C’est un homme qui a tué une femme à coups de poing. Il faut redire cette phrase, je pense, pour bien la comprendre : c’est un homme qui a tué une femme à coups de poing. On peut rajouter toutes les excuses possibles, tous les compléments, toutes les circonstances : la passion amoureuse, le désespoir, l’alcool, la drogue, la folie, la jalousie, que sais-je.
Il n’en reste pas moins.
C’est un homme qui a tué une femme à coups de poing.
Il se trouve que j’aimais beaucoup cet homme, sans le connaître. J’aimais beaucoup Bertrand Cantat, j’aimais beaucoup Noir Désir. Je suis un peu plus jeune que lui mais nous sommes de la même génération, j’aimais ses disques et sa démarche, j’aimais beaucoup quelques chansons, Tostaky, Le vent nous portera, et ce magnifique titre qu’il avait composé pour le générique de fin de Bernie, le film de Dupontel. Pas fan furieux mais touché, un bon groupe, un bon chanteur, un bon gars.
Il se trouve que j’aimais beaucoup Marie Trintignant, aussi, mais elle je la connaissais. Des amis communs, une interview tellement drôle et troublante pour Première, puis des dîners, puis quelques jours ensemble à Cannes, pendant le festival. Beaucoup de discussions, beaucoup de rires, beaucoup de picole aussi, c’est vrai. J’aimais énormément cette femme, je n’en ai jamais rencontré d’autres comme elle – dire de quelqu’un qu’il est unique est souvent une stupidité, mais elle, vraiment, était unique. Je n’en ai jamais rencontré d’autres comme elle.
Mon travail est d’écrire des histoires, de créer des personnages, de faire vivre des situations. Je ne suis juge de rien. Je ne juge pas mes personnages – et on me l’a même beaucoup reproché quand j’ai fait Un Français. Je crois que l’on doit essayer de tout comprendre, qu’il faut toujours essayer de tout comprendre, même les choses incompréhensibles, les choses qui dépassent l’entendement, comme tuer une femme à coups de poing. Je crois que comprendre – contrairement à ce que disait un ancien premier ministre, ce n’est pas excuser, pas excuser du tout. Ce sont deux choses tellement différentes. Dans la compréhension il n’y a pas de morale, il y a essayer de comprendre, comment un homme, ou une femme, a pu en arriver là, a pu commettre un acte ignoble. Cela n’intéresse peut-être pas tout le monde, mais moi cela m’intéresse, c’est mon métier.
Comprendre ce n’est pas excuser, mais comprendre ce n’est pas non plus perdre tout sens commun, devenir complètement con : c’est un homme qui a tué une femme à coups de poing, il faut se redire cette phrase, toujours, et je ne parle même pas de son épouse, qui l’a tellement défendu puis qui s’est suicidée quelques années plus tard, dans leur maison, en sa présence. Bertrand Cantat, lui, ne s’est pas suicidé, il n’est pas mort, il a payé, il a fait de la prison et il en est sorti, il a le droit à l’oubli, comme tout criminel qui a purgé sa peine, mais de là à le mettre en couverture d’un journal, de là à faire la promotion de son nouveau disque, de sa nouvelle chanson, dans laquelle il fustige le Brexit – je réécris ce bout de phrase parce que je n’y crois pas : “dans laquelle il fustige le Brexit” !? Cet homme a tué une femme à coups de poing et il fait une chanson pour dire que le Brexit, c’est mal !?
Qui est cet homme, vraiment, sérieux ?
Je ne lis plus aucun magazine, donc je ne lis plus Les Inrockuptibles – même si j’y ai quelques copains, des journalistes que je respecte. Mais voir Bertrand Cantat, à la une des Inrockuptibles, avec cet extrait d’interview en titraille – la même qu’il y a quatre ans non ?, parler des Doors et de Joy Division !? Mais sérieusement, les gars, vraiment !?
“La beauté, lentement, en frottant, a retrouvé une toute petite place !?”
Une femme meurt, tous les trois jours, en France, sous les coups de poing d’un homme.
Les Doors et Joy Division !? La beauté en frottant !?
Je pense que Marie Trintignant, aussi, aimait beaucoup les Doors, et Joy Division.
Perdre le sens commun, cela s’appelle, oui, je ne vois pas d’autre excuse. Ce n’est pas vendre des journaux. Les Inrocks n’est pas un magazine qui cherche à vendre, ce n’est pas TF1, ce n’est pas Hanouna, ce sont des gens intelligents, c’est un bon magazine. J’ai été journaliste, je peux comprendre que l’on ait envie de suivre Cantat, ce qu’il devient, ce qu’il fait – il sort un disque, comment ose-t-il, mais d’accord, très bien. Nous connaissons tous des auteurs qui ont commis des crimes, ou qui se sont vraiment mal comportés, mais dont l’œuvre perdure, que l’on continue à suivre, sans excuser, qui peuvent toujours nous intéresser, mais de là à les mettre en couverture de son journal pour une chanson sur le Brexit !?
Une femme, tous les trois jours, en France, meurt sous les coups d’un homme.
Je ne connais pas Bertrand Cantat, et je ne m’en fous pas : il a tué quelqu’un que j’aimais beaucoup à coups de poing. Comme je ne connais pas Harvey Weinstein, et je ne m’en fous pas : cet homme a fait un mal fou à plein de femmes, dont une de mes meilleures amies, et aujourd’hui il tombe enfin, tant mieux, et j’admire le courage d’Emma, et je suis tellement fier d’elle.
On ne fait pas de publicité pour ces gens.
On ne les met pas en couverture.
On ne perd pas tout sens commun.
On pense à Marie Trintignant, on se souvient de la grande actrice qu’elle est, qu’elle a été, qu’elle sera toujours.
C’est elle qu’on met en couverture.
Par Diastème