Jo Dalton s’appelle Jo Dalton parce que dans sa fratrie il est le plus petit, le plus teigneux et le plus intelligent. Il est champion et maître de taekwondo, le « karaté volant » dont il aime bien rappeler que c’est « le plus violent des arts martiaux ». Jo parle d’une voix grave et calme. Il a des traces de couteau et de balles sur le corps et a gardé d’une bagarre récente une bosse pointue au milieu du front, entre les deux yeux, sur l’un de ces points vitaux que lui et ses frères des quartiers ont appris à viser. Eux, les « combattants », les « guerriers », les « fauves », comme ils se désignent eux-mêmes.
Ce jeudi, il va à Grigny (Essonne) voir son copain Karim qui l’a prévenu : « Dieudonné te cherche des embrouilles. » Jo Dalton a assuré bénévolement pendant des années la sécurité du sulfureux humoriste. Il lui a maintenant déclaré la guerre. Ça chauffe dans « la dissidence », cette vaste nébuleuse « antisystème » agitée par Dieudonné dans ses shows au théâtre et sur Internet, par les écrits et vidéos de son compère idéologue antisémite Alain Soral sur son site Egalité & Réconciliation (E & R), et maintenant par le parti politique Réconciliation nationale que tous deux ont fondé ensemble. Un vent d’opposition commence à souffler de l’intérieur contre les gourous « Soral et Dieudo », acoquinés à l’extrême droite. « Ils nous ont contre eux, et ils flippent grave, dit Jo Dalton. Les banlieues sont leur fonds de commerce, et les banlieues, c’est nous. On fout un gros bordel. Leur système est en train de s’écrouler. »
Jo Dalton. 46 ans. Centrafricain. De son vrai nom Jérémie Maradas-Nado. Jérémie ou « Jéjé » pour les amis d’enfance. Il donne toujours rendez-vous à une porte de Paris. La capitale, ce monde de bourgeois protégé par le périphérique, se résume pour les bandes des quartiers à ses portes ou à son sous-sol – les stations de métro et de RER, le Forum des Halles. Les banlieues, leurs territoires, sont des numéros : « J’ai grandi à Grigny, dit Jo. J’ai fait le 77 à Nemours, le 93 à Saint-Denis, le 95 à Gonesse, beaucoup de 94. Là, je vis dans le 94. » Il a aussi « fait le 92 parce qu’il y avait des skins à Montrouge » : au temps de sa jeunesse et de la guerre des gangs, à la fin des années 1980, Jo Dalton jouait un rôle de leader dans les gangs « antifas » (antifascistes) spécialisés dans la « chasse aux skins » (les skinheads, d’extrême droite).
Son neveu Médéric et lui attendent porte d’Orléans, un bonnet de laine sur la tête, à l’avant d’une Citroën série 5 noire toutes options aux vitres teintées. On trace sur l’autoroute sans se parler, du rap à fond la caisse. En arrivant à la cité de la Grande Borne, à Grigny, Jo devient plus loquace. Le neveu, par respect, coupe le son. « Tu vois, j’ai grandi là. C’est une des cités les plus chaudes de France », dit-il. On gare la voiture dans une zone où trône le gymnase dit « du haricot ».
Karim Baron, c’est le colosse qui s’entraîne sur le ring avec « un petit » qui n’arrive pas à en placer une. « Le baron de Grigny » est une personnalité influente dans les quartiers à Grigny et alentours : médiateur, professeur de boxe, responsable de l’événementiel à la mairie, musulman pratiquant. Il descend pour « checker » avec Jo (la main droite avec la paume et puis avec le poing fermé).
« – Ça va Jéjé ?
– Ouais, ça va frérot. »
Karim et Jo sont des frères d’armes : ils ont produit du rap ensemble, été éducateurs ensemble, bossé dans des associations de banlieue ensemble, « fait les gangs » ensemble : Jo chez les Black Dragons, Karim chez les Félins. Evry, Grigny, Les Tarterêts, ils « chassaient les fachos ». Jo Dalton avait fédéré la majorité des gangs anti-skins : les Red Warriors, les Black Tigers, les Ducky Boys, les Félins… Dans ce vaste bestiaire poétique, Jo Dalton était le « chef de section kamikaze » chez les Black Dragons : la section la plus dure, consacrée aux « expéditions punitives ». On rit bêtement. Par politesse Jo rit aussi, toujours aussi lent et calme. « Ouais, tu vois, c’est pour ça qu’ils ont peur les Dieudo et compagnie. Ils savent ça. » Karim s’est mis à faire des pompes et parle en même temps. « Dieudonné et ses cerveaux, ils m’ont envoyé des gens pour me contacter et essayer de nous faire entrer en conflit avec Jo, raconte le boxeur. Ils m’ont dit “Ouais, qu’est-ce qui se passe avec Jo, c’est quoi son embrouille avec Dieudo sur le Net, t’es au courant que Jo, c’est un envoyé du sionisme, tout ça…” »
Une attente : la défense des droits des Noirs
Le « sionisme », dans la planète Dieudonné, est le gros mot qui s’utilise comme l’insulte suprême. Personne n’a l’air de savoir ce qu’il recoupe mais il sert de synonyme à : « le système », « les colonialistes », « les Américains », « certaines communautés privilégiées et soutenues par l’Amérique » ou carrément « les juifs »… Tout ce contre quoi la fameuse « quenelle » inventée par Dieudonné au début des années 2000, mixture gestuelle entre le salut hitlérien et le bras d’honneur, est devenue le signe de ralliement « pour rire ». Bref, poursuit Karim en continuant ses pompes sans compter, « ils ont essayé de discréditer Jo, de le salir. Sauf qu’ils n’ont pas compris que ça marche pas comme ça. Jo, tout le monde le connaît dans les quartiers. Grigny, Evry, Saint-Denis, Paris, on est tous en connexion. Les frères ils m’ont contacté, je leur ai expliqué : ils ont été embrouillés. Dieudonné nous a tous embrouillés, il monte les uns contre les autres, il crée des conflits comme les nations coloniales en Afrique. Il voudrait que les gens s’entre-tuent pendant que lui continue à faire son business vu qu’il est radin comme une pince. Mais s’il s’attaque à Jo, ça va plus marcher comme ça ».
Jo-Dalton-Rap-Dieudonne par asi
Jo Dalton a assuré bénévolement la sécurité pendant des années de Dieudonné M’bala M’bala. Comme des millions d’autres, dans les quartiers, il a été impressionné par le théoricien blagueur de « l’antisystème » : un gloubiboulga rhétorique et ricanant mêlant la cause des Noirs et l’antisémitisme par le truchement de l’antisionisme, de la concurrence des mémoires et des parallélismes fallacieux entre la Shoah, le nazisme, l’esclavage, la colonisation, le sionisme. La théorie du complot et la haine des juifs qui tiendraient les rênes de la planète sont ses principales obsessions. Son ami essayiste antisémite Alain Soral est le grand horloger. Il était présent au mariage de Dieudonné, en 2012, dans sa somptueuse villa de Saint-Lubin-de-la-Haye (Eure-et-Loir), avec piscine intérieure chauffée. Jean-Marie Le Pen, parrain de sa troisième fille, n’est jamais loin.
De Dieudonné, Jo Dalton n’attendait qu’une chose : la défense du droit des Noirs. Son grand-père était tirailleur pendant la guerre de 1914, « un grand guerrier, décoré par la France ». Son père, plusieurs fois ministre en Centrafrique, a été sénateur français. Ses oncles ont combattu pour la France en Indochine. Lui-même est arrivé en France en 1981 à l’âge de 11 ans et demi, il a été cinq fois champion de France de taekwondo… et n’a pas eu la nationalité française. Il n’en veut plus. Jo Dalton, sportif de haut niveau, éducateur, manager d’artistes, producteur de rap et de musique urbaine, professeur de taekwondo et engagé dans la vie associative, renouvelle sa carte de séjour tous les dix ans. Déçu par Nicolas Sarkozy, maintenant déçu par François Hollande qu’il avait soutenu. « La France était le rêve de mes parents et le mien, raconte-t-il, et on s’est sentis trahis. Pour nous, les Noirs d’en bas, les choses n’ont pas évolué. » Voilà comment Jo Dalton s’est intéressé à E & R, le site d’Alain Soral, puis à Dieudonné. « Tu te retrouves asphyxié, t’arrives pas à respirer, personne ne t’écoute. C’est plus facile de faire entendre sa voix à E & R que dans Libé ou Le Monde. Tous les déchus du système se retrouvent là comme ça. Ils font plus d’Audimat que les autres. » Il écoute Dieudonné qui « a des problèmes avec le système, veut revendiquer sa négritude et se battre pour les Noirs ». Il décide de l’accompagner dans ce qu’il croit être sa « lutte ».
De 2006 à 2008, il assure sa sécurité. A la Main d’or, le petit théâtre parisien où Dieudonné se produit derrière la Bastille, au Zénith ou ailleurs. « J’ai servi. Je suis de la rue, je suis un soldat, je me suis occupé de sa sécurité. J’ai frappé des Noirs pour Dieudonné. Il pointait des gars et m’indiquait qu’ils étaient des traîtres, qu’ils travaillaient pour les Renseignements généraux ou je ne sais quoi. Je vais vers le gars, je lui parle gentiment : “On me dit que t’es un traître, il faut que tu t’éloignes un peu…” S’il insiste, je le neutralise. Je le fracasse, quoi. C’est le milieu des dissidents, des révoltés : on est frontaux. »
Jo Dalton s’est « fait avoir ». Les actions promises par Dieudonné pour les Noirs, il les attend toujours. Dieudo cherchait les financements pour produire un film qui dénonce la traite et le rétablissement de l’esclavage par Napoléon. Il a vendu des tee-shirts pour l’occasion, est allé voir Kadhafi en Libye et le président Ahmedinejad en Iran. Il a obtenu les fonds… et n’a pas fait de film.
L’antisémitisme de « Dieudo » ne gêne pas Jo outre mesure. Ni sa candidature sur la liste du parti antisioniste aux élections européennes de 2009, ni le fait que l’humoriste ait invité sur sa scène du Zénith le négationniste Robert Faurisson, fin 2008, pour lui remettre « le prix de l’infréquentabilité et de l’insolence ». En revanche, l’association officielle de Dieudonné avec Jean-Marie Le Pen est pour l’« antifa », ex-chasseur de skins, la goutte de trop. Dès 2006, Dieudonné se rapproche du Front national, se rendant à la fête du parti au Bourget avant de soutenir un candidat FN aux élections législatives. En 2008, il le prend pour parrain de sa fille. « Les skinheads et les mecs du GUD ont commencé à arriver autour de lui, note Jo. Ils viennent après le spectacle et s’installent avec Dieudo et Soral jusqu’à 2 heures du mat, quand le théâtre est fermé. »
La rupture se consomme quand Jo Dalton demande soudain à être payé pour ses services de protection épisodiques. Il va voir le gourou et lui dit : « Mon Etat (la Centrafrique) est en train de crever, j’ai besoin d’argent pour aider les jeunes, mon association sportive, tout ça. Le deal, il est simple : je ne suis pas ton copain, tes valeurs ne sont plus les miennes, alors, maintenant, tu me paies. » Selon Jo, ils s’entendent sur la somme de 5 000 euros. Dieudonné lui aurait dit de revenir chercher l’argent au théâtre avant le spectacle, le 17 octobre 2014. Quand il arrive, Jo est attendu par la police, qui le place en garde à vue : Dieudonné a porté plainte contre lui pour tentative d’extorsion de fonds. Mes Mirabeau et De Stefano, les avocats de Dieudonné, assurent avoir déposé la plainte. Me Benarrous, conseil de Jo Dalton, ne l’a toujours pas reçue. Jo Dalton est relâché au bout de vingt-quatre heures, faute d’infraction constatée.
La guerre est déclarée. Jo Dalton attaque Dieudonné par le seul biais qui puisse l’atteindre : Internet et sa notoriété dans les quartiers. Il diffuse des vidéos pour expliquer comment l’humoriste a trahi la cause noire qu’il prétendait défendre. « Les serpents comme Dieudonné et Soral sont là pour récupérer tous ceux qui sont à la porte, ils fouinent et exploitent les discriminations, la frustration des gens… » Il rappelle la cupidité de Dieudonné, chez qui la police a récupéré 670 000 euros en espèces alors qu’il avait fait des appels aux dons pour payer ses amendes judiciaires et qu’il n’a jamais versé 1 centime en faveur des déshérités qui l’émeuvent.
Les dérapages de Soral
L’effet boule de neige a commencé. A la suite de ses vidéos diffusées sur Internet, Jo Dalton a été contacté par une jeune mannequin noire, Binti Bangoura. Celle-ci lui explique, apeurée, avoir dialogué sur Internet avec Alain Soral, puis repoussé ses avances. L’essayiste a défoulé son humiliation par une série de mails et de SMS. Exemples : « Les Blancs prennent les Blacks pour des putes (ce qu’elles sont le plus souvent) ». « Ton destin c’est d’être une pute à juifs. » « Avec ton gros pif sémite (…), tes yeux globuleux et ta tête de vieux chef indien, la seule chose que tu as à vendre, c’est ton cul. (…) Au final il reste quoi ? Une blaquette à juifs et à pédés. »
Dans « la dissidence » où les Noirs croient leur cause défendue, cela fait désordre. Jo Dalton prend la défense de Binti Bangoura. Enregistre un clip vidéo sur son site « Les vrais savent ». Met en circulation sur le Net un des SMS et le selfie en pied d’Alain Soral, tout nu et le sexe fier, qu’il avait envoyé à Binti en prime. Les réseaux sociaux y vont bon train en sarcasmes.
JoDalton---Soral par asi
Chez les fans de E & R, l’image de Soral prend un sacré coup. Même Kémi Séba, figure du radicalisme noir français, antisioniste réputé proche de l’essayiste, décroche. Ceux qui, écrit-il, « pleurent en découvrant en 2014 qu’Alain Soral a des préjugés négrophobes violents sont ceux qui ont dû découvrir en l’an 2000 que la Lune était un satellite de la Terre ». Il conclut : « Je ne peux plus me sentir concerné par la dissidence. » Cela vient au moment où d’anciens gardes du corps de Dieudonné, comme Joss et Jessy, se retournent contre l’humoriste. Les affaires d’argent se mêlent à la déception de découvrir l’utilisation cynique que fait l’humoriste de la cause noire. « Je suis entré en guerre contre Dieudo », dit Jessy.
Dieudonné continue son spectacle au Théâtre de la Main d’or, derrière la Bastille, comme si de rien n’était. Deux spectacles successifs en soirée, trois jours par semaine depuis six mois, et la salle de 200 places pleine à craquer. On y vend des places à 40 euros, des tee-shirts et autres babioles. Au bar du théâtre – le bien-nommé « Comptoir de la quenelle » –, on peut se nourrir d’une « assiette quenelle » ou d’un « sandwich hallal ». Rien de kasher, mais qui songerait à en demander ? L’artiste apparaît sur scène enchaîné dans un costume orange, celui des prisonniers de Guantanamo, et rugit. C’est « la bête immonde », mal-aimée et proscrite, qu’il adore être.
Les pulsions antisémites sont édulcorées depuis que le Conseil d’Etat a validé l’interdiction du Mur, le spectacle de Dieudonné prévu en début d’année au Zénith de Nantes. Elles persistent néanmoins, conservées avec soin, au maximum de ce que la loi permet. L’artiste, bête immonde, est aussi une bête de scène. « Le plus fort de nous tous », dit encore son ancien compagnon de sketch Elie Semoun, malgré leur rupture. Les spectateurs, jeunes et sans signe particulier, rient de tout à gorge déployée. A la fin, ils font patiemment la queue pour saluer la bête en vrai. Le gourou signe des autographes à la pelle, se fait prendre en selfie, fait des quenelles en veux-tu en voilà. Quand vient notre tour, c’est pour l’interviewer. Il semble contrarié. Son garde du corps le regarde, prêt à agir au moindre signe. « Bien sûr, je comprends que vous vouliez me parler », dit Dieudonné en fuyant aimablement toute question et… tiens ! justement, ça tombe bien, voilà ses deux avocats qui arrivent : Mes Sanjay Mirabeau et David De Stefano, eux-mêmes auteurs d’ Interdit de rire, un livre sur l’affaire Dieudonné et l’interdiction du spectacle par le gouvernement : « Un précédent inquiétant dans la jurisprudence française. »
Il ne faut s’adresser qu’à eux. Jo Dalton et les oppositions à Soral et Dieudonné au sein de « la dissidence » ? Ils rient : « Jo Dalton, c’est très secondaire pour notre client. » « Oui, c’est très secondaire », renchérit Dieudonné. Bien plus essentiel à leurs yeux est « le message de paix » que vient d’adresser Dieudonné au ministre de l’intérieur. Il s’agit d’une « proposition pour mettre un terme au conflit qui l’oppose à certains représentants de la communauté juive de France depuis plus de dix ans », indiquent les avocats. « La paix est difficile. Elle oblige à des efforts, à la reconnaissance d’erreurs de part et d’autre. C’est une démarche de confiance. Elle est risquée pour les deux parties. » Dieudonné demande un rendez-vous avec Bernard Cazeneuve. Lequel « ne répondra pas », nous indique-t-on place Beauvau.
Les vidéos de Dieudonné peuvent atteindre plus de 1,5 million de vues sur YouTube. Son théâtre est plein. Il s’apprête à entamer une tournée en France en commençant par Nantes, ville pour lui symbolique. Les livres d’Alain Soral se vendent à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Jo Dalton leur oppose sa guerre par les réseaux : les Black Dragons, la rumeur des quartiers, les rappeurs de banlieue. Certaines de ses vidéos sont vues une centaine de milliers de fois, comme celles de Soral. Il reçoit déjà des menaces de mort des « dissidents » : « T’es un traître, on va te buter, nous les radicaux ! » Jo Dalton est rassuré : « C’est bon signe. »
LE MONDE (27.12.2014) Marion Van Renterghem.