une fois bien imbibés, jeter un cocktail Molotov sur la porte du lycée Paul Louis Courier ou du lycée Balzac. L’engin flambait une petite minute, noircissant la porte puis s’éteignait. Les pompiers arrivaient, les flics aussi. On les regardait faire, hilarants, à l’angle des rues. La Bretagne avait son FLB, la Touraine, ses apaches de la Noël…

Il y avait des manifs lycéennes aussi… Pas de syndicats… Des coordinations déjà et des comités de lutte… Animés par les anars, les trosko des JCR et les derniers Mao. Après les grandes journées d’actions, où nous avions subit le malaise des syndicats institutionnels, on se retrouvait la nuit dans des endroits improbables. Il y avait celles et ceux de Choiseul, Paupol, Grammont. On parlait de nos révoltes, de l’avenir, du quotidien. Certains fumaient du shit. Peu de temps après, on verrait apparaitre de seringues…

Nous vomissions Claude François, Patrick Juvet, Michel Delpech, Jo Dassin, Dalida, Michel Sardou, Gérard Lenorman et les autres… On se retrouvait volontiers dans les concerts de François Béranger ou de Mama Béa Tékielski, aux Tanneurs… « Magouilles blues », « Ballade pour un bébé robot »… Tout cela n’a guère changé. Sentiment d’éternité… Il y avait aussi « Font et Val » qui nous réjouissaient bien. Ils portaient en eux, à l’époque, une véritable gouaille libertaire. On était loin des dérives pédophiles de l’un et de l’ultra libéralisme de l’autre.

Et puis, il y avait Léo Ferré ! Lorsqu’il venait chanter à l’Olympia. Au milieu de son spectacle, il se mettait à chanter « les anarchistes »…. Cela nous faisait nous dresser… « Il y en a pas un sur 100 ! »… On se sentait bien… Pas si isolés… Léo, tu pouvais lui parler… Il était abordable. Un chic type… La nuit, après le spectacle, il partait dormir au château d’Artigny. L’avait du fric le Léo…. Mais comme il le disait lui-même, il n’exploitait personne pour le récupérer…

Finalement, nous vivions beaucoup la nuit. Nous y buvions beaucoup. Au matin, lorsque nous rentrions, après avoir piloté comme des fous nos mobylettes pétaradantes, nous croissions parfois nos parents dans les sous-sols de nos maisons. Ils allaient travailler… On se croisait silencieusement… Ils ne nous comprenaient pas… De notre côté, nous ne comprenions pas qu’ils nous aimaient…

Nous avions convoqué une AG à la fac, Les Trotskystes (de l’OCI) qui tenaient le syndicat (MAS-LE) avaient été impressionnés... Il y avait une centaine de personnes qui s’étaient déplacées pour nous entendre dénoncer ce qui se passait à cette époque, à Plogoff, près de la pointe du raz. Les autorités giscardiennes avaient décidé de construire une centrale nucléaire au bord des falaises, en pleine nature, au mépris de l’avis des populations locales et des dangers potentiels qui accompagnaient une telle aventure,
A l’issue de l’AG, on avait décidé d’aller faire un tour sur place.

On avait organisé des covoiturages. Je m’étais retrouvé avec un pote et une copine et on était partis de nuit. Comme on n’avait pas de tune, on s’arrêtait dans les villes que nous traversions à la recherche de véhicules appartenant à des services publics (Poste, Edf, etc) et on siphonnait les réservoirs, Les bouchons d’essence n’était pas toujours verrouillés ou s’ouvraient très facilement. Le siphonage était une technique facile à utiliser et demandait un minimum d’attention afin de ne pas se prendre une dose d’essence... Le voyage ne nous a rien coûté.

Arrivés à Plogoff, tout le pays était sur le pied de guerre. De nombreux véhicules de gendarmes mobiles se tenaient tapis le long des routes et à proximité du village où avait été installée une caravane qui tenait lieu de secrétariat à l’enquête d’utilité publique. Enquête rendue obligatoire par les textes mais, de fait, ne servant à rien si ce n’est qu’à endormir les gogos.

On avait été reçu par les bretons de façon très fraternelle. On avait eu droit au fest-noz le soir... On s’était adapté... On avait pieuté dans le garage d’un pêcheur/paysan du bourg. On s’était retrouvé à une cinquantaine par terre... Nous étions tous enchevêtrés. Durant la courte nuit, mes doigts avaient joué avec les cheveux d’une fille...
Le lendemain, dans l’après midi, on s’était tous dirigés à l’orée du village. La caravane d’utilité publique ouvrait son show... La manœuvre consistait à empêcher qui que ce soit d’y pénétrer, Seulement, le hic, c’était qu’il y avait un cordon de gendarmes mobiles pour la protéger... On restait donc plusieurs heures, compact, à insulter et à titiller la poulaille. Il y avait des jeunes urbains comme moi, des vieux marins et des vieilles femmes de marins. Ca y allait fort ! Certains gendarmes craquaient... Les plus jeunes... Ils commençaient par balbutier, puis se mettaient à blanchir. Ils tremblaient alors un peu. Sorti du rang, immédiatement, un ancien prenait sa place. Là, celui-ci était blindé, tout comme son véhicule... On pouvait toujours essayer de l’amadouer. Il n’attendait plus que le signal pour se lâcher... Et le signal venait ! Toujours à la même heure : 17 heures. La caravane fermait et les cailloux, lisier de fumier et autres joyeusetés commençaient à pleuvoir. Le plus étonnant c’était que lorsque les affrontements commençaient, aucun des deux camps ne reculait. C’était comme si les combats dessinés dans Astérix se matérialisaient ici, à la pointe de la Bretagne. Les vieux bretons, surtout, ne pliaient pas. Les gendarmes mobiles semblaient débordés malgré leur hargne et leur haine. Et puis, sous le jet des trop nombreuses lacrymos, on commençait à se replier. A regret... Le lendemain, on remettait ça, avec le même entrain... Un vraie leçon de « démocratie participative ».

Le week-end, on s’est tous rendus à Quimper. Des manifestants, habitants de Plogoff, passaient en jugement pour « fait de rébellion ». La ville était en état de siège. Des milliers de protestataires y affluaient de partout. Les militants Bretons avaient jeté dans le canal qui bordait le palais de justice des dizaines de grandes bûches afin que, si des manifestants s’y étaient retrouvés projetés, il n’y ait pas de noyades.

Nous arrivâmes le matin, On avait quelques cocktails Molotov avec nous mais la ville grouillait de flics. On a abandonné nos engins dans le jardin de l’évêché, pensant pourvoir les récupérer après, mais ça a été un tel bordel par la suite qu’ils y sont restés et que la presse a fait ses choux gras de cette trouvaille faite dans les jours qui suivirent…

La tension était vive. Là, on eu droit aux CRS... La majorité des manifestants ne souhaitait pas la confrontation directe. De plus, les rues étaient étroites et le canal représentait un vrai danger. Mais la baston a démarré tout de même, en milieu d’après midi. Les pavés sont venus dans notre dos et les CRS n’ont pas mis longtemps à inonder la ville de lacrymo. Ca a été une belle confusion... On se marchait dessus en se repliant... Les keufs se sont mis à avancer alors. En carré, au pas, tapant sur leurs boucliers pour marteler leur parcours. On s’est alors repris... Il y avait des chiottes publiques non loin de là. On a arraché les bidets et on s’est mis à charger les flics par groupes compacts. Certains avaient des cocktails Molotov, d’autres des pavés. Les flics tiraient sur nous à tir tendus (formellement interdit dans leurs manuels !). Nous on chopait la grenade par le bidet. Et ça neutralisait le tir... Les flics en restaient pantois ! Ca a duré 2 bonnes heures le bazar.. On chargeait sur les ponts. Les flics reculaient dans un premier temps et rechargeaient tout de suite après. Comme un grand ressac... Tout s’est calmé soudainement. Les inculpés sont sortis sur les marches du palais. Ils ont annoncé qu’ils étaient relaxés. On était content.

On est rentré à Plogoff le soir. Un nouveau Fest-noz pour fêter les évènements... Puis on est rentré en Touraine, la nuit, en siphonnant toujours les réservoirs des voitures des services publics.

Dans ces années là, on avait des joies simples, rebelles et humaines... Les années 80...

En 1979, nous étions descendus à Denain, avec la bande qui tournait autour de la revue autonome « Matin d’un blues ».
Dans le Valenciennois se jouait la fin d’un monde.
En décembre 78, le gouvernement avait annoncé la couleur en supprimant 6000 emplois sur les forges. L’usine s’étendait sur plusieurs dizaines d’hectares, englobant la ville. Les ateliers n’en finissaient plus et les hauts fourneaux dépassaient les 9 mètres de hauteur.

Les capitalos continuaient à investir pour mieux endormir leur monde. De toute façon, ils s’en moquaient puisqu’ils le faisaient par l’intermédiaire de fonds publics…
L’usine (c’était Usinor à Denain) était le poumon encrassé de la cité. D’elle dépendait le vie de l’hôpital, de la piscine, du cinéma, des centres sociaux , des centres de vacances, etc… L’usine était tout… Ils avaient pourtant décidé de la fermer, l’usine.
Les sidérurgistes se sont battus pendant des mois pour sauver ce qui ne pouvait plus l’être. Organisé puissamment autour d’un UL CGT qui comptait pas moins de 5000 membres, les marches de protestations ont succédé aux opérations ville morte, aux débrayages, aux grèves, aux opérations coup de poing.

Et puis, un jour ça a été l’émeute. Terrible, incandescente, destructrice. les 7, 8 et 9 mars, Denain est entrée en insurrection. La ville avait été envahie par les CRS. Ça a été la goutte qui a fait déborder le vase. Au départ, il y avait les métallos qui se sont énervés, puis les jeunes sont arrivés. Le 9, le commissariat était attaqué. Devant la panique qui s’est emparée des autorités et des syndicats, le gouvernement a décidé de faire évacuer les CRS de la ville, tout en laissant 2 escouades de gardes mobiles dans le commissariat. Les pontes syndicaux ont mis plus de deux heures pour calmer leurs gars.

On était arrivé la veille. On était une cinquantaine. Des « autonomes »… On avait « autoréduit » le transport. En clair, on était monté dans une rame de train en partance de Paris et on n’avait pas payé… On avait sympathisé avec les métallos dès la sorti de la gare. Bien sûr, les gars du PC leur disaient de se méfier de nous, que nous n’étions pas du pays, qu’on n’était pas fréquentable avec nos blousons et nos drapeaux noirs. Et notre drôle de littérature. On avait visité les lieux, les troquets. Des prolos nous avaient trouvé un hébergement le soir, dans un foyer de jeunes.

Le 9, après que les gars se soient calmés, on s’est retrouvé à deux cents devant le commissariat. Pratiquement que des jeunes… Certains gros bras de la CGT/PC avaient essayé de faire place nette mais on avait résisté et les métallos qui se repliaient avaient dit aux pontes syndicaux de nous laisser tranquilles. Il n’y avait plus que nous, l’odeur des lacrymos, et les gardes mobiles terrés dans la cour. On a commencé à balancer des cailloux et des pavés. Ça a bien duré deux heures. Comme une giboulée... C’était de saison... Et puis on s’est énervés un peu plus. On a balancé des cocktails Molotov. Beaucoup… Des fourgons de flics ont commencé à flamber. Des voitures aussi. Elles explosaient les unes après les autres, en envoyant une joyeuse flamme à plusieurs mètres de hauteur. Elles s’achevaient les unes après les autres, dans un bruit sourd semblable à un coup de tonnerre lointain.

Après, on n’ a plus rien vu. Un grand brouillard de lacrymos nous a envahi. Les poumons n’en finissaient pas de dégorger.. Ils ont chargé à plusieurs reprises. Ils étaient fous de rage. Ils en bavaient… Ils étaient envoutés de haine. Il y a eu des arrestations ; on a levé le camp… On s’était bien battu. Sur les 3 jours, 89 CRS sont restés sur le tapis…

Le 23 mars, on s’est tous retrouvés à Paris, pour la « marche » des métallos, Toute la Lorraine ouvrière était là, avec ceux de Denain et d’ailleurs. Des dizaines de milliers de manifestants. Une colère et une rage immense. On s’est de nouveau cogné les CRS. C’était la première fois que je voyais des escouades entières de CRS détaler comme des lapins devant des manifestants. Des magasins ont été pillés. Ils ont procédé à des dizaines d’arrestations arbitraires et de condamnations en « flagrants délits » injustifiées. C’était dégueulasse… C’est ce qu’ils appellent la « justice ». Ça a été le chant du cygne.

En décembre 79, le four 14 a craché sa dernière coulée et en novembre 82, Pierre Mauroy, le premier ministre d’un PS qui avait fait beaucoup de promesses non tenues, donnait le coup final à la partie.
Dans les années 80, des dizaines de milliers d’emplois ont disparus dans le nord…

C’était la 215… Enfin, je crois me souvenir… Elle était au deuxième étage de la maison d’arrêt. Aile gauche, celle qui donnait sur le nord. On était à 3 dedans. Un lit superposé. Des armatures en ferrailles qui avaient des trous. Des matelas plus qu’usés. Des chiottes et une petite table pour pouvoir bouffer et écrire. 12 mètres carrés…

Au début, ça avait un peu tourné. Il y avait Bruno, un toxico très sympa, qui s’était fait serrer pour des histoires d’héroïne. Et puis, ils nous avaient mis un portugais qui était tombé pour des trucs à la con. Il ne supportait pas d’être enfermé. Il chaussait de grosses bottes. Il passait les journées à faire des allers et venues dans la cellule. C’était chiant… On lui disait de se calmer. Il ne le pouvait pas ! Il essayait de faire des efforts, mais non, la tournante le reprenait ! C’était l’enfer ! Il nous prenait les nerfs. Heureusement, après 15 jours de ce régime de marches forcées, ils l’ont changé de cellule. On a été tranquille deux, trois jours. On avait accumulé les peaux de bananes sèches pour essayer des les fumer en douce. Cela ne nous a fait aucun effet. Est arrivé après, un jeune cacou. Un rebeu bien fringué. Il nous racontait comment il cognait sa compagne au dehors. On a vite trouvé l’atmosphère irrespirable. Il n’est pas resté une semaine. Tant mieux ! Puis ça a été un type, au physique quelconque. Il nous a raconté que lorsqu’il avait été serré par les flics, il y avait eu un sacré échange de coups de feu. Sa voiture avait été littéralement tamisée de balles de 7,65. Un bouffon quoi ! Le mytho du dimanche. On a vite appris qu’en fait le gugusse était un pointeur qui avait joué à touche pipi avec un môme. Il a dégagé…

Enfin, la situation s’est stabilisée ; un jeune fils d’un industriel d’Amboise a débarqué dans notre cellule. Il était tombé parce que la police avait trouvé un bol d’héroïne chez lui. Cela fait désordre. Il est resté avec nous tout le temps.
On s’est construit notre monde à nous. On était la cellule des chevelus. On avait tous les cheveux longs. Les gardiens ont laissé faire. Ils n’ont plus cherché à bouger qui que ce soit. Un équilibre s’était créé. Cela arrangeait tout le monde… On cantinait les bières et en fin de semaine, on se les buvait toutes ensemble en écoutant une émission de hard rock, sur une radio périphérique. On la mettait à donf et on remuait les cheveux comme des fous. On se mettait sur nos tabourets et on sautait par terre en inventant des hairbands endiablés. C’était le soir. Le gardien de service s’en fichait…

Dans les moments plus calmes, on gravait les murs de notre cellule. J’avais écrit un truc contre le pape. C’est mon coté christique… En ces temps là, passait souvent à la radio, une chanson de Jimmy Cliff, reprise par Jo Jackson, dans une version remarquablement juste : « The hardey they come ». Je n’ai jamais retrouvé ce single. C’est un des grands malheurs de ma vie.

La vie en tôle, ce n’est pas grand-chose. 23 heures de cellule, 1h de sortie. Parfois une petite douche et le samedi après-midi, la salle de télé. Un fois, j’ai été puni. je parlais à des potes dans la salle de télé. Interdit ça !! J’ai été privé de télé pendant deux semaines. Je m’en tapais comme de l’an quarante.

On jouait à la belote de comptoir et on enrichissait le jeu en misant des trucs que nous cantinions. J’ai gagné ainsi plein de portions de frites. La nuit, on entendait des bruits. Tout prenait une dimension énorme. La nuit... C’était comme si nous étions dans une sorte de grande boîte de métal. Tout était froid en prison. Et puis, il ne fallait pas être malade. Lorsque tu demandais un médicament, tu ne l’avais jamais. Il fallait pratiquement se tailler les veines pour être écouté. Il y avait aussi les hurlements des types que les matons descendaient au mitard. Ils passaient avant dans une sorte de « tribunal » interne avec comme accusateurs public le maton chef et le directeur de la prison. Ils faisaient ce qu’ils voulaient des bonshommes ceux là. Parfois, on entendait des coups. Tout résonnait… La détresse des gens… T’es en plein dedans en prison.

Durant l’heure de promenade, on rencontrait d’autres compères. Il y avait de tout. De vrais fauves et des types étonnants. J’ai même rencontré un type « au dessus du lot », genre classe, truand à l’ancienne quoi… Un artisan quoi !
La bouffe était globalement dégueulasse, souvent servie froide et le pain était toujours rassit. Je suis resté quelques mois au zonzon et j’ai perdu 5 kg. Une fois, c’était tellement à gerber qu’on a mis nos tranche de foie aux chiottes. Le problème, c’est que ça a bouché les WC et qu’on ne pouvait pas avouer notre nouveau « crime » aux matons. Ils nous auraient envoyés illico au mitard. Alors, durant plusieurs jours, on a touillé la merde afin de faire passer la viande par le goulot. A un moment, gloups, la chasse d’eau a triomphé de la barbaque. On était sauvé ! On n’a pas attrapé de maladie. On était veinard ! C’était l’été. Un été de perdu. A vingt ans… Cela fait mal…

Je suis sorti en octobre. Le fils de l’industriel m’avait précédé de quelques jours. Il avait des « garanties suffisantes » pour recouvrer la liberté. Le fric à papa… Le l’ai revu, au hasard d’un festival, 20 années plus tard. Il n’était plus toxico, sa copine s’était flinguée, il avait le sida. Bruno, l’autre toxico, prolo, est resté au zonzon plusieurs mois encore.
Lorsque je me suis retrouvé rue Henri Martin au dehors, je n’entendais plus rien. Les bruits extérieurs étaient tous cotonneux, lointains. Il m’a fallu plusieurs heures pour me réadapter aux bruits de la ville. Aux bruits de la vie…

A gauche de la porte de la maison d’arrêt, il y avait une petite rue… Rue de l’espérance. Quelqu’un avait bombé en dessous de la plaque « elle est toute petite ta rue »…

Je travaillais dans une grande enseigne commerciale, à Tours Nord. Elle avait fait installer sur son immense parking, une arche en bois qui faisait plusieurs dizaines de mètres. Le côté veau d’or de ce temple de la consommation était ainsi abouti.
Nous étions un peu plus de 300 à travailler dans cette turne. Il y avait 2 syndicats : la CGT, avec 4 adhérents et le syndicat « maison », avec 30 collabos. Il y a avait une grève tous les 20 ans. Les tôliers étaient des entrepreneurs sans imagination ; l’un portait costume et cravate avec la même fatalité qui l’avait poussé à naître. Il aimait bien rendre service aux flics… l’autre était un petit gros, hargneux, bien beauf, bien sanguin, regrettant à tout bout de champ les années précédentes, « où tout se vendait comme des petits pains ». Et où il s’en mettait encore plus plein ses fouilles crasseuses.

Je travaillais au rayon photo. Nous étions trois. On vendait des appareils photos, des pellicules argentiques, du matos pour développer, des montres, des piles. Et des armes… C’était au bout du rayon. Fusils à air comprimé, pistolets d’alarme, fusils de chasse, etc. On vendait pas mal de matos mais jamais d’armes. Les tôliers se rendaient bien compte qu’ils avaient affaire à des « refuzniks ». Mais ils écrasaient… Le rayon tournait suffisamment bien pour fermer les yeux sur ce « dysfonctionnement ». Lorsqu’un client venait pour s’y intéresser, il commençait par s’énerver rapidement « car personne ne venait le servir ! ». On lui sortait alors la salade habituelle : « le vendeur spécialisé » n’était pas là ; On ne pouvait rien pour lui. Il repartait en maugréant. Nous, on était tout sourire. Dans la réserve, je prenais les fusils et je les cognais violemment contre le montant en fer des étagères afin de fausser les canons. Pour parachever mon œuvre, je mettais du sel dans les canons. Durant les nombreux mois où je me suis fait yèche là haut, on n’a pas vendu une seule arme.

A l’autre bout du rayon, il y a avait le secteur des télés. On s’entendait bien avec les deux vendeurs. Il y avait une réserve juste au dessus du rayon. On avait installé en son sein « un espace vidéo ». On s’arrangeait pour y aller à deux pour se mater un film, avec une bonne cannette à la main. Parfois, deux ou trois vendeurs d’autres rayons venaient nous rejoindre dans notre « home cinéma ». L’endroit était d’autant plus pratique que nous pouvions surveiller nos rayons et qu’ainsi nous pouvions toujours réapparaitre si un des vautours de la direction venait faire sa ronde.

Il y avait aussi le « service de sécurité » : un type et une nana, la soixantaine. Ils se mettaient souvent à hauteur de notre rayon parce que nous étions derrière les caisses et qu’ainsi ils pouvaient observer sans être repérés. Parfois, lorsqu’ils avaient flairé un chapardeur, ils nous demandaient de collaborer ! Ils semblaient trouver ça complètement naturel.

Alors, on faisait semblant de jouer le jeu. On se mettait à un bout et on faisait semblant de suivre le « délinquant ». Lorsque nous l’avions vu filer, nous allions rejoindre nos « enquêteurs » en leur indiquant que nous n’avions rien vu. Ils se grattaient la tête, semblaient vouloir dire quelque chose et tournaient le pas, résignés.

On était mal payé. Ca n’a pas beaucoup changé… Les caissières qui bossaient alignées devant nous, n’étaient pas mieux loties. Le plus pénible était le bruit et la musique de merde que nous encaissions toute la journée. Et ces putains de lumières… partout… Un vomissement continu d’électricité…

Au bout de quelques semaines, j’ai pris de bonnes résolutions. Chaque week-end, je prenait 100 francs dans la caisse. Tout le monde s’en fichait. Et puis, j’embarquais un jour un objectif, un autre jour, son boitier, ou bien du papier photo, du révélateur, une montre, etc. Une fois, on faisait une promo sur des magnétos audio. J’ai pris une pile d’une dizaine de ces engins et je suis sorti du magasin avec ma blouse blanche, pour les mettre dans le coffre de ma voiture. Tout cela en plein jour et à la vue de tout le monde. Il fallait parcourir une interminable galerie marchande pour arriver à ma voiture. Un tôlier (celui qui aimait les pandores) m’a suivi jusqu’aux portes du magasin. Je me suis dit que là, ma carrière était bien foutue ! Arrivé au parking, j’ai mis le turbo pour jeter tout cela dans le coffre de ma voiture. J’ai immédiatement fait volte face mais le zigue n’était plus là. Il ne m’avait même pas remarqué. Il était dans ses limbes. Dans son monde d’argent… De ventes de promotions… J’ai revendu les magnétos 100 francs l’unité. J’en ai même conservé un. Il marche encore !

Question promos, j’ai continué… Lorsque des potos venaient au rayon, je leur vendais du matos à des prix défiant toute concurrence : je faisais des rabais allant de 98 % à 99 % du prix des marchandises. Je leur donnais un ticket de caisse, j’emballais leurs achats avec méticulosité. Tout le monde avait le sourire. J’ai patiemment, avec méthode et application, pillé, à mon humble niveau, les stocks de ce « géant de la distribution ». Et tout cela pour le fun, pour la beauté du geste…

Dans les années 80, on savait se tenir !

Il y a quelques années encore, arriver en car à Luang Prabang, en provenance de Ventiane, la pittoresque capitale du Laos, relevait de l’aventure. Quelques tribus hostiles faisaient, le long de la route, une guéguerre aux autorités locales et remettaient en cause le puissant pouvoir du Parti Communiste Laotien. En fait, il était compliqué de démonter l’écheveau. Quelques attaques coups de poings contre les convois de l’armée avaient pour conséquence de laisser épisodiquement quinze à vingt macchabés sur le bitume. Lorsque les Hmongs, ces farouches animistes, d’origine tibéto-birmane, faisaient une razzia, ils n’y allaient pas par quatre chemins. Mais en ce début de XXI ème siècle, leur engagement dans une guérilla contre le régime matérialiste tenant le pays d’une main de fer avait tendance à se diluer dans des considérations beaucoup moins nobles, relevant de querelles liées à certains potentats locaux et surtout du contrôle et du libre commerce du pavot dont ils étaient, traditionnellement, de gros producteurs.
Le touriste occidental pouvait donc mouiller sa culotte en empruntant la vieille route fatiguée venant de la capitale, surtout lorsqu’il approchait du gros bourg de Kasi. Passé cette bourgade, il pouvait recommencer à respirer, toute du moins à essayer de respirer tant la poussière était dense et étouffante. A la décharge de nos guérilléros, force est de constater qu’ils alignaient très rarement des touristes. Leurs cibles étaient uniquement tout ce qui portait un uniforme kaki et ils commettaient rarement l’assassinat de civils. Il s’agissait donc d’un peuple hautement civilisé.

J’avais emprunté, comme beaucoup, cette fameuse route et j’avais du subir les fureurs furieuses de ce car où tout le monde s’entassait et où l’habitant s’installait, se serrant les uns aux autres, accompagné de grand paniers où caquetaient quelques volatiles. L’engin, dans sa course interminable vers Luang Prabang, lorsqu’il ne s’essoufflait pas entre deux côtes, s’arrêtait à la volée dans de minuscules villages, allongés au bord de la « nationale 13 », et laissait s’approcher une nuée de femmes des tribus, aux costumes noirs, poussiéreux et élimés, qui venaient nous proposer, à des prix défiant toute concurrence, quelques encas locaux : brochettes de criquets, scorpions et autres insectes divers et variés. Le tout pouvant être arrosé par des boissons contenues dans des sacs plastiques transparents et ayant une dominante vert ou orange fluo. Je dois bien reconnaître que je n’ai n’y essayé le manger, ni la boisson, enfermé dans une logique d’un marathonien essayant de tenir le plus longtemps.
L’état pitoyable de la route, et celui particulièrement brinquebalant du véhicule, faisant que le périple de quelques centaines de kilomètres n’en finissait pas de s’allonger dans la durée.
C’était aussi cela l’aventure.

Au début du voyage, un type en uniforme c’était collé près de moi. L’homme avait une bonne quarantaine, la tenue impeccable, bardée de fanfreluches brillantes. Il avait une large casquette du même acabit qui lui couronnait le crâne et portait de bien inquiétantes lunettes noires. Je mettais dit que le voyage commençait donc assez mal.

Il avait déjà fallu se dépatouiller pour ne pas se planter afin de prendre le bon car au marché de Vientiane. J’avais du me lever tôt le matin afin de prendre un billet. Le marché de la capitale était un grand bazar boueux, où se mêlait quantité de couleurs, d’odeurs et de parfums bigarrées. Tout un tas de dialectes s’y côtoyaient, si jaugeaient et même, parfois, s’y affrontaient. On pouvait trouver de tout dans ce fatras : produits alimentaires locaux, produits manufacturés ou artisanaux, copies de standards occidentaux, bondieuseries plus ou moins camouflées, onguents divers faisant la nique à toutes nos « rationalités » pharmaceutiques.

La gare routière était posée, entre les échoppes, avec ses guichets improbables et la nonchalance de ses employés. Peu d’entre eux parlaient anglais (ce mauvais espéranto des gens qui voyagent à travers le monde) et les renseignements que l’on pouvait obtenir par brides étaient toujours à prendre avec des pincettes.

Je mettais donc retrouvé dans ce car asthmatique, à 8 heures du matin, en espérant partir dans la bonne direction. J’étais le seul occidental à son bord. Bien que n’ayant une contenance d’une cinquantaine de places, les chauffeurs avaient tassé en son sein plus de soixante dix personnes, avec sacs et bagages. Tout cela dans le chaos du marché, et dans un nuage de bruits assourdissants.

Le galonné à mes coté s’était mis rapidement à engager la conversation. Il m’avait indiqué qu’il était un colonel de l’armée Thaï, en mission dans le pays dans le cadre d’accords qui amenaient son pays, le Laos et la Birmanie, à mener de concert la lutte contre les stupéfiants. Il faut dire que nous étions dans la partie septentrionale du fameux « triangle d’or » et que les Etats-Unis, notamment, faisaient pression sur les gouvernements locaux pour tenter d’éradiquer le trafic d’opium. Pourtant, il ne faillait pas aller bien loin, dans certains endroits, pour visionner de splendides champs de pavots. Ils étaient, de plus en plus, entourés de petits laboratoires clandestins qui permettaient aux trafiquants de transformer sur place l’opium récolté au matin en héroïne pure et de très bonne qualité. Les populations locales avaient vécu sur ces trafics pendant de très longues années. Ils permettaient de se procurer de très grandes quantités d’argent qui permettaient ainsi de se protéger des abus du pouvoirs des militaires, qu’ils soient Thaïs, Birmans ou Laos. Ils permettaient aussi à certains chefs de bande de régner en maître en entretenant de véritables armées comme cela avait été le cas de Khun Sa, en Birmanie, qui a réussit à se payer une armée de près de 20 000 hommes en prélevant des « taxes » de 30% à 40 % sur le commerce de la drogue.

La conversation avec se digne suppôt de l’Etat me mis d’entrée mal à l’aise. D’une part, je savais permanent que les polices et les armées des trois états concernés pilotaient, elles aussi, largement ces industries de la drogue. En Thaïlande, les hauts gradés de l’armée jonglaient sur ce tableau et sur celui de la prostitution généralisée. Une grande partie des jeunes prostituées, « achetées » pour une poignée de pain à des parents miséreux venaient de ces régions. La drogue et la prostitution font toujours bon ménage… De plus, je me disais qu’en cas d’attaque, le fait d’avoir un voisin en uniforme me mettait au cœur de la cible et cette perspective était loin de me réjouir. Et puis, je paniquais un peu en pensant que j’avais, dans ma poche, un bon paquet de cannabis. Il n’est jamais bon d’avoir un paquet de cannabis et un flic assis à ses cotés… Sauf si le flic fume, ce qui, il faut bien le reconnaître, se voit de plus en plus… Je répondais donc à mon « compagnon » de route de façon très épisodique mais le loustic voulait se monter très courtois et me relançait régulièrement. Il voulait ainsi montrer son attachement au camp occidental et le sérieux des politiques menées localement en faveur d’une société d’ordre, de respect et de hiérarchies sociales… Quoi de plus moche que les hiérarchies sociales dans une société ? De plus, le car n’ayant pas de climatisation, la ventilation se faisaient par les fenêtres ouvertes. Elles provoquaient un courant d’air nécessaire mais aussi faisait entrer, lorsque nous nous engagions dans l’un des nombreux tronçons difficiles, des tonnes de poussière. Le pire était à venir. Les conditions de voyage étaient vraiment difficiles : Chaleur, promiscuité, cahots de la route, etc… Après trois heures de se régime, une laotienne, habillée à l’occidentale s’était mis à se plaindre et bousculant tout le monde, elle s’était penchée à une des fenêtres, à l’avant et s’était à vomir consciencieusement.

Elle le faisait avec pleine application et méthode. Avec obstination même… Elle y mettait la mimique, le bruit, l’odeur. La façade du car s’était peu à peu tamisée de ses déjections sur plusieurs mètres. Nous avions du, rapidement, fermer nos fenêtres, préférant affronter la terrible chaleur plutôt que ces effluves purulentes qui risquaient de déclencher très rapidement une réaction en chaine. Je me voyais bientôt essayant de surnager dans un chaos de dégueulis, et tentant en bouchant les bouches de mes voisins de colmater les fuites… La tension se mit à décroitre lorsque finalement mon colonel de voisin pris congé. Il descendit dans un petit bourg, le long de la route, rejoindre une unité des forces spéciales Laotiennes cantonnées là. Ce départ fut un premier soulagement. Quelques minutes après, la femme aux dégueulis commença à se calmer… Elle s’était bien vidée et la tempête se clamait. C’était comme si on était enfin à marée basse. Peu à peu, nous nous mimes à ré ouvrir, les unes après les autres, les fenêtres du car. Certains se regardaient, et laissaient filtrer un sourire courtois. La femme malade s’était effondrée sur un siège et après avoir encore râlé quelques instants, s’était mise à s’endormir. Elle paraissait apaisée maintenant et même le charivari du véhicule ne semblait plus l’atteindre.

Dès lors, le voyage se fit plus serein et on s’était même mis à s’habituer aux fréquentes embardées du véhicule. La route se muait parfois en piste. Le goudron disparaissait soudainement pour laisser une terre ocre ouvrir le chemin sur plusieurs dizaines de mètres. Puis, le bitume réapparaissait. La route cheminait à flanc de montagne avec parfois des aplombs impressionnants. C’est vers la fin de l’après midi que nous arrivâmes enfin à Luang Prabang. Nous descendions vers la ville en suivant une pente douce qui nous ramenait des hauteurs poussiéreuses à un site d’une vallée plus verdoyante où il régnait une sorte de sérénité ambiante.

Le car s’arrêta sur un parking herbeux à quelques kilomètres de la ville. Là, nous attendaient des dizaines de chauffeurs de tuk-tuk se précipitant sur nous pour nous proposer « un transport » jusqu’à la ville. Ils avaient aussi en main plusieurs cartes de visites d’hôtels ou de Guest House pour lesquels ils bossaient afin que nous trouvions ainsi « la meilleure accommodation ».

Plusieurs bus attendaient là et ils avaient déversés chacun leur lot d’occidentaux. Aussi, nous formions maintenant un véritable régiment de touriste. Une bonne aubaine pour les locaux de récupérer un bon paquet de devises. Après nous avoir entouré et assaillit de propositions, ils proposaient aux plus indécis de leur faire un petit tour des hébergements possibles afin qu’ils puissent choisir l’endroit qu’il leur conviendrait le mieux ; tout cela évidemment, gratuitement. Ces ultimes réticences vaincues, ils nous entassaient dans leurs tuk-tuk. Ils y enfourgaient le plus de personnes possibles afin de rentabiliser au mieux l’opération et projetaient nos bagages sur le dessus du véhicule en les maintenant avec des tendeurs. Un des associés des chauffeurs se tenait à l’arrière du véhicule, en équilibre, à moitié au dehors, debout. Il pouvait surveiller ainsi si un des bagages ne se faisait pas la belle au cours des cinq kilomètres qui nous restaient à parcourir. La tuk-tuk, véhicule universel de l’Asie du sud-est, n’a pas de fenêtres, ni de portes. On s’y trimballe cheveux aux vents, quelque soit le temps. Lorsque la saison des pluies se fait sentir, et lorsque les routes sont encore praticables, des bâches en plastiques sont apposées sur ses cotés afin de résister à l’agression d’une pluie dense et continue qui a vite fait de tout imbiber. Mais, vers cette fin du mois d’octobre, la saison des pluies n’était plus qu’un souvenir. Un voyage en tuk-tuk est toujours passionnant. Avec son bruit de pétrolette, il nous triballe au cœur des chemins et des villes, nous faisant découvrir (et sentir !) toutes les nouveautés des endroits que nous traversons. C’est toujours impressionnant parce que l’engin semble être comme un fétu de paille à travers la circulation et il se faufile, on ne sait comment, entre les voitures et les camions, avec une belle habilité.
Pour l’occidental moyen, habitué aux règles drastiques enseignées dans les codes de la route, voyager par avec moyen de transport relève du rêve… Ou du cauchemar ! En moins de dix minutes, le chauffeur lambda à commis un nombre incroyable d’infractions qui ne donneraient, en occident, qu’une durée de vie très éphémère à un permis de conduire. Mais là bas, touts est possible, tout se fait et finalement, ça se passe à peu près bien. Les conducteurs qui vous entourent s’arrangent toujours, au dernier moment, pour faire le geste qui permet d’empêcher la collision. C’est assez effrayant par moment, mais, au bout de quelques jours, on finit par accepter ce jeu de conduite qui nous apparaît comme un jeu de roulettes russe. Le plus étrange là dedans, c’est que le klaxon n’est presque pas utilisé. Il faut remarquer d’ailleurs que, parfois, il n’existe même pas…

Jim était écossais. Je l’avais rencontré dans un des boui-bouis qui longent le Mékong. On avait sympathisé autour d’une bière. Il déclamait lentement son anglais afin que l’on puisse converser avec facilité. J’appréciais. Les anglais ou anglophiles que j’avais rencontré jusqu’alors se croyaient les rois du monde. Lorsqu’ils s’adressaient à moi, ils sortaient leurs tirades sans aucune considération pour leur interlocuteur. L’anglais était pour eux, naturellement, le langage du monde entier. Tout le monde le parlait et tout le monde devait le comprendre. On avait pris notre rythme. On se retrouvait là, chaque jour, à 17 heures, sur la terrasse. Cette dernière jouxtait une rue ombragée qui suivait le Mékong. Elle le surplombait de plusieurs dizaines de mètres. Quelques cabanes étaient accrochées au haut de la pente et des commerçants y proposaient des billets pour une excursion sur le gigantesque fleuve boueux. Ils possédaient de longs rafiots étroits auxquels ils avaient accouplé d’énormes moteurs bruyants qui leur permettaient de parcourir le fleuve dans tous les sens, malgré les forts courants. Les speedboats étaient une véritable injure à tout militant écolo : ils étaient bruyants, polluants et dangereux. Leurs propriétaires proposaient aux clients un simili gilet de sauvetage et un casque pour, à la fois, diminuer l’intensité du bruit du moteur et se protéger en cas de retournement. Il faut dire que le Mékong n’était pas avare en débris divers et imposants qui charriât sans complexe à la suite d’une de ses fréquentes colères.

J’avais comme projet d’aller faire un tour dans cet engin de mort, mais pour diminuer le cout de la location, il fallait que d’autres candidats se manifestent. Cela faisait deux jours que j’attendais pour rien… Le touriste lambda n’était pas branché par cette excursion héroïque et Jim, mon écossais, avait trop à faire à cultiver son dilettantisme…
Nous nous échangions les bons plans, les bonnes adresses et nous devisions sur nos voyages. Comme moi, il voyageait seul. La cinquantaine bien installée, il maniait l’humour et la dérision avec perfection. Il na cachait pas sa sympathie pour la France et me posait pas mal de question sur ma Touraine d’origine. De mon coté, j’avais tendance à lui parler de choses beaucoup plus existentielles qui permettrait de nourrir mon imagination et mes rêves.
Un jour, nous changeâmes nos habitudes et nous nous retrouvâmes au pied de l’escalier de la rue Sisavang Vong (du nom d’un roi qui régna sur le Laos) pour monter en haut du mont Phousi, qui domine la ville. Ce « mont » n’est en fait qu’une colline faisait environ 80 mètres de hauteur, mais, de son sommet, nous pouvions dominer la ville d’une façon imprenable. Et le spectacle en valait la peine ; A notre droite, se lovait le Nam Kane, un affluent du Mékong que nous pouvions observer sur notre gauche. Les deux fleuves se rejoignaient à l’est de la ville, lui offrant un rempart naturel difficilement franchissable. Et tout autour de nous, nous pouvions observer la ville, avec ses anciens temples, ses baraques basses et majestueuses, maniant bois, colombages et ornements, ses petites rues, sa végétation envahissante, ses petites traverses, la rumeur de la forêt avoisinante, ce halot de chaleur qui faisait monter comme un brouillard des habitations et qui rendait trouble la vision de cette ville colorée, chaleureuse et humaine.

Montaient alors à nous, le bruit des enfants qui jouaient dans les arrières cours, les aboiements des chiens, les cris des bassecours et aussi, le bruit lancinant de la circulation. Nous étions loin des grands centres urbains… Il y avait peu de voiture, mais pas mal de mobylettes et énormément de vélos… Le charme du Laos, et particulièrement de cette ville, était que tout semblait encore préserver de toute concentration immobilière frénétique, de celle qu’amène, avec rage, tous les « grands projets » de développement touristiques Il n’y a que voir Siem Reap, au Cambodge, l’ancienne bourgade qui sert de point de départ aux excursions pour les temples d’Angkor. Lorsque vous arrivez de Thaïlande, via la route, vous venez de vous taper quatre heures d’une route extrêmement chaotiques, frapadingue, dantesque, où un brouillard épais de poussières rouges encercle votre car. Où tout remue tellement, crapahute sans cesse que vous en perdez tout vos petits objets qui valdingues au sol, suite aux remous de la dance du car qui chevauche les ornières, qui évite les fossés, qui cherche avec courage à déchiffrer la piste au-delà du brouillard qui l’entoure. Soudainement, lorsque vous atteignez le faubourg, une route neuve et superbement bien plate voit le jour, entourée sur plusieurs kilomètres d’immenses complexes hôteliers à 100 euro la nuit, soit le salaire mensuel moyen d’un habitant… L’aéroport est à coté. Et les fameux temples à 8 kilomètres. La petite ville est en train de se changer en un immense conglomérat ou des touristes, venus, de plus en plus, de Chine, sont pris à la sortie de l’aéroport par des minibus neuf et amenés aux pieds de leurs hôtels. Ensuite, le lendemain, ils sont pris en charge par les voyagistes pour les faire visitez pendant 3 à 4 jours, avec guides enchevillés, les fabuleux temples d’Angkor. De l’ancien village de Siem Reap, il ne reste plus grand-chose... Il y une quinzaine d’année, le goudron n’existait pas ici, les hôtels non plus, le commerce balbutiait et les sentiers étaient pourris de mines laissaient par les khmers rouges…

Au Laos, tout semble se passer avec modération encore. L’exemple de sa capitale est frappant.

Vientiane n’a pas de building… Elle s’étend sur des hectares agrégeant une multitude de ruelles où se posent parfois de petits immeubles mais aussi, et surtout, des milliers de petites maisons. Soit des vestiges de l’époque coloniale, soit des constructions locales, plus ou moins brinquebalantes, mais en aucun cas des tas de béton hideux et orgueilleux. Les seuls bâtiments qui détonent un peu par leurs caractères pompeux et prétentieux, sont ceux qui logent la nomenklatura du pouvoir et du parti communiste Laos. Les communistes autoritaires ont toujours eu ce culte de la gloriole et de la fanfaronnade. Ils se promènent dans de grosses limousines aux vitres teintées, ils aiment se faire entourer de militaires aux larges casquettes et aux bottes rutilantes et ils adorent voir le soleil se refléter sur le noir métal des kalachnikovs…
Ils ont le militarisme et la nation chevillés au cerveau, et cela explique nombre de leurs dérives. Et puis, ils sont comme leurs prétendus ennemis : ils aiment bougrement l’argent…

Pascal était un rebelle d’instinct… Je l’avais connu par l’intermédiaire de Yannick, un type à moitié déjanté, une relation datant du lycée Choiseul. Il avait le visage couvert de boutons, la diction hésitante toujours illustrée par un rire systémique en fin de phrase. Yannick se voulait artiste. Il peignait des toiles un peu à son image ; bourrées de croûtes et de tâches. Il en vendait très rarement… Quelques années après, il réussit même à ouvrir une petite galerie, rue des balais, à Tours et à organiser une exposition mensuelle « sauvage » place de la Victoire. « Ex’Art » ça s’appelait son truc. Il aimait aussi retaper de vielles motos. De vraies antiquités pétaradantes. Il roulait avec. Ca s’entendait en ville. Un jour, il est parti en campagne sur un de ses engins. Il n’est jamais revenu. Un routier l’a doublé et s’est rabattu sur lui. Il a eu la jambe écrasée. Et d’autres graves complications… Il est mort à l’hôpital, dans la nuit. Le routier ne s’est pas arrêté. Sympas les routiers, dit-on…

C’était donc Yannick qui m’avait fait connaître Pascal. Il se terrait dans une petite rue, près du grand théâtre, à deux doigts d’un sex shop.

Sa piaule, au rez de chaussée, était minuscule. On s’installait donc assis sur la fenêtre pour se causer lorsque nous étions plus de quatre chez lui. On fumait pas mal de pétards et on buvait de la bière. De la « Valstar », la bière des stars ! Une invention « populaire » du consortium Kronenbourg. Un breuvage peu onéreux, un peu dégueu, mais bon.
On faisait aussi tourner le joint. On aimait bien passer notre temps de braves feignants de chômeurs-ennemis-du-travail à discuter longuement de cette chienne de société et du meilleur moyen de la niquer. On était très inspirés à l’époque. Pascal n’était pas vraiment branché par le trip « militant ». Trop vivant pour ça et trop libre, il laissait à d’autres le soin de cultiver la flamme révolutionnaire, y compris dans ses versions individualistes, les plus « pures » et les plus sectaires.

Cela ne l’empêchait pas de lire « Dieu et l’Etat », de Bakounine. Un des rares livres qui trainait chez lui… Après avoir passé des heures à rêvasser, on partait en expédition. On s’engouffrait dans sa « Deudeuche » et on partait dans les rues de Tours.

Avec ma compagne de l’époque, Laurence, on décide de s’arrêter devant la cathédrale. On saute de la voiture et on lui dit de faire le tour de l’édifice. On pénètre « tout pénétrés » dans le saint-trou-du-cul de lieu et on se dirige sur les côtés du vaste ensemble destiné au décervelage des masses. On observe les bondieuseries et on se fige devant un grand parterre de bougies. On se regarde mutuellement et en une fraction de seconde, on se jette sur les bougies. On essaie d’en prendre le plus possible. Des gens nous voient faire, grognent, nous dénoncent. Nous fuyons en semant une partie de notre butin sur notre route de mécréants. Ça s’organise en milice derrière. Ca sent le bûcher, le meurtre, la sainte inquisition… On déboule sur le parvis et on voit notre Pascal qui continue à faire ses tours autour de l’église. Il pile. On s’engouffre dans la voiture et il redécolle ! Les grenouilles de bénitier derrière nous en restent coites. Leur croisade à peine commencée est déjà finie. Par beauté du geste, nous décidons de repasser une nouvelle fois devant le parvis. On ouvre les fenêtres, on klaxonne, on les bénit, on les ex-vototte ! On tient l’illumination ! Eux sont toujours aussi figés, dépités par tant d’outrecuidance. On décide de retourner chez Pascal. La belle équipe…

A peine arrivés, on décide de poursuivre « notre expérience spirituelle » en allumant la vingtaine de bougies rescapées. On les dispose savamment autour de nous dans la pièce, on ferme les volets, on allume un pétard, on se met en transe. Au bout de quelques secondes, l’expérience se met à capoter. Les bougies s’éteignent unes à unes. Elles ne veulent pas durer, pas éclairer pour nous. Peut être sommes nous déjà les victimes d’une vengeance divine ? Et bien non ! Une rapide investigation nous fait savoir que les mèches des dites bougies sont très courtes, manière à ce que les « fidèles » dépensent un maximum d’argent alors que l’église dépense un minimum de cire. Un principe de base d’un capitalisme bien compris. Sacrés curés… De dépit, on balance toutes les bougies. Et on repart, mais cette fois-ci, à la campagne. On roule vers l’est, sans trop savoir vers où. On se retrouve à Azay sur Cher. Dans une clairière, on découvre une maison dont la construction semble avoir été stoppée. Il y a des panneaux « chantier interdit » et pièges… « Pièges à cons, comme les élections » se dit-on en cœur ! On range la voiture en lisière et on fonce dans l’antre. On déglingue une palissade pour pénétrer dans les lieux. Au sous-sol, il y a divers éléments de revêtements et des salles de bain qui gisent ça et là. La construction semble effectivement en plein naufrage. On monte au premier. Toujours pas de « pièges ». En haut, nous découvrons quelques traces timides d’ameublement mais le lieu tient plus du capharnaüm que de la résidence habitable. Il y a quelques bouquins « de prestige », couverture cuivrée et dorée : Faulkner, Gide, Hemingway…. Je prends… Un truc sur le PSU et « la paille et le grain », une chronique de Mitterrand (pas Frédéric mais François). Nous sommes chez un type de gauche. Un bourgeois… Ca se faisait beaucoup à l’époque les bourgeois de gauche. Ils continuent d’ailleurs à le produire le modèle… Mais c’est plus dans la version écolo aujourd’hui. Et puis, du matériel de pêche et de ski. Pascal prend.

Dans une pièce vide de tout mobilier, on découvre notre graal : un flipper ! On saute sur place, on se congratule, on jubile et on entreprend de déménager la bête. Nos pauvres muscles de chômeurs-fuyant-le-travail en prennent pour leur grade. Mais on arrive à hisser l’engin dans la voiture. Ca dépasse pas mal, c’est assez instable, mais on va s’arranger de tout cela. On redécolle vers Tours. Il fait nuit. On croise peut de monde. On arrive chez Pascal, on décharge tout et on se met à pioncer aux pieds du flipper. C’est un vieux modèle mécanique qui a été construit sous le signe de la robustesse. Le lendemain, à peine réveillés, on entreprend de la faire marcher. On le branche mais rien n’arrive. Mécaniquement, l’engin semble fonctionner mais il y a un problème avec les branchements. On essaye de comprendre où est le truc qui cloche. On n’y comprend rien, on s’acharne, on s’énerve et, finalement, on prend l’engin et on le dépose sur le trottoir pour qu’il aille pourrir là. De toute façon, la piaule de Pascal était trop petite pour l’héberger.

Pascal s’est barré un jour pour revoir ses parents, dans la vallée de Chevreuse. Même dans ces contrées là, survivent de temps à autres, des pauvres. Il n’est jamais revenu. L’histoire s’est éteinte comme ça. Comme une bougie qui fait long feu…
Dans les années quatre vingt, on savait se laisser aller…

Hervé rigolait tout le temps. Je l’avais connu au collège. Les mercredis, nous nous promenions sur les chemins, à l’orée de la ville. Il y avait encore des fermes à cette époque en proche périphérie. On montait sur les cerisiers et ont faisait la cueillette. Cela ne durait jamais longtemps. Un paysan sortait toujours d’on ne sait où et se mettait à nous courser, avec moult injures. On avait peur qu’il n’ait son fusil et nous tire dessus une volée de plombs. On détalait comme des lièvres en semant et écrasant notre butin le long de notre route et sur nos tee-shirts. Nos parents étaient dubitatifs lorsqu’ils nous voyaient revenir haletants, les habits tachés, rouges.

On s’est perdu de vue ensuite. Les années lycées… Et puis, revus par ellipses. Hervé était un bon pote, généreux. Mais bien destroy aussi. Au collège, il fumait déjà comme un pompier. Moi, je ne touchais pas à la clope. Cela n’a jamais été ma religion. Ca pique la gorge, ça donne soif, ça coute trop de tunes et ça emplit les poches de l’Etat. Il est rapidement passé à d’autres choses…

On se voyait donc certains week-end. On allait dans une boite rock, au nord de Tours, vers Parcay Meslay. On y allait souvent défoncés.

Hervé avait quitté l’école rapidement. Il était rentré à la SNCF. Il y avait travaillé quelques années. Puis, il avait profité des premières « mesures d’accompagnement » pour quitter le navire avec un petit pactole (dans les 23000 euros). Il avait comme projet de se lancer dans l’élevage des escargots. Véridique… Seulement, il était maqué avec dame piquouze. Et cette salope est une amante maudite. Il faut dire que ça n’avait pas été facile la vie pour lui. Des histoires chaotiques et sa sœur qu’il hébergeait qui, par fuite ultime, se met à boire un litre de javel, alors qu’il était au taf. Sa sœur sous perfusion qui n’en finissait pas de crever à l’hôpital. Alors, la drepou, ça s’explique un peu. A l’époque, c’était plutôt l’héroïne qui circulait pas mal. Il y en avait de plusieurs couleurs et puis aussi de la synthétique qui venait de Marseille. Un jour, Medhi, un autre pote a fait une overdose dans un café de gros shootés. Le « café des sports », à Savonnières. Tu parles d’un sport… On trouvait des seringues dans les chiottes. Medhi y va, se fait sa petit affaire et revient à notre table. Soudain, alors qu’il rigolait, il s’arrête net, se met à blanchir et à gonfler ! Il se développait comme un véritable ballon, un dirigeable en quelque sorte. Il gonflait, gonflait ! Et puis, tout aussi net, il s’écroule sur la table, renversant les verres. La patronne a gueulé comme une hyène. Cette blonde, je n’ai jamais pu l’encaisser… Elle bossait main dans la main avec les keufs. Ces derniers laissaient faire. Pour que le trafic prenne de l’ampleur et qu’ils fassent une belle descente un de ces quatre. Ils connaissaient tout le monde. Pourraient avoir ainsi les honneurs de la presse. Et faire croire qu’ils étaient de bons limiers ces chiens… Ouaf, ouaf !

On a pris Mehdi et on l’a trainé dehors, au bord du Cher. Il y avait des merdes dans sa poudre. Peut être de la poussière. On ne sait pas trop…L’air frais lui a fait du bien. Il s’est mis à récupérer des couleurs, à respirer mieux, à baisser de volume.

Hervé a claqué sa tune en 15 jours. Il vivait au Sanitas, dans un F1, avec une punk, plus destroy que lui. Tous les camés de Tours étaient à ses basques dès qu’ils ont su qu’il avait un petit pactole. Tout le monde est venu le saigner. Lui, il ne tenait plus debout. Il s’en mettait plein les veines et plein les narines. Il suait à grosses gouttes. Il était livide. Lorsque le magot à disparu, il a eu une drôle de descente : fini les rêves d’escargot et finit les képas d’héro ! Je l’ai perdu encore une fois de vue. Plus personne ne voulait plus le voir. Il était trop galère. Et puis, nos chemins se sont recroisés. Il avait laissé béton la drepou pour se soigner à l’alcool. Et aux médocs… On s’est remis à sortir en boîte. Et puis, tout cela m’a lassé. On s’est éloigné encore un fois.

A l’aube des années 90, la nouvelle république a fait sa une sur un fait divers très glauque. J’étais au boulot. Je suis tombé sur le journal par hasard et j’ai lu l’article, comme aimanté par ce dernier. Un type avait été retrouvé, sur un matelas, jeté en pleine nuit sur ce dernier, du haut du deuxième étage d’un petit immeuble du quartier Fedvotte. Il s’est avéré que le type en question était mort avant d’être balancé ainsi par ses deux compagnons de galère. Mort d’overdose de médicaments. Ses « potes » l’avaient éjecté, dans leur longue nuit de camés, de l’appart par la fenêtre quand il s’était mis à puer. Une mort par médoc, ça empeste très vite. 48 heures de défonce médocs/alcool… Hervé est mort comme un chien. Comme un sac poubelle que l’on jette au bord de la route. Comme une journée sans soleil. Et un monde sans sourire….

Dans les années 80, « le ciel était gris de nuages »…

C’était vers la fin des années 80. On avait organisé un débat aux Studios avec une exposition (d’affiches) d’une semaine sur le cinquantenaire de la révolution espagnole. La salle du CNP avait été pleine et le débat avait duré longtemps.
15 jours après, une vielle dame sonnait à ma porte. J’habitais au Sanitas à l’époque, place Ranjeard. Je l’avais vu, à travers l’œilleton, hésiter et presque s’en aller. Elle avait fait deux pas en arrière dans l’escalier. J’avais ouvert la porte et avais entamé la conversation.
Elle se prénommait Maria. Elle m’expliqua qu’elle avait vécu, enfant, à Saragosse et qu’à l’époque du soulèvement Franquiste, elle était restée coincée là bas avec sa mère. Son père, était un militant connu de la CNT.. Il s’appelait Florentino Galván Trias et rejoindra, après que les « fils de la nuit » (des « commandos d’élite » de la CNT-FAI), l’aient extirpé de la zone Franquiste, le mythique Conseil d’Aragon à Caspe et y travaillera comme sous-secrétaire à l’Agriculture.

A Saragosse, les républicains avaient été trahis par l’autorité civile qui les avait endormis. Contrairement à Barcelone, où le peuple s’était soulevé en masse et avait écrasé dans l’œuf la rébellion franquiste, le prolétariat de Saragosse (pas loin de 30 000 personnes organisées, majoritairement, au sein de la CNT (anarchiste)) avait accepté les « offres » de temporisation des responsables politiques (socialistes). S’en était suivi, dès le 18 juillet, une longue série d’arrestations et de massacres de la part des militaires factieux et des phalangistes. La CNT, dont de nombreux militant(e)s étaient jeunes, avait sous estimé le danger.

Florentino Galvan avait réussi à se cacher pendant quelques semaines avant d’être secouru par une bande de pistoleros anarchistes. A défaut d’autre chose, les franquistes venaient quotidiennement terroriser la famille. Ils avaient aussi arrêté son frère et l’avait fusillé à sa place.
La plupart des militant(e)s qui n’avaient pu fuir, furent ainsi exécutés et enterrés dans des fosses communes dont on est seulement en train de découvrir actuellement les secrets macabres.

En Espagne, ce mouvement remet un peu les pendules à l’heure (une école d’historiens relativisant les massacres des deux bords, la réalité est tout autre). L’histoire se dévoile actuellement avec les douzaines de milliers de squelettes que l’ont retire de centaines de charniers à travers le pays. Les troupes franquistes (et leurs hommes de main Marocains, Italiens et Allemands) ont pratiqué une politique du massacre total dans les zones qu’ils « pacifiaient ». Ces meurtres ne sont pas comparables avec les dérapages où les coups de colères sanglants des milices populaires qui suivirent l’insurrection militaire et qui furent rapidement limités dans le temps et dans l’espace.

C’est donc dans ce contexte que Maria, âgée de 6 ans, vécu ses premières années d’enfance : les amis, membres des familles, voisines et voisins étaient arrêtés quotidiennement et bien souvent exécutés.

Maria se prénommait en fait Acratia (anarchie en Catalan), mais après le 19 juillet 1936, sous le régime des nationalistes et lors des perquisitions, la petite devait dire qu’elle s’appelait Engracia.

Plus tard les sbires de Franco lui ont imposé un changement pour la prénommer Maria (de la Conception). Salauds de curés…

Elle m’expliqua alors que durant 40 ans, elle avait tu ses souvenirs car la douleur de ses exécutions et de ses massacres était bien trop vivace. Elle avait pu, avec sa mère, rejoindre son père, déporté en tant que travailleur en Allemagne, au début des années quarante. Après la guerre, la petite famille s’était installée à Vierzon. Florentino avait continué à militer, sans illusion, dans la CNT en exil. Il anima à Vierzon, des meetings de plusieurs centaines d’anarchistes espagnols en exil.

C’est donc cette soirée aux Studios qui avait permis à Maria de renouer avec ce sombre passé et de pouvoir enfin en reparler, avec moi dans un premier temps et avec d’autres par la suite.
De parler aussi de la fantastique épopée libertaire en Aragon, des réalisations faites par les anarchistes (en terme d’alphabétisation, de production des biens, d’organisations sociales solidaires. Pensez, en 1936, Frédérica Montseny, ministre anarchiste de la santé fait décréter l’avortement et la contraception libre et gratuite !), mais aussi des multiples trahisons des communistes (son père a failli être exécuté par les colonnes du communistes Lister qui au lieu de combattre les troupes Franquistes, désorganisait et tentait de faire disparaître les collectivités en Aragon).

La fin des années quatre-vingt a permis, avec la chute du mur de Berlin, l’ouverture aussi des archives et la fin de l’histoire « officielle » écrite par les partis communistes. Pour Maria, cela a été un début de renaissance.

La première nuit, ils m’avaient fait mettre à poil en arrivant et m’avaient fait enfiler une tenue bien trop grande pour moi. Une sorte d’habit de bagnard. Je m’étais retrouvé en cellule, à tourner en rond, en cherchant désespérément à retenir le pantalon qui n’arrêtait pas de s’affaisser à mes pieds. On est tout petit lorsque l’on est en prison... On tourne, on virevolte, on se cogne aux murs. Les cellules sont bien trop étroites pour prendre son envol.

Il n’y pas d’âge pour aller au zonzon. Moi, j’avais 20 ans, à peine. Quelques mois de ce traitement et rien de tel pour calmer la bête avaient-ils pensé. Moi, ça m’avait fait perdre 5 kilos la taule. Mauvaise bouffe, sale ambiance, du brouillard dans l’existence. On se fait tout petit lorsque cela nous arrive. A 20 ans... Les salauds ! Remarquez, je ne suis pas fana de grosses bouffes. Mais là, la limite du dégueulasse était atteinte. Ça fait partie du « traitement ». De l’art et la manière de faire de toi l’être le plus vil possible. Plus du tout citoyen. Ça n’a guère changé depuis. Les crapules qui nous gouvernent, de droite comme de gauche, s’en tamponnent complètement. La prison, ce n’est pas pour eux ! C’est pas fait pour. Sauf que des fois, l’un d’entre eux dérape et va faire un petit tour dedans. Mais alors là, c’est VIP, attentions, câlins et tout le tremblement. De toute façon, il n’y reste jamais longtemps et retrouve les siens et son pognon rapidement. C’est beau la république !

Car, c’est dégueulasse, la prison, bourgeois ! C’est vrai ! Je peux le dire ; J’y ai vécu... On se fait tout minaud et on espère que ça va passer vite. On s’émerveille de plus grand chose... Une fois, c’était le 14 juillet, la fête nationale de mes deux, ils nous ont servi du pain frais. Parce ce que là, en ce jour « glorieux », ils avaient dégotté du pain frais les matons. Matons, pauvres cons... Je dis ça comme ça, parce que ça rime. J’ai pas de haine. Plus maintenant... La haine, bien souvent, ça ne sert à rien…

J’ai pas pleuré non plus alors que les larmes, des fois, ça fait du bien. Ça soulage... Ça permet de faire le point... J’ai essayé que tout cela me glisse dessus. La violence, les abus de pouvoir des petits chefs, les vexations, les réflexions, les punitions... Je les emmerdais beaucoup, à l’époque, les hommes en uniforme. Je les emmerde encore.

On se sert les coudes. Parfois, sans rien dire, par dignité, au quotidien. On s’entraidait rue Henry Martin... On se respectait entre détenus. On essayait de ne pas être trop abîmés…

Je n’en ai jamais causé depuis... De toute façon, la vie, c’est bien chagrin parfois. Alors, il faut se l’enquiller.

Il ne faut pas avoir peur d’eux. Je les ai appris. Il ne faut pas courber l’échine. Il ne faut pas baisser les yeux. Si nos cris pouvaient les atteindre. Si nos mots pouvaient briser la terreur du monde…

Les prisons sont des erreurs. Des trucs construits par les bourgeois pour nous faire peur. Petite soeur, camarade, frangin serre moi la main. Moi aussi, je hais les prisons et j’aime la vie, à en crever. Finalement, la haine ; On ne s’en défait pas…

Dans les années quatre vingt, à l’ombre d’une maison d’arrêt…

On s’appelait « les déchiquetés » du Conti. On avait pris racine dans le bar de la place Jean Jaurès et on y passait nos journées. Il y avait Max, un ancien huissier, qui, a quarante ans avait tout laissé tomber tellement cela lui faisait mal d’accomplir son sale boulot. Il était devenu un contemplatif, se nourrissant de rien si ce n’est d’une lecture boulimique d’ouvrages philosophiques. Max pensait que la seule grande aventure moderne qu’il nous restait était celle de « l’’aventure de la drogue ». Le reste avait été tenté, galvaudé, vendu. Il y avait aussi « La mâche », un type sympa, au sourire communicatif, se moquant de l’activité incessante de nos concitoyens : le spectacle de tout ces gens pressés, accablés par le travail, la famille, les impôts, les traites de la maison ou du véhicule, toutes les vicissitudes qui font du salarié un esclave enchaîné, le faisait rire,. Daniel, dit « carotte râpée », en rajoutait dans la glande et dans les éclats de rire : il n’avait pas réussi grand chose dans la vie et avait raté son métier de chanteur. Il avait fait un passage éclair dans le groupe « Mona Lisa » qui, à peine sorti un disque au national, avait disparu du circuit. Il se consolait en développant une pensée mystico-tantriste, matinée de végétarisme militant. Il y avait « La gouache », un peintre à la barbe rase, timide et aux aguets, qui écoutait nos fanfaronnades avec un sourire compréhensif. Il y avait aussi les filles de Tunon, la boite privée qui formait des hôtesses d’accueil. Sabine, avec ses yeux de braise et sa fougue andalouse, ma petite sœur, qui venait réchauffer la sombre fierté tourangelle. Elles venaient s’encanailler avec nous, entre midi et deux et parfois après les cours. Elles étaient trois et jouaient aux rebelles en nous côtoyant. Une avait volé une tenture au « Petit Paris », rue nationale et s’était enfuie en la dissimulant sous ses vêtements, à hauteur de son ventre. Elle me l’avait offerte et je l’ai encore aujourd’hui, bien qu’elle finisse, peu à peu, à se décharner. Le « Petit Paris » était une bonne école de fauche pour tout un tas de jeunes à l’époque.

Il y avait aussi une faune plus ou moins importante de personnages qui venaient nous accompagner dans notre refus du travail. La plupart ne faisaient que passer.. C’est ainsi que j’avais rencontré le docteur JP Legaf, un médecin qui avait beaucoup de soucis avec le conseil de l’ordre. Il m’avait arrêté durant de très nombreuses semaines et mon DRH de l’époque, un ancien flic, (qui finira sa pitoyable carrière en DRH à la fac de Tours) avait échangé avec lui une correspondance orageuse. Le docteur Legaf reprochait au DRH sanguinaire de mettre en l’air la thérapie qu’il avait mise en place en provoquant contre moi des contrôles médicaux. Pour mon DRH, il convenait qu’un employé soit surtout et tout le temps « opérationnel » ! Son cerveau reptilien ne pouvait pas sortir de chose plus aboutie.

Il faut dire que le docteur Legaf avait une pratique thérapeutique assez particulière : A peine arrivé dans son cabinet, il prenait son pendule et son bâton de sourcier afin de m’ausculter. Le stéthoscope était au rayon des gadgets. Puis, après avoir « senti » les ondes, il dégageait tout ce qu’il y avait de son bureau, balayant le mic mac avec un bras. Une fois place nette faite, il sortait d’un tiroir un gros volume de « la nouvelle bible », un ouvrage sur lequel il avait énormément bossé. Il se mettait alors à psalmodier, après avoir éteint la quasi totalité des lumières. Il récitait ainsi 3 ou 4 pages, se mettant à chanter de temps à autre, puis s’arrêtait soudainement et faisait le silence pendant de longues secondes. Cet ouvrage devait, selon lui, révolutionner le monde et remplacer toutes les impostures qu’étaient les évangiles et autres textes fondateurs des religions déistes. Ainsi, je devais « guérir » de ma maladie imaginaire.
Legaf a disparu un beau jour. Son cabinet a été fermé. Sa « médecine » pourchassée. On a bien rigolé de tout ça...

On consommait peu. Un café pour 2 ou 3 heures d’inactivité. Rarement de l’alcool si ce n’était une bière de temps à autre. Certains serveurs jouaient le jeu et s’étaient même fondus dans le groupe. D’autres, ne nous aimaient pas. Parfois, les plus hargneux, nous prenaient à part pour nous indiquer « que le patron ne voulait plus qu’ils nous servent ». C’était, évidemment parfaitement faux et bien fourbe et vicelard comme savent le faire nos bons français fiers de « leur identité ». Bien vachard aussi... Mais, il est vrai, voir notre assemblée de glandeurs passer de longues journées à bayer aux corneilles en devisant sur l’horreur de la vie que l’on veut nous faire vivre, avait un côté crispant pour certains travailleurs qui suaient becs et ongles pour gagner un maigre salaire. Le seul que cela ne gênait pas finalement, c’était le patron du Conti. Entre glandeurs, on savait se reconnaître et s’apprécier. Il passait la quasi-totalité de son temps avachi au comptoir à contempler sa clientèle. C’était un sacré professionnel, il faut bien l’avouer...

Les déchiquetés ont disparu au bout de quelques années. Chacun à suivi son chemin. Certains sont toujours fidèles au poste, et traînent encore dans le périmètre de la place Jean Jaurès. On entend encore leurs rires moqueurs lorsque l’on s’y promène, coincés entre nos horaires et nos obligations.

Dans les années quatre vingt, on savait encore rire à la face du monde...

Le pic de Nore est un caillou venteux, qui domine à 1211 mètres la montagne Noire, aux confins du Tarn et de l’Aude. Là haut, c’est toujours frais et venteux. Tramontane, Vents d’Autan et Marin s’y bataillent livrant les sommets à une perpétuelle guerre des tempêtes. Pour vivre dans ce coin là, il faut en vouloir et il n’y a d’ailleurs là haut qu’une station météo qui résiste aux coups de butoirs des grands souffles de la nature.

C’est dans ce coin que ce sont rassemblés, durant la seconde guerre mondiale, des maquis glorieux, composés de réfugiés, de rescapés et de nos frères, les anarchistes espagnols. Ils ont tenu la dragée haute aux allemands et leurs ont flanqué de sacrées dérouillées. C’est de ces montagnes qu’ils sont descendus en 1944 pour libérer les principales villes de la région.
Pour vivre là, il faut avoir du courage.

Quand on vient de Carcassonne, que l’on a passé Salsigne et sa vallée souillée par le cyanure, la montagne commence à se dévoiler. Les routes se rétrécissent, les villages se blottissent, la chaleur de la plaine s’estompe.

Castans est le dernier village, au bout de la route. C’est comme une impasse. Après de nombreux lacets, on arrive sur ce cul de sac. A ta gauche, un petit cimetière surélevé et un petit parking. Quelques maisons suivent où se mélangent là de vieux habitants du coin et des néo ruraux rescapés de bien des aventures. De l’utopiste communautaire à l’ancien toxico, du partisan du grand soir à celui qui est revenu de tout…

Gilles habitait au bout d’un chemin, à l’écart du village. Il fallait pour rejoindre son havre parcourir plus d’un kilomètre d’un chemin abîmé, coupé par un ruisseau, dont les cailloux qui le bornaient, s’effilochaient les uns après les autres et dont les murets rejoignaient, jour après jour, le cahot des ornières.

Il s’était planté là, un jour d’hiver, dans un ancien abri de berger. Il avait atterri dans cette masure difforme, avec 10 cm de neige aux pieds Son seul confort était un four à fuel auprès duquel il avait passé ses journées blotti pour ne pas crever de froid.

La bicoque n’avait aucun autre confort. Pas d’eau, pas d’électricité, pas d’appareils ménagers. Rien... Plus tard, les choses s’amélioreraient.. Les potes amenèrent quelques bibelots, et, vers la fin, un groupe électrogène. En attendant, il s’éclairait à la bougie. Ses rations étaient dans un garde manger en bois. Lorsque nous descendions là bas, armés d’hectolitres de Pastis, nous déversions nos victuailles sur la table et après de nombreuses libations, nous nous répandions là où nous pouvions, pour cuver notre alcool. Il y avait une sorte de grenier ouvert où étaient posés au sol de vieux matelas. On s’y retrouvait entremêlés, à deux doigts des étoiles, les mains d’une fille enserrés dans nos doigts.

Gilles étaient un ancien de Peugeot. Il avait fuit l’usine. A Sochaux-Montbéliard, l’usine prenait les vies. Elle te happait au sortir de l’école et te marquait à la chaîne. Paysans du Doubs, immigrés d’Afrique du nord ou de l’ex-Yougoslavie, fils de mineurs... Tout était bon pour engraisser le moloch. L’usine « moderne » écrasait, par des cadences de plus en plus intenses, les doigts des ouvriers, les nerfs des ouvriers, les rêves des ouvriers. Le moindre de tes soupirs était quantifié, codifié et anéanti. L’usine englobait tout et pour assurer sa puissance, elle avait construit le stade de foot au cœur de son antre. Elle pouvait tout se permettre et donner sa part d’illusion à l’ouvrier, la part du pauvre, la partie de foot.

L’usine c’était aussi la répartition militaire des tâches. Les petits chefs, le syndicat facho (le SIA), les œuvres de « bienfaisance », la retraite au dernier moment, lorsque tu es bien cassé, juste plus bon qu’à crever. L’usine, c’était le bruit, les blessures, les reins bousillés, les mains ravagées. L’usine, c’était aussi les sabotages conscients, les vis mal calibrées, les fautes de montages, les finitions pas finies.

L’usine c’était tout pour ces salauds de riches, ceux qui gouvernent, ceux qui font les lois, ceux qui nous dictent leur morale, ceux qui, de tout temps, pendent et tuent, ceux qui croient à la vertu soldatesque, ceux qui nous aiment soumis, ceux qui nous méprisent.

A l’aube des années 80, Gilles s’était barré de là. Il avait été le plus loin possible se terrer dans cette tanière, au fond de la montagne, au bout du chemin. Il voulait vivre sans contrainte, goûter la liberté que les puissants nous volent, se reposer aux gré des saisons, en écoutant le vent se lover entre les arbres, en cueillant les champignons que le soleil faisait se lever, en descendant se rafraîchir au fil de l’eau du ruisseau. Gilles a tenté d’oublier le monde, notre monde mécanique, modernement ennuyeux, cruellement sanguin. Gilles parlait peu, l’usine lui avait asséché la parole. Il avait ses amis avec qui il partageait tout et sa plus grande richesse, son sourire d’ouvrier que les années d’usine n’avaient pas réussi à effacer. Un sourire timide, discret, sincère. Un de ces trucs que n’auront jamais les riches.

Gilles buvait beaucoup. C’était comme s’il ne parvenait pas, malgré tout, à oublier l’horreur industrielle qu’il avait subi. La galère du monde du travail. Un monde de merde.
Gilles s’est éteint il y une trentaine de mois. De maladie, d’usine, d’alcool, de vie volée. Il est enterré dans le petit cimetière de Castans, celui qui nous donne le bonjour en arrivant, à gauche, au village. Loin, très loin des fureurs de l’usine et de ses copeaux rougis.
Aux détours des années quatre vingt...

la pièce ne faisait pas plus de 20 m2. C’était l’unique pièce d’habitation de la ferme du grand-père de Monnaie. S’y entassaient le grand-père, sa « servante » (en fait sa compagne, mais il fallait le tenir caché car mon grand père était veuf !) et la mère de sa compagne. Une femme sans âge, rabougrie, toute fripée, délirant perpétuellement dans son coin, près de la cheminée. J’essayais de discuter avec elle, la vieille fripée, mais il n’y avait rien a en tirer. Elle était enfermée dans sa réclusion de vieille paysanne ne demandant rien, ne parlant pas, figée avec les siècles.

La pièce leur servait donc de lieu de vie. Il y avait une grande table, un lit au coin gauche, une grande armoire, une gazinière et puis une série de pots métalliques, de tailles différentes, sur les rebours de la cheminée ; un pour les pâtes, un pour le riz, un pour le sel, un pour la farine, un pour les lentilles, etc. Où était le lit de la vieille ? Un mystère que me garda bien de me livrer l’austère bicoque.

On allait aux commodités dehors. Un cabanon en bois, avec un siège béant sur un trou repère à mouches. On se torchait avec du papier journal, la NR. Un vrai délice de décroissance, sans consommation, sans confort, sans rêve...

Lorsque nous venions avec nos parents, notre grand père nous offrait des gâteaux secs. Ils étaient dans une boîte en ferraille. Parfois, lorsque nous les croquions, il y avait des petits vers qui sortaient de la pâte... Pour faire passer ça, le grand père nous servait un petit verre de Vouvray sec. J’avais du mal avec le Vouvray à l’époque. Je trouvais ça assez agressif, âpre et difficile à digérer.

Deux fusils de chasse trônaient au dessus de l’âtre. La gibecière et la cartouchière étaient à l’entrée, accrochées à de gros clous. Mon grand père tirait de temps à autre, du gibier pour améliorer l’ordinaire.

Les deux hectares de la ferme étaient occupés par trois autres granges attenantes, par une immense volière faite de bric et de broc, par une petite mare et par un enclos ou paissaient deux ou trois vaches. Il y avait des pots au lait en zinc massif qui tenaient continuellement l’affût près de sa porte.

Il y avait aussi une rangée de cages à lapins. Le grand père nous en offrait un de temps à autre. Il nous demandait de le suivre dehors, choisissait sa victime et la pendait de sa gauche par les pattes arrière. Le bestiau gigotait comme un fou. De sa robuste canne, le grand père lui assenait un coup unique et définitif sur la nuque. Puis, il prenait son couteau afin de lui arracher l’œil et le vider de son sang dans une écuelle. Le sang coulait pendant 1 ou 2 minutes. Puis, il le dépeçait d’un geste habile et rapide. Le civet était prêt à être mangé…

J’allais me perdre dans la volière. Il y avait des poulets, des faisans, des canards. C’était un véritable labyrinthe. Je m’y engouffrai en courant, cherchant les dénivelés, me cognant aux impasses, perdant la lumière du jour dans cette enfilade de grillages. Plus je courais, plus les bestiaux piaillaient. C’était comme une drôle de féerie. Des volutes de plumes dans un tohu-bohu, des tapis de fientes, des becs qui s’enhardissent, des protestations volatiles, des tensions insurrectionnelles ; toute la volaille en ébullition, comme ça, tout à trac, en révolution absolue, soudaine, imprévisible. Le souffle de l’histoire... Un sérieux capharnaüm ! Pas rigolard du tout ! On se serait cru en pleine apocalypse. Le grand père sortait alors de sa cambuse et gueulait de sa voix impressionnante contre le petit pirate que j’étais. Je me figeais, entre deux caquètements et partais piteusement en retraite, tout en ayant un peu de peine à me repérer dans les méandres de cette maudite volière. La grande expédition s’arrêtait là.

J’allais alors dans le pré à vache. Il était clôturé par des barbelés. Je rampais au sol pour les franchir. Les vaches étaient pour moi un mystère. Elles me paraissaient monstrueuses. Je n’osais pas m’en approcher d’autant qu’avec leurs meuglements, elles avaient tendance à me refroidir. Mais elle n’était pas très speed les vaches... Elles levaient la tête, me regardaient avec leur gros yeux de vaches et se remettaient à traire, comme des vaches…

Il n’y avait pas beaucoup d’animation à la ferme. On n’aimait pas y aller, ma sœur, mon frère et moi.

Mes parents nous le reprochaient. Surtout mon père, puisqu’il s’agissait d’aller visiter son propre père. Mais le grand père, il n’était pas causant non plus. Une famille de taiseux. Il avait été prisonnier pendant la seconde guerre mondiale. J’essayais de lui parler de ça. Fallait lui tirer les vers du nez... Alors, quand on est jeune, on se lasse vite de tout ça, on n’a pas de patience. Nous on était taquinés par la modernité... Bientôt viendraient les ordis, et pire encore. En campagne, il n’y a bientôt plus de vaches et plus de paysans non plus.

Les années quatre vingt les ont laminés.

Un jour, la vieille sans âge est morte. Sa fille n’a pas tardé à s’en aller de la ferme. La ferme était isolée à 5 kilomètres de Monnaie. Elle en a eu marre de cette vie de misère. Elle a rejoint le bled, trouvé un logement dans un petit HLM, l’eau courante, une baignoire, une machine à laver, des chiottes « modernes », des radiateurs et la télé…

Le grand père est resté seul, à la ferme, avec ses vaches et ses lapins...

On tapait les stencils avec des machines à écrire et on dessinait nous même les illustrations. Ça sortait comme ça pouvait sur le papier. Parfois, on galérait beaucoup, pour sortir le journal. Le stencil s’imbibait mal, se déchirait, était trop baveux. Parfois, c’était du à la qualité médiocre du papier que nous utilisions.

La LCR nous laissait ses locaux pour tirer notre canard, sans contrepartie. C’était correct, il faut le dire. D’un autre côté, notre « comité de lutte lycéen » était pluraliste : quelques anars, des trotskystes (JCR), une mao, des lycéen/nes en révolte... On était un bon paquet. Au moins une vingtaine. En un an, Choiseul, le lycée endormi au nord de Tours, était devenu le fief des luttes lycéennes, supplantant le mythique Grammont et le bouillant Paul Louis Courier. On avait fait péter les grèves, les manifs, les AG, les intersyndicales. Le SGEN-CFDT nous imposait dans les réunions intersyndicales de l’éducation nationale ; ça faisait grincer certaines dents. C’était à cette époque lointaine où la CFDT n’était pas encore un syndicat pro-patronat. Il faut dire, nous étions dix ans à peine après mai 68.

On avait créé un journal, qui a duré trois ans. « La Méduse Émancipée ». J’avais proposé ce nom rapport à un journal lycéen qui était tiré, sous la férule de l’administration, peu de temps avant notre « éclosion » et qui s’appelait « La Méduse ». Déjà, la protal l’avait eu mauvaise. Elle n’a cessé de l’avoir mauvaise au fur et à mesure que l’on a pris de l’ampleur, que l’on a remis en cause les trucs qui n’allaient pas à l’internat, à la cantine, avec la hiérarchie, avec l’éducation. Vous savez, les profs et l’administration scolaire, c’est syndiqué à donf, mais ça ne connaît que ses petits privilèges et son « incontestable » autorité. Les gamins, ils étaient surtout autorisés à fermer leurs gueules et à subir des profs névrosés, parfois totalement à la ramasse, débordant, pour certains, d’autoritarisme. Le message libertaire de 68 avait quand même un peu de mal à passer dans les tuyaux de l’Education Nationale. Bien sûr, une minorité était à l’écoute et nous donnait cette envie réciproque de les écouter. Mais c’est vrai que l’école m’a aussi éveillé aux injustices distillées savamment par certains profs et à l’imbécillité absolue de la sélection et de la compétition entre les êtres humains.

On tirait le canard à 300 exemplaires et on le vendait 15 centimes d’euros. On vendait tout, en moins d’une semaine ; c’est vous dire ; un vrai tabac ! On mettait des affiches dans les couloirs pour annoncer la parution ; On a obtenu un panneau pour afficher notre prose…

Avec le fric récolté, on pouvait tirer un autre numéro et faire quelques tracts. On publiait nos comptes ! On avait une périodicité aléatoire ; disons un journal d’une douzaine de pages tous les quatre mois. Une fois, on a fait une couverture avec le tristement célèbre « Arbeit Macht Frei ». C’était en 1979. Des prof n’avait pas trouvé ça bien. Nous, on trouvait bien qu’ils ne trouvent pas ça bien. Désormais, on faisait référence et on avait même été contacté par une secte trotskiste parisienne qui tentait de créer « un syndicat national de lycéen ». Une ébauche de ce qui deviendrait la FIDEL Ils sortaient un journal qui s’appelait « Effervescences Lycéennes »... Et puis le « CLC » (Collectif de Lutte de Choiseul) a fait des émules : un « Comité rouge » (JCR) s’est créé, un « Collectif Libertaire » et même un ersatz de regroupement de maos (2 ou 3). C’était à l’époque où le Cambodge (Kampuchéa « démocratique ») était envahi par les troupes Vietnamiennes pour faire cesser le bain de sang de Pol Pot et de ses Khmers rouges. Les Troskos soutenaient les Viet, les Maos, les Khmers et les Libertaires renvoyaient toutes ces armées rouges dans les poubelles de l’histoire.

Et puis, un jour, on s’est engueulé plus que d’habitude. A propos d’une sérigraphie qui était proposée pour le journal. Un dessin de bondage féminin. Ça ne se faisait pas. On s’est barré à quelques uns du CLC et on a créé un nouveau journal ! Pour faire chier le CLC, on s’est appelé le « Comité Apolitique de Choiseul ». En fait, on était un conglomérat d’anars et de punks (la bande de « Foutre », le premier groupe Keupon d’Indre et Loire). Notre brûlot s’est appelé « Ras The Bol », et avait comme maxime en exergue : « Pour le pouvoir aux cons ». Bien sûr, certaines et certains n’ont pas vraiment aimé. On le filait gratos ; une quinzaine de pages (dont le dessin refusé par le CLC), deux numéros, des articles faisant l’éloge de la drogue, de la bande à Baader, des alertes à la bombe au sein du lycée, etc. Des recettes aussi pour faire des cocktails Molotov et pour se rouler des joints. Des poèmes nihilistes... Des citations de Sébastien Faure, Proudhon, Bakounine... Des signatures d’articles les plus loufoques possibles. Que du bonheur ! Le CLC nous avait déclaré « nuisibles » et l’administration, qui nous pourchassait dans les couloirs, montrait désormais le CLC comme un exemple à suivre. On était bidonnés. On tirait le canard sur une ronéo à alcool (ça nous allait bien), avec la complicité d’un camarade, fils de notaire à Monnaie. Pendant que le pater faisait son beurre sur les héritages, nous tirions le canard avec ses machines et son papier. On a publié deux numéros, à cent exemplaires chacun puis on s’est arrêté. On en a eu vite marre. On n’avait pas envie d’enfiler le carcan du militant « gauchiste ». On tournait tout ça en dérision. On était libres. D’ailleurs, un bon tiers de l’équipe n’a pas passé la trentaine. Morts violentes... On était entiers dans notre genre !

Dans les années quatre vingt, on n’avait pas de temps à perdre…

En juin 1982, il y eut le « sommet de Versailles » réunissant les sept pays les plus industrialisés de l’époque et consacrant le rôle prépondérant du FMI.

Quelques dizaines de milliers de manifestants s’étaient réunis à Paris, entre République et Bastille, pour protester contre cette assemblée des « saigneurs » du monde.

Comme le « camarade » Mitterand était chef de l’Etat, les socialistes étaient aux abonnés absents. C’est une habitude qu’ils ont gardé depuis. La manif était plutôt l’émanation de multiples collectifs et de l’extrême gauche, toutes chapelles confondues.

Nous on s’était intégré dedans, à plusieurs centaines, derrière une grande banderole noire sur laquelle était écrit un splendide « mort aux versaillais » !

On s’était déployés sur les boulevards et on se régalait dès que nous passions devant une banque ou une agence intérim. Nous nous attaquions à coups de barre de fer et de cocktails Molotov à ces taudis du genre humain. Les agences intérim étaient faciles à dévaster. Les banques, beaucoup moins mais nous réussissions, à force de pugnacité, à en fendre les vitres blindées. Les flics n’osaient pas intervenir. Nous étions trop nombreux et, d’un point de vue technique, ils ne pouvaient pas se permettre de foncer dans le tas car ils auraient bousculé la respectable extrême gauche et cela aurait provoqué tout un pataquès politique.
Donc on s’amusait bien pendant tout le parcours sous l’œil haineux des gauchistes qui avaient créé un no man land entre eux et nous. Les hideux cogneurs de l’OCI trépignaient de nous voir ainsi faire bombance mais ils n’étaient pas assez nombreux pour nous faire cesser nos agapes.

A un moment donné, on arrive à un carrefour et je change de trottoir afin d’y voir un peu plus clair (les agences intérim en feu dégagent beaucoup de fumée...) afin de retrouver deux potes qui étaient avec moi. Je les vois de loin et je leur fais signe. A peine ai-je bougé le bras qu’une vingtaine de jeunes encagoulés, barre à mine au poignet, m’entoure et me demande quelles sont les instructions ! Je me retrouve grand timonier malgré moi ! J’ai beau leur expliquer qu’il y a gourance, que moi je ne cherchais qu’à retrouver des amitiés, que je n’ai aucun ordre dans ma besace, que je profite, comme eux, de la poésie urbaine régnant dans l’émeute, rien n’y fait. Ils me croient guide, savant, connaisseur. Mes potes arrivent ; ils se rendent compte de la situation. Ils sont hilares. Soudain, j’ai une révélation ! A trente mètres, sur la droite, se dresse un magnifique Mac DO avec sa vitrine sur deux étages. Je leur désigne l’endroit et je leur crie « là ! ». Toutes les têtes se retournent ensemble, comme une symphonie. J’entends comme un vague murmure d’approbation et, comme une nuée de sauterelles, la troupe décolle et vient se jeter contre la boutique de restauration rapide qui rapidement disparaît dans un tourbillon de verre pilé, de bois brisés et de plastiques qui flambent. Ça pue, ça crie et c’est joyeux.

Mes potes et moi, on se tire discret et on rejoint la masse des manifestants. Je respire de m’être débarrassé si vite de mon statut de « guide du peuple révolutionnaire ». Mes potes sont toujours aussi hilares...

Arrivés place de la Bastille, une partie de la manif s’est déjà disloquée. Le bocson que l’on a foutu a fait accélérer les choses. Il y a un autre Mac Do sur la gauche. Ça tente tout le monde, d’autant qu’un grand magasin s’y accole et que c’est une promesse d’un bon pillage en perspective. Seulement, la place de la Bastille, c’est un peu plus sport. Il y a de beaux espaces pour la course à pied. A deux cents on s’approche de nos futures victimes quand soudain, une flopée de CRS nous charge. Ils sont trop heureux de venir nous régler notre compte. On court, on traverse la place. Ça fait une nuée noire poursuivie par une nuée bleue. C’est plein de couleurs ! Il ne manque plus que les lueurs de l’incendie pour éclairer tout ça. Et justement, l’incendie revient ! Des apaches se sont retournés et se sont mis à balancer des cocktails Molotov sur la flicaille. D’enthousiasme, certains sortent de leurs poches des frondes et caillassent la volaille avec de solides boulons. Les poulagas s’arrêtent net, se figent, commencent à reculer. Et soudain, c’est machine arrière ! La bleusaille reflue poursuivie à son tour par la marée noire ! C’est féerique tous ces allers-retours sur la place de la Bastille. On arrive boulevard Richard Lenoir. Et on se trouve face à face à une voiture de police. Elle n’a pas eu le temps de s’en aller. Ses occupants l’abandonnent avant que nous ayons le temps de ciller. On se la prend, on la retourne, on la flambe et on se met à danser autour. Quel festin !
Mais d’autres flics arrivent, par centaines, une grande marée. Là, on ne fait plus le poids. On balance ce qui nous reste dans les poches et on se dilue dans la ville. A Paris, la fête est finie, à Versailles, les disséqueurs du monde ont fait leur sale boulot.

Dans les années quatre vingt, qu’il était bon de voir les banques cramer...

Jacky, c’était le pote à mon vieux, un copain d’enfance. Ils avaient vécu dans la même misère, la même paysannerie, la même école, le même bled. Ils avaient commencé à faire ensemble les quatre cent coups que la jeunesse s’autorise. Un coup pour la braconne, un coup pour le fun.

C’était un ferrailleur. Il avait installé son domaine à l’orée de Monnaie, tout près de la maison de retraite. Ou plutôt, c’est la maison de retraite qui était venue s’adosser aux vieilles carcasses de voitures qui entouraient la bicoque à Jacky. Un drôle de truc que cette bicoque. Un amas de tôles avec quelques briques, entourées de petites collines de ferrailles, de squelettes de bagnoles. Un brasero toujours en activité devant la porte et un chien décharné qui vous colle aux chausses. On y vivait surtout dehors accompagnés, comme il le fallait, par un bon verre de Vouvray.

Jacky était une vedette. Un type gentil, dont l’éternel mégot venait s’accrocher aux lèvres et dont le parler franc, brut aurait fait s’étrangler tout bourgeois lettré ou toute bigote en visite. De toute façon, de bigote, il n’y avait point dans le coin puisque l’endroit était plutôt fréquenté par de vraies girondes bien délurées.

Il avait le cœur sur la main et était toujours prêt à aider. Lorsque nous passions chez lui, nous revenions avec tout un tas de charcuteries qu’il prenait soin de confectionner avec sa compagne.

Jacky le ferrailleur était un héros. Il avait sauvé, dans les années cinquante un aviateur américain qui s’était crashé à deux pas de son gourbi. L’oiseau métallique s’était à peine abîmé que notre Jacky s’était mis à bondir et à courir dans le champ afin de dégager de la carlingue en flamme l’aviateur qui y était resté coincé. Ça avait fait les grands titres de la NR. Et les félicitations du préfet. Sans compter la musique, les flonflons, la médaille !

Jacky se fichait de tout ça. Tout ce qu’il revendiquait, c’était sa liberté. Un jour, il a traversé le village tout nu, comme un bébé ! Il avait envie de se dégourdir les jambes ! Un autre jour, il a enfermé le garde champêtre dans un réduit ! Il avait eu une furieuse envie de lui faire une surprise ! Il était comme ça Jacky, plein de bonnes intentions.

C’est son côté bon prince qui l’a fait devenir « docteur ». Docteur-dérailleur, pour préciser. Ces métiers sont un peu similaires. Vers la cinquantaine, il s’est découvert des « dons ». Il réussissait à « calmer le mal » voire même à guérir de certaines afflictions. Il développait un sorte de patchwork entre radiesthésie, poudres de perlimpinpin, crèmes miraculeuses et véritables guérisons. Attention ! Pas de bondieuserie là dedans, ni de simili gourou

On le payait comme on voulait, généralement en lui donnant, à défaut d’un billet, une bonne bouteille, des ravitaillements, etc. Au fil des ans, il avait acquit une véritable notoriété et des gens venaient de toute la région enjamber les tas de ferrailles qui entouraient son boui-boui afin de consulter Jacky. Enfin, monsieur le docteur puisque toutes celles et ceux qui n’étaient pas affranchis, devaient désormais lui accoler ce titre lorsqu’ils venaient consulter. Avec tout le populo qui se bousculait chez lui après quelques années, il aurait pu s’en mettre plein les fouilles. Mais l’argent, ce n’était pas son truc. C’était quand même assez jouissif de voir certaines crapules de la haute venir « s’avilir » ici afin de se soulager de douleurs provoqués par leurs vies viles et rapaces aux gains.

Ni la mairie, ni les pandores n’osaient venir déranger son commerce illicite. Il faut dire que personne n’aurait compris dans le bourg qu’une autorité vienne inquiéter le héros local.

Quant au cabinet médical local, il devait faire contre mauvaise fortune bon cœur avec cette concurrence déloyale.

Et le Jacky, il se sentait grandi dans tout ça. On le respectait, on l’écoutait, on oubliait ses airs fantasques, sa clope au bec, son taudis et son vieux chien rabougri qui gueulait tout le temps.

Cela ne l’a pas empêché de crever, le Jacky, « avant l’âge », comme l’on dit dans nos campagnes.

A son enterrement, il y avait une sacrée foule. Monsieur notre bon maire, le lieutenant colonel américain qu’il avait sauvé dans son avion en feu, des rombières tout à fait classe, des marlous, des culs terreux, ses vieux anciens et fidèles copains, des « patients », venus de toute la région. Il ne manquait plus que l’archevêque et le préfet pour allumer les flonflons du bal ! Il y avait des tonnes de fleurs... Jacky aurait bien rigolé s’il avait pu voir ça.

Ça a pleuré, ça a roté, ça a bu. Le bon peuple a enterré son héros.

A la fin des années quatre vingt, on ne voyait plus Jacky se courir nu dans les rues de Monnaie !

J’avais été voir le tôlier avec ma compagne. Il créchait près de la banque de France, à Paris. Tout un symbole ! C’était un roublard. Petit, un tantinet gras, il avait la gueule du filou. Il fricotait dans diverses combines et devait plus de deux mois de salaires à son unique employée, ma dite compagne. Pour le serrer, il avait fallu que l’on traverse toute la ville. On l’avait coincé dans son bureau. J’avais un 8 mn dans la poche. 6 balles dans le chargeur. C’était l’époque où je sortais souvent enfouraillé. Et puis, un 8 mn, il n’y a rien de mieux pour faire entendre raison à un tôlier.

La « révolvérisation » était un des moyens les plus pratiques pour « huiler » les rapports sociaux. Je tenais ça du « Père Peinard », gaillardement écrit par Emile Pouget, au temps où la CGT avait fière allure.

Dans son bureau, le patron n’a pas fanfaronné longtemps. Il a rapidement sorti le carnet de chèques et a réglé le dû, rubis sur l’ongle. Belle époque, où l’on n’encombrait pas inutilement les tribunaux des prud’hommes !

On est sorti tout guillerets on a été dans un estaminet boire un verre à notre victoire. On l’a laissé avachi, dans ses dossiers, en train d’essayer de récupérer. Un patron ça doit se traiter avec vachardise, tout comme cette engeance crapuleuse nous traite au turbin !

Et puis il a fallu que j’y aille, moi, au turbin, avec un beau retard. Je suis reparti dans le 18 ème arrondissement, dans le quartier Pigalle, où je taffais à La Poste, sur le boulevard.
J’avais toujours mon 8mn en poche…

A 200 mètres du bureau, manque de bol, je tombe sur le receveur. Evidemment, il m’assaisonne et me met une demande d’explications. « Mais pourquoi donc est-ce que vous arrivez avec un tel retard ? ». Je n’allais évidemment pas lui expliquer le fin mot de l’histoire mais j’avais le 8 mn qui me titillait sec. Après un tôlier du privé, pourquoi ne pas se payer un tôlier du public, pour conclure une belle et grande journée ! Surtout que ce tôlier là, c’était un sacré tordu : il n’était pas loin des 60 ans. Il avait adhéré, en 1948, à la CNT. Il fallait du courage à l’époque. S’opposer à la CGT Stalinienne, refuser l’hypothèse foireuse de FO, maintenir les idéaux du syndicalisme révolutionnaire contre vents et marées. Il connaissait aussi Gaston Couté et m’avait fait entrer dans son bureau à plusieurs reprises afin d’en parler. Mais l’asticot avait vieilli et était devenu un aigri. De plus, il s’intéressait bougrement à la finance et faisait tout pour « produire des placements ». A l’époque, ce n’était pas forcément très courant à La Poste. En fait, le type était passé de l’anarchosyndicalisme à l’anarchocapitalisme. Un précurseur en somme. Un salaud pour résumer. Pour se faire passer encore sympathique, il parlait de temps à autre de l’Espagne Libertaire en 1936, où nos frères anarchistes avait su se défendre avec brio en rougissant plus d’un stalinien. Mais, ce qu’il faisait désormais, c’était que du fric, du misérable fric, du pitoyable fric. Il aurait très bien faire carrière à la CFDT désormais, il y avait sa place.

Le 8 mn est resté dans ma poche. J’ai répondu a sa « demande d’explication », et je lui ai souri, vachard et heureux. Ce jour là, je me suis contenté de me faire la peau que d’un seul patron. Son tour viendrait plus tard…

Dans les années quatre vingt, on était amoureux de la poésie urbaine…

Ce qui était sympa dans ces affaires, c’était que lorsque nous agissions, nous n’avions pas peur. Par exemple, place de la Résistance, en pleine nuit, lorsque nous nous sommes farcis les deux boîtes d’intérim. Nous sommes arrivés en mobylette et on a sorti les pavés de nos sacs. On a envoyé chacun le sien, moi sur le bas de la vitrine, lui, sur le haut. On est allé d’un bout à l’autre de la place, se payer les deux vitrines et on est reparti, vers la rue Colbert. Là, il y avait une autre boîte intérim. On a eu un peu plus de mal avec la vitrine. Je me souviens, mon pavé à rebondi ! Alors on s’est acharné et on a fini par lui faire éclater le caisson à la vitrine !

Un autre soir, on s’est payé le grand panneau publicitaire, en bas du parc Grammont. Celui qui se déroule lorsque l’on vient de Saint Avertin et que l’on se dirige vers Tours en passant par le Cher. On était deux à s’y approcher pendant que les 2 autres faisaient des tours en voiture. Le problème, c’est qu’il fallait l’ouvrir, comme pour une boîte de conserve. Nous avons fait de grands signes à la voiture. Elle s’est alors arrêtée. On a sorti une barre de fer du coffre et on s’est attelé à l’engin. Une fois un peu ouvert, on a balancé le cocktail Molotov. Ca s’est mis à flamber peu à peu. Et puis, tout à coup, ça a franchement brûlé. C’était un beau spectacle ! Et puis, c’était fin novembre, il commençait à faire froid ! C’était plutôt bienvenu un peu de chaleur ! On est remonté dans la voiture et on a même refait un tour supplémentaire, histoire de profiter un peu plus longtemps du spectacle.

Plus tard, on s’est fadé d’autres panneaux publicitaires dans Tours. Et puis, on a aussi délesté la fac de lettres d’un certain nombre de matos qu’on revendait en lousdé. Il n’y a rien de mieux que le petit commerce autonome.

Un jour, des potes m’ont contacté. C’était des musicos. Ils m’ont demandé si je ne pouvais pas « emprunter » le pied de biche de mon père afin de réaliser « une auto réduction ». Je leur ai répondu que ça ne me posait pas de problème et on s’est rencardé le soir, à quelques centaines de mètres de chez mes parents. Je cachais le pied de biche sous mon manteau, comme un conspirateur ! Ils me l’ont rapporté le lendemain, déçus. Ils avaient brisé avec, la vitrine d’un magasin de musique, rue de Grammont, afin de récupérer une batterie. Le truc, c’est que les éclats de verre avaient ruiné tous les instruments mis en devanture et qu’aucun d’eux n’étaient plus utilisable. Un coup pour rien ! De mon côté, le pied de biche était marqué par les coups et la résistance du verre. J’étais un peu ennuyé de remettre l’engin dans le garage de mon père, redoutant une demande d’explication qui n’est jamais venue... Avait-il renoncé à tout espoir vis-à-vis de « l’apache » qu’il avait engendré ?

Dans les années quatre vingt, d’un rien on s’amusait…

C’était dans le rez-de-chaussée que nous nous rencontrions le plus fréquemment. Il avait installé, près de son garage, son bureau et parsemait la pièce d’armoires et d’espaces de rangement. Etaient entassés là, des milliers de documents, livres, dossiers, études, journaux… Il avait, notamment, la collection complète de la « Révolution Prolétarienne », revue mythique du syndicalisme révolutionnaire Français. Il avait été archiviste de la CGT, avant guerre (39/40). A cette époque, le poste d’archiviste était un des principaux postes dans la hiérarchie de l’Union Départementale CGT. Puis au sortir de la guerre, il avait été un des fondateurs de Force Ouvrière. Dans le département, il avait même été le premier secrétaire départemental. Son frère, avait joué un rôle de dimension nationale dans cette affaire. Parti de la CGT de l’époque où la moindre critique est un délit d’opinion et où la chasse aux sorcières est constante, il emporte majoritairement avec lui sur le département de nombreux syndicats : Les municipaux de Tours, les hospitaliers, les produits chimiques de Tours et de Saint Pierre des Corps, les VRP, le syndicat des employés, les syndicats de fonctionnaires (à l’exclusion d’un seul, celui des CRS qui reste à la CGT !).

Le 7 mars 1948, les statuts de l’UD FO sont approuvés à l’unanimité. Ces derniers réaffirment leur attachement à la charte d’Amiens et n’oublient pas sa portée révolutionnaire. Les congrès qui suivent précisent 5 points :
Information des buts révolutionnaires du syndicalisme tels qui ont été précisés dans la charte d’Amiens.

Démocratie syndicale.

Indépendance du syndicat vis-à-vis de tous les partis politiques.

Indépendance vis-à-vis du patronat et de l’Etat.

Lutte contre le fonctionnarisme ou le bureaucratisme syndical.

Ce dernier point prête à sourire aujourd’hui, lorsque l’on connaît les générations de bureaucrates permanents qu’à engendré cette organisation, mais à l’époque, les dirigeants de FO les respectent et se retirent de leurs postes de responsabilités au bout de 2 mandats (soit 6 ans). Les secrétaires généraux de FO qui vont suivre vont s’installer tranquillement durant des décennies dans des maroquins syndicaux bien confortables… Jacques Hervé, puisque c’est de lui qu’il s’agit, n’est pas de ce bois là. Comme de nombreux militants syndicalistes révolutionnaires et anarcho syndicalistes de l’époque, il va travailler de façon désintéressées et non carriériste à tenter de développer un syndicalisme libre (avec la contradiction formelle que FO se crée grâce à l’argent de l’AFL-CIO, elle même financée par la CIA américaine). Mais l’époque est trouble et le mouvement ouvrier est pris en otage entre les partisans de l’oncle Sam ou ceux du boucher Staline.

Jacques en avait marre de ces bouffons qui passaient le voir de temps à autre pour lui piquer des archives, son unique trésor. Nous discutions pendant des heures des grands moments du mouvement ouvrier, de son état pitoyable, de la CNT, de SUD… C’était un abonné au « libertaire », à « L’Union Pacifiste », à la « Libre Pensée », etc. Il m’en filait des numéros régulièrement. On avait créé le « Collectif Contre la Venue du pape à Tours », lorsque l’affreux Polonais est venu polluer l’air local. Cela n’avait pas fait que des heureux : menaces des intégristes, calomnies des trotskistes frapadingues du « parti des Travailleurs », méfiances de la gauche institutionnelles…

On s’était bien marré pendant les 9 mois d’existence de ce super collectif. Cela avait été une belle expérience. Jacques m’en parlait de temps à autre, avec son air roublard de prolo, ces digressions incessantes, ces petits sourires.

Jacques a été rattrapé par la camarde en ce mois d’août. Il est parti tranquillement… On s’est vu régulièrement pendant 20 ans… Ca marque… A sa crémation, le bureaucrate en chef de FO était là pour faire « son éloge ». J’en ai eu froid dans le dos. S’il savait ce qu’il pensait de lui. Et puis, j’ai été appelé à prendre la parole. C’est un truc qu’il aurait bien aimé... Et mon intervention a été suivie d’un morceau de musique, « les anarchistes », de Léo Ferré. Tout était dit…

Dans les années quatre vingt, il y avait des compagnons qui avaient des tonnes de trucs à nous dire et à nous faire partager…

Notre QG, c’était le Bergeo, rue Colbert, à Tours. On avait investi les lieux : tracts, affiches, réunions et permanences. L’endroit était constamment enfumé. S’y croisaient habitant(e)s du quartier, ouvriers de passage et une multitude de jeunes, très portés sur le rock. C’était d’ailleurs à l’issue d’un concert des « Rats », au Bateau Ivre, à Tours, que nous avions pris notre décision. Nous allions créer un SCALP (Section Carrément Anti-Le Pen) dans le fief déclinant de Jean Royer et dans le futur royaume de Jean Germain. Nous avions comme principal moteur, le rock « alternatif » avec son groupe phare, « les Béru », qui nous invitait, à chaque fois qu’il faisait un concert dans la région , à venir tenir une table de presse. Et d’ailleurs, régulièrement, ils venaient à notre stand acheter des autocollants, des journaux ou des badges. Les Béru étaient des gens réglos sur leurs engagements.

Le SCALP draina, dès le début, une vingtaine de jeunes, majoritairement anars. Il avait aussi pas mal de sympathisants, de jeunes salariés assez énervés contre tout ce qui avait une prétention skin. Il faut dire, qu’à l’époque, c’était assez angoissant : les skins paradaient place Plumereau avec chiens et crânes d’œufs lisses, en bande organisée, serrée, hurlante comme une meute. Ils avaient à leurs tableaux de chasse, plusieurs agressions violentes et même quelques ratonades du côté de la gare. De plus, pour corser le tout, ils avaient comme mentor, entre deux jeunes allumés (Wagner et Piwi), Olivier Devalès, dit TOD, le représentant en France du Ku Klux Klan et pour corser le tout, périodiquement, apparaissait un nouveau groupuscule, tel que « les Loups Blancs » qui s’étaient installés dans un bar dont le serveur était leur leader et qui se trouvait lui aussi rue Colbert, au bout, du côté du lycée Paul Louis Courier. Cette bande là éditait « La relève », organe de propagande nationaliste. On avait été à deux ou trois faire un tour, « déguisés » en clients, dans l’antre de la bête. Le serveur en question était un vrai bagarreur mais très loufoque aussi et ses copines avaient fini par nous draguer à sa barbe. Elles trafiquaient dans la coco, les frangines. Comme quoi, le mouvement nationaliste pouvait effectivement bien blanchir, mais surtout les narines...

Une semaine après, un parpaing atterrissait dans la vitrine du troquet. Il y a de ces coïncidences !

Le souci avec tous ces skins, c’est qu’ils se sentaient « pousser des ailes ». Ils devenaient de plus en plus arrogants et dangereux. Les agressions étaient de plus en plus violentes. Un jeune était resté dans le coma quelques jours, un autre avait failli perdre la vie, suite à un coup de couteau dans la cuisse, etc. De plus, leurs publications (que nous répertorions) faisaient ouvertement dans l’apologie du nazisme et ne cachaient rien de leur antisémitisme. Il était dit aussi que TOD fricotait dans des affaires cheulous de trafic d’armes.

C’est à ce moment où les choses ont commencé à se dégrader pour eux. TOD s’est tapé plusieurs procès dans la gueule (pour incitation à la haine raciale), plusieurs skins ont été arrêtés suite aux différentes agressions. Ils ont commencé à goûter au zonzon. Ça en a calmé plus d’un. On en a aussi coincé dont un qui se promenait du côté de la place du Grand Marché avec sa batte de base ball. Il s’est réfugié alors dans une pizzeria et les flics sont venus le sortir. Un copain s’est alors précipité dans la voiture de police pour lui en assaisonner quelques unes. Les flics sont restés comme deux ronds de flancs et nous on s’est barrés, en rigolant.

On en a coincé aussi qui rodaient autour des manifs. On leur arrachait leurs croix celtiques et leurs drapeaux bleus blancs rouges cousus à leurs bombers, ont les traînaient un peu avec nous, dans les rues, alors qu’ils pissaient dans leur frocs. Chaque fois, les flics sont venus les sortir de ces mauvais pas.

On sortait une revue, on organisait des manifs, on allait pas mal dans les concerts. On essayait aussi de faire un travail militant sur le fascisme et sa racine-mère, la société capitaliste. Et on n’était pas tendre aussi avec la gauche institutionnelle, celle qui s’amusait avec le feu lors des élections, celle qui pourchassait déjà les immigrés... Jamais les skins n’ont osé faire une descente au Bergeo. Ils savaient pourtant où nous trouver mais ça les faisait un peu gamberger le SCALP.

Dans les années 80, les fachos avaient le crâne rasé...

On filait avec l’entrain des déchirés sur les boulevards On croisait les putes qui nous montraient
leurs cuisses. C’était autour de la gare. Elles étaient pour ainsi dire tolérées par la municipalité.
Certains conseillers les fréquentaient régulièrement.

On continue notre bonhomme de chemin : Mairie, puis rue Nationale, puis rue du Commerce. Et
paf ! Au coin de la tour Charlemagne, on tombe sur Yvan, un engagé, para, un peu con. Une
relation, disons... Il m’aimait bien. Il est accompagné d’un keupon que personne n’a jamais vu
uriner sur les trottoirs du coin. Et puis d’un type, complètement déphasé, maigrichon, cheveux
longs, crasseux, tenant tout juste debout. Yvan, je l’ai connu au bahut, à l’époque de la bande à
Baader. On lançait des alertes à la bombe. Les flics venaient, c’étaient la panique générale ;
De chouettes émotions. Une fois, on avait même atteint l’apothéose : Tout le monde avait été
évacué dans la cour, les profs flippaient parce qu’ils avaient entendus que « les terroristes » leur
voulaient énormément de mal.

Un avion de la base aérienne toute proche a eu la bonne idée de passer le mur du son au
même moment. Et boum ! Le flip intégral ! Un grand mouvement de recul d’une dizaine de mètres ! Un millier de personnes synchro ! Une belle chorégraphie en somme. Et l’Yvan et moi totalement pliés... Yvan s’est finalement fait avoir, peu de temps après. Du coup, il s’est engagé. Souvenirs d’amuseries que tout cela.

Il avait l’air joyeux là, le Yvan avec sa petite tribu. Le saut en parachute lui avait ouvert l’esprit.
Un de ses potes s’était écrasé au sol, mais qu’importe, cela faisait partie des réjouissances. Ca donnait de quoi raconter plus tard.

Il est décidé à faire le con. Il a repéré une baraque, au pied de la Tour Charl’, immense,
abandonnée, en voie de décrépitude. Avec un mur d’enceinte d’environ deux mètres de haut à
franchir et puis après, tout est ouvert. Passer par les fenêtres les plus basses , les plus faciles
d’accès et puis ouvrir les volets.

Tiens, un autre type nous rejoint. Cela devient une véritable AG ! C’est El Loco ; Il ne manquait
plus que ce néant ! Notre projet l’emballe illico. Il est d’accord pour escalader le premier le mur.
Pour faire son éclaireur en quelque sorte. Dans ces conditions, la petite troupe suit.
On longe le mur discrètement, on regarde devant, derrière pour se prévenir des encombres. On se trouve dans une petite ruelle, peu éclairée où aucune voiture ne peut se faufiler. En parlant de voiture, voilà juste les keufs qui viennent de passer. Z’ont rien vu, pourtant, on fait bien troupeau ainsi. El Loco entreprend l’ascension du mur. Deux gaillards lui apportent leurs soutiens. Le voilà perché en haut du mur puis, plouf, il disparaît ! Un petit bruit de verre écrasé, de bois cassé et le silence. Nous, de l’autre côté, on était bien content qu’il se soit ainsi dévoué. On se sentait beaucoup moins courageux que lui pour affronter une telle masure. On imaginait,
effrayés, le clochard sadique, maître des lieux, tapis dans l’ombre, prêt à tout pour défendre son territoire. Ou bien encore, une bande de voyous destroys encore plus sanguinaires que notre clochard, échouée là, prête à tout, des monstres pervers, aux yeux hideux injectés de sang. El loco pouvait bien aller se faire étriper, violer, sodomiser par le diable, on n’en aurait pas fait une jaunisse.

En attendant, on était tous là, à se mater le blanc des yeux et à écouter le moindre bruit.
Bientôt, survient un bruit énorme ! Clac, clac ! Un, puis deux battants qui s’ouvrent. El Loco
vient d’ouvrir les volets du rez de chaussée. Il a réussi sa mission ! Brave bête ! On souffle, on
s’anime, il bave... On organise l’expédition. Laurence, ma copine, escalade la première. Puis, tous les gugus suivent les uns après les autres, avec plus ou moins de grâce. Ne reste plus que moi, qui zieute par acquis de conscience, une dernière fois autour du lieu. Nous voilà enfin au cœur de la demeure. Il y fait terriblement sombre. On ne voit pas où l’on met les pieds. Comment a fait El loco pour s’orienter de la sorte ? On se questionne. Yvan éclate d’un rire grossier ! Il nous sent tous penauds, minables, perdus dans l’obscurité. Il peut rigoler ! Il sort de sa poche des lampes, Deux exactement. L’était équipé le saligaud de para ! Le chevelu maigrichon se met lui aussi à se marrer. Il faut organiser tout cela. Yvan prends la tête de la colonne. Il a l’habitude des expéditions lui. C’est El Loco, qui contre toute attente, à l’air de pas mal se débrouiller, qui fermera la marche. Ces deux là prennent les lampes. Ils allument les engins et on voit enfin dans quoi on végète. On s’trouve dans une petite pièce, carrée, au plancher usé, aux murs décrépis.

Yvan fait le guide. On le suit tous. El Loco farfouille derrière nous. Il doit faire encore les
poubelles... Visiblement, l’endroit a été délaissé depuis un bon moment. Aucune trace de vie ici.
On est les premiers humains à venir ici depuis longtemps. L’aventure devient excitante ! Très
grande la baraque : Des pièces et des pièces et des étages encore ! La toiture est en bon état. Cela ferait un squat impeccable. Tiens, le keupon se met soudainement à glousser ? El Loco lui
emboîte le pas. Toujours autant perroquet celui la ! Il faut faire attention ; Le plancher a de ces
trous ! Surtout dans les étages supérieurs de la baraque. Un trou béant occupe la moitié du
grenier. Laurence n’est pas trop rassurée. Moi non plus d’ailleurs. Les lampes éclairent mal.

L’armée française devrait fournir du meilleur matériel ! Pas rassurant tout cela. Yvan nous dit
bien de faire bougrement gaffe. On ne voit pas grand chose et, de toute façon, il n’y a pas grand
chose à voir. Des murs, des pièces, des trous ; Même pas de trésor ou de dépôt d’armes !
Allons voir en bas, oui, en bas. C’est là que les trésors se trouvent généralement ! Sage décision que tout le monde partage. De plus, ce sera moins périlleux. Tout le monde, sauf le keupon qui ronchonnait un peu car il pensait que nous allions faire un feu avec le reste du plancher. Mais l’initiative n’était pas bonne car, à cause des trous dans les murs, on se serait fait rapidement repérer. Et puis, personne n’avait envie de faire du feu dans l’instant.

On se retrouve donc dix mètres plus bas, devant une porte en bois, bien ripoux, incrustée dans
une voûte basse et étroite. Du bel ouvrage en pierre de taille et le tout le tralala. On matte
l’affaire, peu de temps. Un coup de latte d’Yvan et tout gicle ! Costaud le para ! Nous voici dans
l’antre du diable ! On se faufile au grès d’un escalier tournant, bien colimaçon. Yvan s’arrête net.

Nous, derrière, on ne voit plus rien. l’endroit est très étroit et trop tournant pour que les lampes
soient vraiment efficaces. Des ennuis, de vrais gros ennuis à l’horizon ? Laurence veut que l’on
rebrousse chemin. Il ne faut pas paniquer ! Soudain, je comprends l’embrouille. C’est le keupon
qui retenait Yvan par la manche. Il voulait parlementer. Parlementer de quoi ? Qu’est ce qui se
tramait ? Je gueule, qui, que, quoi, dont, où ! Yvan dit qu’il faut remonter ! Enfin, pas tous ; Lui
et le keupon seulement parce qu’ils veulent faire quelque chose d’urgent. C’est El Loco qui doit
prendre la tête. Quel pataquès ! Je commence à douter fort, très fort ! Ça sent la galère. Avec El Loco comme grand initiateur et les deux zigs en haut, dans notre dos, la confiance diminue un chouia. Le doute se généralise. Qu’on avance ! Qu’un trucide le silence ! Qu’on relance l’action !

Mais que l’on ne reste pas là, dans le colimaçon infernal ! Ça y est, l’expédition redémarre. Il ne
fallait pas grand chose. Deux, trois marches plus loin, on atterri dans une petite pièce où se
dessinent trois portes de caves, en bois, complètement vermoulues. Rien de vraiment
transcendant. D’ailleurs, ces caves sont très petites. Se sont échouées au sol deux bouteilles
anéanties de poussière. A gauche, apparaît un prolongement et un autre couloir, qui descend plus bas, en pente douce. En voici de l’aventure ! Malgré les doutes de Laurence, l’équipe est décidée à poursuivre l’exploit. El Loco éclaire le fond, le sol, les murs. Aucun danger apparent.

Tout à coup, on entend un déferlement dans l’escalier colimaçon fripon que nous venons de
franchir suivi d’un grand tintamarre grandiose, un véritable délire d’apocalypses. Et puis aussi,
un beau chambardement et une vague lueur, suivie d’un nuage de poussière. Et puis un vif
déchirement des tympans et un souffle qui vient lécher nos bottes. Pendant quelques secondes
l’endroit s’éclaire et l’on voit les gueules effarées de tout ce petit monde. Au fond de notre antre,
il fait soudain fabuleusement chaud. Laurence crie, se cramponne au chevelu, qui se met à crier aussi. Un autre commence à appeler sa maman... Une, deux, trois baffes, voilà ce qu’ils leur manquent. Enfin, on est dans le flip intégral, géant ! Le calme revient. Le troupeau obscur revient à la raison. Ce sont les deux tartempions de tout à l’heure qui, revenant de leurs cachotteries, viennent de ses viander dans l’escalier colimaçon espiègle. On se met à demander des comptes.

En dehors du fait de nous faire peur, qu’on pu faire ces deux enflures là haut ? Ils se mettent à se marrer. Les deux crapulent continuent à se marrer. On entend soudain deux gros cracks et les planchers qui s’écroulent les uns après les autres, les murs que si lézardent, la poussière qui s’installe partout. Qu’ont-ils fait ces deux nuisibles, ces cinglés, encore plus givrés qu’El Lolco ? Des comptes ! Je veux des comptes sur le champ ! Mais la poussière nous chasse ; Les éboulements aussi. Des pierres dégoulinent de l’escalier, à grande vitesse. Des grosses en plus ! Bientôt, le colimaçon aura totalement disparu, avalé par les gravats. Bientôt le cave entière, et nous avec !

Ensevelis, écrasés sous des tonnes de pierres !
Il nous faut avancer ! Il nous faut nous enfouir au plus profond, rapidement. Si on veut en
réchapper, il n’y a pas d’autre choix. On bouge, on tousse, on éructe. Cette cave est infinie !
Encore un, deux, trois sous sols et dedans des salles de plus en plus vastes. On descend, on
descend. Dixième sous sol ? On s’arrête ! Plus de pierres et plus de poussière ! On peut faire une pause. Mais la colère ne tarde pas à ressurgir. Où est l’emmanche ? Le piège ignoble ? Nous voici au fin fond du trou, à cause de l’Yvan et du Keupon. Les cons en question se marrent toujours et encore. J’en appelle aux autres survivants, aux miraculés de l’explosion pour leur demander des comptes. Le chevelu se met soudain à s’accroupir, se terre dans un angle et se met à compter sur ses doigts. El Loco commence à glapir. Les autres s’énervent. Devant les exigences, nos deux loufiats concèdent quelques explications. L’Yvan avait rapporté de sa caserne, quelques rations de dyna, histoire d’artificier. Le Keupon, qui était dans la confidence, avait eu la subite démangeaison de les faire éclater. Selon lui, le cadre s’y prêtait bougrement.

L’yvan avait tout de suite trouvé l’idée poilante. M’étonne pas ! Para ! Tous des givrés ! Et puis
voilà, c’était tout. On était dans la merde. Le colimaçon, tout là haut, tout bloqué, dégueulant de
pierres. Et nous, dans les tréfonds. Et quand bien même, dehors, devaient s’entasser les flics, les pompiers, les agents EDF, la sécurité civile, les journaleux, monsieur le maire, sa dame et le
préfet bien sûr ! Et les badauds ! Pas content les badauds ; Tout ce bruit ! Depuis l’affaire du
palais de justice, l’étaient pas tendre les badauds ! Ils avaient l’explosion sensible les badauds !

Je me jette alors sur ces deux tristes sires, terroristes au rabais, pour voir si, des fois, s’ils n’avaient pas une petite dynamite oubliée dans leurs poches. On ne sait jamais avec de pareils abrutis ! Ouf ! Ils avaient visiblement largués toute leur poudre. Que faire maintenant ? Un calme relatif s’était installé. Attendre ? Attendre quoi ? La fin du monde ? Le changement de lune ? La fin des prisons ? Se reprendre, rapidement. J’demande aux autres mais z’ont rien de prévus, même les deux cons explosifs. Faut aviser pourtant ! On décide finalement de se séparer en deux groupes.

On a devant nous cinq salles encore, très exactement, des grandes, des hautes ; Je pars avec El Loco et Laurence. Les autres se débrouillent de leur coté. Plus de fûts dans ces caves, ni de bouteilles. Que de la pierre. Presque des cachots... L’autre équipe ne semble rien trouver
d’intéressant elle non plus. On est dans un beau cul de sacs. On vient de faire choux blanc avec les trois premières salles. On désespère. Surtout que, visiblement, il n’y a pas plus bas. On est au bien fin fond ! Et puis, soudain, miracle pourrait-on dire. Au fond de la quatrième salle, quelques pierres entassées qui semblent condamner un passage plus étroit, vers on ne sait où mais, de toute façon, vers ailleurs ! L’aventure repart ! Cette fois-ci sans dynamite et avec de l’huile de coude. J’appelle les autres. J’aurai pu prendre la décision de les laisser là mais quand même... Et puis l’Yvan est très costaud. J’entends qu’ils arrivent. Il fallait qu’ils trouvent le coin où nous étions loger. Au travail que je leur dit ! Même le keupon trouve des forces pour déplacer quelques blocs. Nous éclairons Laurence et moi. Le chevelu mord la poussière, l’Yvan montre ses muscles, El loco est rapidement plié sous l’effort. Scène typique ! Par une petite ouverture, on voit le jour. Puis elle se mue rapidement en trouée. On découvre alors d’autres murs, plus anciens, beaucoup plus anciens. Je réfléchis ; On doit être sous la Tour Charlemagne. Très en dessous...

On est dans un périmètre de fouille. Allons-nous découvrir un morceau de la cape de St Martin ?
Bientôt ? Peut être ? On allait tout découvrir, tout savoir, tout comprendre. On le dira au gens, au peuple agglutiné au pied des ruines. On deviendra subitement des héros, des gens qui entrent dans l’histoire et cela fera quantité d’histoires à raconter ! On deviendra beaux, pour toujours ! On avance. On marche sur des dalles poussiéreuses, plus ou moins déglinguées. Le couloir, car il s’agit d’un couloir, suit un léger dénivelé. Il va tout droit et on n’en distingue pas la fin. On s’enfonce un peu plus à chaque pas. La voûte est basse. Elle ne fait pas plus d’un mètre soixante et le couloir ne dépasse pas les un mètre de largeur. Cela fait bien dix minutes que l’on zone dans cet alambic et on continu de s’avancer dans les tréfonds de cette damnée terre. Il y en a qui commencent de nouveau à s’impatienter, le keupon en particulier. Il commence à gueuler qu’il en a marre, qu’il n’y a rien à voir dans ce trou, qu’on s’inonde d’illusions. Cela résonne en plus. Je ferme mon clapet, histoire de ne pas compliquer les choses. Soudain, j’aperçois quelque chose, à environ une dizaine de mètres devant moi. C’est comme une bifurcation. Ce foutu couloir se scinde en deux. On s’approche, je m’approche. On y est presque quand survient la catastrophe, la tuile atroce, l’ignoble félonie. La lampe tombe en rade, ne répond plus, n’éclaire plus, ne vit plus.

Panique dans la troupe ! Des cris partout, les miens, ceux d’El loco, du chevelu, de Laurence et d’autres encore, inconnus. Yvan, par contre, je ne l’entends pas. Je comprends vite. Il ferme la marche avec l’unique lampe valide et s’éclaire tout seul... Ça se bouscule, ça remue, ça pousse. On pousse ! On se retrouve précipité, comme lorsque qu’une cordée est soudainement emportée.

On roule ! Pendant sept, huit mètres ? On s’arrête de rouler. On se retrouve tous entassés, dans le noir et on commence à compter les bars, les jambes, les cheveux bientôt ! Nous étions
combien ? Quatre, cinq, cinquante ? J’enlève une jambe, puis une seconde qui m’empêche de me remuer. Le nœud de vipères ! Chacun s’enlève et se récupère. On se reconstruit en silence. On essaie de se trouver debout. Enfin, à trois quart debout, à cause du plafond bas. Le monde n’a plus de sens. En avait-il un avant ? On veut bien se mouvoir, mais comme cela, à tête-tâtons, dans le noir, que faire ? Je tourne la tête dans tous les sens, des fois que me vienne une indication, même petite...

Quelqu’un crie ! Cela doit venir de derrière. Un cri de femme. Laurence ! Sauvée elle aussi ! Elle
voit ! Elle voit quoi ? Elle voit qui ? D’où lui vient cette vision ? Qu’elle nous le dise ! De ses
pieds ! Elle voit une lueur, à ses pieds ! La lampe qu’est ressuscitée ! Les chocs sans doute. Elle l’attrape, comme on le fait d’une bouée, elle l’a cramponne, elle l’agrippe ! Elle éclaire
l’expédition. Devant, derrière. Nous voilà de nous nouveau sur terre ! Mais on est plus que
quatre... La chevelu, le Keupon, Laurence et moi. Et les autres, que sont-ils devenus ? Happés
par la terre, dévoreuse d’hommes ? Impossible, raisonne Laurence. Les femmes raisonnent
toujours beaucoup plus que les hommes. Elles savent garder le sérieux, reprendre le gouvernail en main. Z’ont du se perdre dans l’autre couloir, le deuxième, le tout aussi petit. C’est juste, son raisonnement tient. Je vous le disais, les femmes...

Là où nous sommes arrivés, la dénivellation n’existe plus. On est sur du plat désormais, avec peu de repères. Il faut que l’on se décide : avancer ou reculer, c’est comme on veut. On verra bien le destin... On fait du sur place ainsi un bon moment et on se met à trottiner, sans savoir, sans comprendre, sans voir la fin. Bizarrement, on a une sensation de fraîcheur ici. Pourtant, on est sacrément enfoncé ! Jamais on ne se retrouvera ! Le chevelu se met à flipper : il appelle sa maman, le Père Noël et Jésus-Christ mais personne ne viendra, jamais parce qu’il n’est qu’un chien, un bouseux et qu’il est irrémédiablement seul avec ses malheurs. Mais, peut-il seulement comprendre ? La mouise et tout ça qui s’accroche à nos pas, qu’on arrive plus à s’en défaire, qu’on a beau crier, qu’on a beau se jeter contre les murs, se prosterner, se vendre, rien n’y fait jamais, on se sera fait toujours et encore pétrifier, ensanglanter et piéger, comme dans ce long couloir qui ne veut pas en finir.

Cependant, avec la lumière, c’est un peu de raison qui revient en surface. On se dit que, peut être, un peu plus loin, une issue apparaîtra. L’espoir, cela naît de rien, c’est dans les chromosomes. Le chevelu, il n’en a plus guère de chromosomes. Il commence à baver, beaucoup... Va falloir se méfier parce qu’il ne faudrait pas qu’il inonde le couloir de sa bave immonde. Quitte à crever, essayons de crever propres !

Ne plus penser à tout cela et ne plus se soucier de tels blaireaux. Repartir à l’action, voici
l’absolue nécessitée. Je me remets à avancer. La colonie se remet en branle aussi. Le paysage ne change guère : vieilles pierrailles entassées par de drôles d’hommes, longs chemins fantasmagoriques, tracés sans doute sous le dessins de prêtes illuminés, descente inexorable vers ce qu’ils leur plaisent d’appeler l’enfer. Et bien non, là où nous sommes arrivés, ça se stabilise et ça tourne même un peu plus loin pour finalement remonter ! Nous sommes toujours dans ce couloir où nos pas résonnent comme de trop lourds tambours et où la fraîcheur nous envahie le sang. Cette marche infernale ne s’arrêtera donc plus jamais ? Ne sommes nous pas devenus prisonniers de ces pierres moisies ? Et voilà que le couloir se remet à descendre ! On se met à espérer à peine que de nouveau le malheur revient à la charge. La décrépitude, voilà la vie, avec de grandes claques dans la gueule ! Derrière ça rouspète de plus en plus. La mutinerie couve.

Mais une révolte contre quoi ? Contre les pierres qui nous étouffent ? Ils pourront toujours taper dessus, les mordre, les souiller, elles resteront toujours pierres, impassibles.
J’essaie de récapituler , de comprendre les évènements, de les digérer avant la fin... Le manque d’eau, de nourriture, le manque de raison.

Et soudain, au fond du trou, au vrai fond pour dire, j’entrevoie une lueur, douce, blanche, une
lueur de jour. Ne tirez pas la langue comme cela, je la vois ! On s’y dirige alors, on s’y précipite,
on est aimanté par la douce saveur de ce halo blanc. On tâte, on découvre un petit trou, dans un vieux mur. Tant mieux, ça facilite le travail. On élargie la faille. On commence à mieux respire et on prend enfin une bouffée d’air pur dans les narines. On s’en inonde les poumons, on en rie.

Et voici qu’apparaît de l’eau, beaucoup d’eau. Un fleuve quoi ! Avec une île au loin. On
découvre. Mais on connaît cet endroit et ce fleuve. C’est la Loire, pour sûr, la douce et la rebelle. Nous voilà enfin dehors, accouchés sur les quais, en contrebas de la rue des tanneurs. Il fait froid, bien froid. Ce doit être le matin. On sort les uns après les autres de notre trou. On se matte, on est poussiéreux ; on se met à rigoler. Les autres, les autorités, à la Tour, peuvent toujours nous rechercher ! On ne végète pas longtemps sur place ; Il y la fatigue et les courbatures. Et puis, on est tout déboussolés ; On ne sait plus où est le haut et le bas, ni la date, ni l’heure. le chevelu s’enfuit, pris de panique. Il pousse à nouveau des cris tout en avançant avec de grands bons. Ce doit être l’effet de l’air pur sur son cerveau fatigué. Le keupon semble tout déprimé. Il lui coule deux ou trois larmes. Il voit un banc, va s’y asseoir et se met à pleurnicher carrément maintenant.

Laurence crie qu’elle en a marre des blaireaux ! Tous ! De moi aussi ! Ca y est ! On se tire tous
les deux. On ne cherche pas les autres... On repart chez nous. Par où ? Là, vers la droite, du coté de la rue Nationale. C’est direct, grand, droit. On ne devrait pas faire certaines rencontres... Nous sommes super fatigués, ratatinés total, défaits. Le chemin est encore loin jusqu’à notre piaule. Ah, bordel, quel plan de blaireau. Mais quel plan de blaireau !

Dans les années quatre vingt, les aubes étaient incertaines !

EPILOGUE :

La bière et le foutre te font comprendre que, finalement, les choses sont bien plus compliquées qu’elles n’y paraissent aux premiers abords. J’irai même plus loin. le sexe est sans doute ce qu’il y a de plus raisonnable. Tout compte fait, il vaut mieux se faire baiser que de se retrouver partisan de telle ou telle cause, membre d’un clan, d’une caste, d’un courant, d’un couvent, excellence ou généralissime, convoyeur de fonds ou disciple. Enfin, tous ces trucs pétris de convenances, de prestige ; de courage même.

Tous ces trucs à s’étriper, se martyriser, se détester, se lyncher. Tous ces trucs que la plupart des gens adore, en Algérie, en Inde, en Chine, et au Japon, aux États Unis et au Chili, chez les soviets (ou ce qu’il en reste) et en France, le soir, tard, dans les banlieues.

En France, bien plongée dans la nuit, dans le sommeil profond qui fait les imbéciles, les votants, les vaincus. La patrie des droits de l’homme, des rafles, des concierges. Ce pays dont les gens dorment profondément. Ce pays aux petites gens qui ont fait des flics des héros. Des héros sans envergure, sans rêve, sans panache. L’hospitalité s’en est allée. Ici, on assassine sans mérite pour décrocher l’ordre du mérite. Les flics se drapent de l’orgueil des puissants. On a les héros que l’on mérite...

Alors, surtout, ne pas en être, ne pas patauger dans le marais qui fait les bons sentiments, les bonnes causes, les vrais camps et les définitifs massacres. Un jour, on chasse son juif ou son arabe. Le lendemain, tout y passe : pédés, drogués, objecteurs, insoumis, marginaux, anars, décalés, non-violents, ultimes rebelles et le sang qui nous coule aux lèvres. On ne chasse plus les communistes, il n’y en a plus assez...

Combien il faut se méfier de ces gens sérieux, sûr d’eux, bulldozers. De véritables machines à t’emmerder... Donc, rester humble, sans leçon à dégainer. Tous les cons de la planète s’accordent là dessus : « Il convient de... ». Que dalle ! Non, entrer en dissidence. Croire en sa bonne étoile et ne pas se prendre plus bouseux que l’on est. Laisser les autres penser qu’ils sont en phase avec leur époque, bien branchés, bien consommateurs, bien citoyens. Ces petits riens les rassurent. Tant mieux pour eux ! Les laisser croire que, finalement, ils arrivent à tout comprendre, à être libre.

A ce petit jeu là, on aura tôt fait de plus savoir quand et comment on baise ; on portera des uniformes, on s’oubliera totalement et on finira par mourir, comme tout le monde, mais sans s’en rendre compte.

Alors autant se connaître d’abord pour profiter de nos vies, avec nos tares, nos angoisses et nos hontes. Quitte à être généreux par la suite. Jouer à la frime guignol bien plus tard ! D’abord, essayer d’être sage.

Pour s’amuser, pour s’amuser vraiment, pour bien chasser l’ennui, on improvise malgré tout, malgré les autres, malgré la brume, ses propres féeries. Et que ça pète ! Et que ça flambe ! Et que tout s’illumine ! On joue à la guérilla urbaine ! On ne peut pas mieux faire. C’est un jeu qui se joue à plusieurs. Il faut, comme matériel de base, un ou plusieurs ouvrages théoriques, genre Négri, éventuellement un ou plusieurs bâtons de dynamite. Il faut aussi des mobylettes, des voitures, des détonateurs, des imprimantes piratées et pleins d’autres gadgets. Et puis aussi des trucs à canarder. Ça, c’est le plus facile à trouver : Casernes, églises, boites intérim, panneaux publicitaires, commissariats, etc. Une fois réunie tous ces éléments, la partie la plus subtile du truc est de toucher simultanément plusieurs objectifs, la nuit de préférence et sans se faire prendre par les rondes des très méchants policiers ; C’est mieux. Le jeu de la guérilla urbaine est un jeu très intéressant, motivant au possible, moderne, sportif. Il faut savoir courir, lancer le poids. Il nécessite de plus certaines qualités intellectuelles : l’art et la manière de dégueuler un tract, l’art d’élaborer de bonnes stratégies de contournement. Et puis, avoir une certaine dose de culot en n’oubliant jamais que cela peut être un jeu dangereux parce que tout le fatras peut vous sauter à la tronche ou qu’à tout moment vous pouvez vous faire prendre.
Rien à voir avec ce petit tas de branleurs qui jettent deux ou trois cailloux au soir d’une manif à la gueule de flics sur-équipés et sur-armés et qui crient à l’exploit, au choc révolutionnaire, à l’apocalyptique émeute. Et qui, après, vomissent leurs « épopées » dans des textes à la poésie malhabile, bancale, en mal d’un néo ou d’un post situationisme ringard. Une prose qui même droit à la secte, au bon sentiment, au mépris et à la franche radinerie. Des pensums au copier/coller certain, au génie asbcon, à la franchise merdeuse et, en fin de compte, tout à fait secondaires, tristes et inutiles. De véritables pudding de sentences frileuses ! Et puis quel pédantisme ! Quelle suffisance ! Quelle médiocrité, surtout...

C’est sûr, ça fait moins gloriole de défendre un salarié qui se fait enfiler par son tôlier ou bien d’imposer le relogement d’une vingtaine de famille, comme l’ont fait les militant(e)s du Comité Tourangeau pour le Droit Au logement, il y a une vingtaine d’années. Je sais, je connais, j’ai les dossiers ! C’est sûr, ça fait trop quotidien, pas assez héroïque. Trop éloigné en somme de leurs affiches où sous des caractères guerriers, on nous présente les nouveaux héros du peuple, jeunes, musclés et le cocktail molotov à la main. Plus de faucille et de marteau, quoi que l’on reste dans la tradition du « réalisme socialiste » ! Et en avant pour de grands combats lunapark, aux émeutes dilettantes, à la lacrymo passagère et au flash ball pétaradant ! En avant pour toutes les goinfreries !

Vous allez dire que je suis un peu vachard là et pas sympa du tout. Ben oui, c’est vrai mais, que voulez-vous, la crasse et la vulgarité m’emmerdent et certaines logorrhées laborieuses sont d’autant de nuages noirs sur notre ciel d’automne. De « l’action » disent-ils ! Qu’ils arrêtent d’abord la branlette après, on pourra discuter ; Peut être... Pour l’instant, contentons nous d’être tout à fait ordurier et distant, discourtois au possible, assumant un certain flot d’invectives et actualisant un mépris, fort, inextensible, quoique serein, vis à vis de ces engeances toujours prêtent à gueuler, à s’émouvoir TGV et à nous laisser là, comme deux ronds flancs, anéantis par tant de mauvaise foi et de fade pitié.

De toute manière, on n’est pas là pour se faire aimer des clowns, ou pour aller voter LO et lécher le cul de la CGT... On est là pour quoi en fin de compte : Pour s’amuser, épier, comprendre ? Ou se fendre la gueule et ne pas trop pleurer ? Pour conserver ses dents, le plus longtemps possible et ne pas prendre froid ? Pour construire un cabanon ou bien vendre l’espoir à qui le voudra bien ?

Pour regarder la lune ou brûler les récoltes ? Pour réaliser des plus values ou pour détruire les banques ? Et toi, t’es là pour quoi camarade ? Pour danser la gigue et t’affaler ou sol ou bien pour voltiger, tête haute, le buste dressé et le regard en fête ? Rigodon en somme et à trépasser ! Au moins, ça, ce sera fait !

E.S.