Bien sûr ça n’est pas moi qui le dis — ça non. C’est Claude Askolovitch. Plus exactement, Claude Askolovitch rapporte les propos d’un « ami pneumologue ». En même temps, on sent qu’il les endosse un peu. Ça n’est pas exactement lui qui le dit mais un peu comme si quand même. En tout cas, tous les papiers de la respectabilité sont dûment tamponnés : un journaliste de France Inter et d’Arte, on pourra difficilement plus en règle. Et donc tout d’un coup, sans crier gare, le voilà qui parle, ou laisse parler, de nos gouvernants comme de « connards ».
On se demande ce qui l’a piqué — en même temps il faut admettre : quand une vidéo appelée à demeurer dans la mémoire collective montre Agnès Buzyn, ci-devant ministre de la santé, déclarer fin janvier qu’évidemment le virus restera à Wuhan et qu’il n’y a aucune chance que nous en voyions jamais la couleur ; quand, jusqu’au 12 mars après-midi, le ministre Blanquer assène qu’il n’y a aucune raison de fermer les écoles (moi aussi, comme Claude Askolovitch, j’ai un ami : dans la classe de sa fille, sept cas positifs, mais pourquoi embêter les parents avec d’inutiles soucis de garde ?), et que le soir même la fermeture générale est annoncée ; quand, dans un tweet à ranger sur la même étagère que la vidéo de Buzyn, Macron, comme un hipster du 11e arrondissement qui aurait fait l’atelier poésie au collège, nous invite — le 11 mars –- : « Nous ne renoncerons à rien, surtout pas à rire, à chanter, à penser, à aimer, surtout pas aux terrasses, aux salles de concert, au fêtes de soir d’été, surtout pas à la liberté », pour le 12 fermer les écoles, le 14 laisser son premier ministre annoncer un début de confinement général, et le 16 morigéner la population qui continuait sur la lancée de l’exemple qu’il lui donnait depuis des semaines ; quand on se remet sous les yeux le tableau d’ensemble de ces ahurissements, on se dit en effet que tous ces gens se sont fait prendre soit par surprise, soit par connerie. Et que l’hypothèse de la surprise étant à l’évidence exclue, il ne reste que celle de la connerie — qui n’est pas une surprise.
Mais l’établissement des archives ne serait pas complet si l’on n’y ajoutait cette séquence, éloquente et synthétique entre toutes, de l’intervention de Martin Hirsch, directeur de l’AP-HP au journal de France 2 samedi soir : « Je supplie l’ensemble des Français d’appliquer les mesures annoncées ». Martin Hirsch, passé sans transition de la démolition à la supplication.
La Supplication, c’est le titre d’un livre de Svetlana Alexievitch. Sur la catastrophe de Tchernobyl. Et c’est vrai qu’il y a du Tchernobyl dans l’air. Il va y avoir des « nettoyeurs ». C’est le nom qu’on donnait aux sacrifiés, ceux qu’on envoyait muni d’un linge sur la bouche et d’une paire de bottes, pelleter les gravats vitrifiés de radioactivité. Une aide-soignante sur Twitter publie le patron qui circule pour fabriquer « soi-même à la maison » des masques avec du tissu. On s’est beaucoup moqué des soviétiques, de Tchernobyl et du socialisme réel, mais vraiment, le capitalisme néolibéral, qui a déjà oublié son Three Mile Island et son Fukushima, devrait prendre garde à ne pas faire le malin. À l’hôpital en France en 2020, il y a pénurie de gel et de masques pour le personnel soignant — alors que des fractions considérables de la population devraient y avoir accès. Et l’on n’a sans doute encore rien vu : que se passera-t-il d’ici quelques semaines quand les hospitaliers laissés démunis, contaminés, vont commencer à tomber comme des mouches, et toute la structure du soin menacer de s’effondrer sur elle-même, les soignants devenant à-soigner — mais par qui ? Mais zéro-stock, zéro-bed : c’était la consigne efficace des lean-managers — les zéro-managers. À qui ne reste plus que la supplication.
Il y a les zéro-managers et, donc, il y a les epsilon-journalistes : ceux qui commencent à crier aux « connards » quand la catastrophe est là. C’est-à-dire un peu tard. D’autres gens criaient aux « connards », depuis longtemps même, mais, Dieu toute cette radicalité ! Toute cette violence ! La démocratie c’est le débat apaisé et loin des extrêmes (qui se touchent). À France Inter, sur Arte, au Monde et à Libération, la raison est le nom de la mission : la violence, c’est pour la populace bornée en ses passions jaunasses, ou les fous furieux de « l’ultra-gauche ». Et puis tout d’un coup, un jour : « connards ».
Le problème avec les grandes catastrophes — financières, nucléaires, sanitaires — c’est qu’il vaut mieux les avoir vues venir de loin. C’est-à-dire avoir pris le risque de gueuler « connards » quand tout allait bien, ou plutôt quand tout semblait aller bien — alors que le désastre grossissait dans l’ombre. L’armement, et le réarmement permanent de la finance, donc des crises financières, y compris après celle de 2007 : connards. La destruction de l’école, de l’université et de la recherche (notamment sur les coronavirus, quelle ironie) : connards. La démolition de l’hôpital public : ah oui, là, sacrés connards. Le surgissement des flacons de gel désinfectant dans les bureaux de vote quand même les personnels soignants en manquent : hors catégorie.
Enfin « hors catégorie », c’est vite dit. Car, sur le front des connards aussi, la concurrence non faussée est féroce. Le Royaume-Uni, qui a les mêmes à la maison, est en train de découvrir la légère boulette de sa première stratégie basée sur la construction d’une « immunité de groupe » — soit, dans la perspective d’une épidémie récurrente, laisser délibérément infecter 50 à 60 % de la population pour y distribuer largement la formation d’anticorps, en vue de « la fois d’après ». Or, on peut jouer « l’immunité de groupe » avec la grippe saisonnière, par exemple, mais pas avec la peste. Où est le coronavirus entre les deux ? Un peu trop au milieu semble-t-il. Suffisamment en tout cas pour que jouer la « propagation régulée », au lieu du containment rigoureux, finisse par se solder en centaines de milliers de morts — 510 000 dans le cas britannique selon les estimations d’un rapport de l’Imperial College. Ici la philosophie conséquentialiste [1] a la main lourde, et l’esprit de sacrifice généreux — mais pour les autres, comme toujours.
Or l’organe complotiste de la gauche radicale, Le Figaro, nous apprend qu’il y a bien des raisons de penser que la première réponse du gouvernement français a été fortement imprégnée, sans le dire évidemment, de la stratégie sacrificielle de « l’immunité de groupe » — « certes, il y aura bien quelques morts, mais enfin c’est pour le salut futur de la collectivité ». Vient le moment où, à Paris et à Londres, on s’aperçoit que « quelques morts », ça va plutôt faire une montagne de morts. De là le passage un peu brutal de la poésie collégienne au confinement armé. De là également la légitime question de savoir à combien ça nous met sur l’échelle Richter ouverte de la connerie gouvernante.
On comprend, dans de telles conditions de fragilité morale, que le gouvernement ait besoin d’en appeler à la « guerre » et à « l’union nationale ». C’est qu’autoriser le moindre départ de contestation menace de tourner en incendie général. Au vrai, la solidarité dont Macron fait ses trémolos zézayants, et qui est en effet très impérieuse, n’entraîne nullement d’être solidaire avec lui — juste : entre nous. Dans ces conditions, rien n’est ôté du devoir de regarder et de la liberté de dire : « connards », s’il s’avère.
Mais le monde social est comme un grand système d’autorisations différentielles. Les droits à dire, et surtout à être entendu, sont inégalement distribués. Ce qui est dit compte peu, et qui le dit beaucoup. Par exemple, avertir aux « connards » tant que France Inter dit que tout va bien est irrecevable. Il faut que France Inter passe en mode « connards » pour que « connards » puisse être dit — et reçu. On a bien compris qu’ici France Inter était une métonymie. La métonymie du monopole epsilon-journaliste. Qu’on ne dessille que le nez sur l’obstacle. Mais alors hilarité garantie : en cette matinée de premier tour des municipales, CNews nous montre Philippe Poutou votant à Bordeaux où il est candidat, et l’on manque de tomber à la renverse en entendant la voix de commentaire rappeler que « Philippe Poutou représente un parti dont le slogan a été longtemps “Nos vies valent plus que leurs profits”, et je trouve que ce que nous vivons en ce moment est la mise en œuvre de ce principe ». Voilà, voilà. Ils étaient si drôles ces trostkystes avec leurs slogans, eh bien, justement, venus du fond de l’URSS de Tchernobyl (ânerie historiographique de première, mais c’est comme ça que ça se range dans une tête de journaliste). Ils étaient si drôles. Et puis voilà qu’ils ont raison. On dit les trotskystes, mais là aussi c’est une métonymie — symétrique du monopole d’en-face.
En-face, précisément, à part cette drôlerie, rien ou presque. Claude Askolovitch n’est pas France Inter — il le sera quand, ès qualités et en son nom propre, il dira « connards » au micro, même de la part d’un « ami », plutôt que sur son compte personnel de Twitter. À Libé, on était il y a peu encore secoué de sarcasmes à l’idée qu’on pouvait faire argument du krach boursier contre la réforme des retraites — ces Insoumis.... Au Monde, toute mise en cause d’ensemble du néolibéralisme dans la situation présente vaut éructations excitées au « Grand soir ».
Mais le propre des grandes crises, comme situations à évolutions fulgurantes, c’est que les opinions aussi connaissent des évolutions fulgurantes. Par exemple, à quelques jours de distance, on reprendrait volontiers le sentiment de Lilan Alemagna que la connexion krach/réforme des retraites faisait tant rire. Ou celui d’Abel Mestre maintenant qu’il a pris connaissance des articles de son propre journal sur les projections de mortalité et la situation progressivement révélée de l’hôpital, manière de voir comment il apprécie le degré de changement qu’il faut faire connaître à l’ordre social présent. L’ordre social qui donne du « héros » en verroterie symbolique aux personnels hospitaliers, mais leur fait envoyer des mails leur expliquant qu’une infection au coronavirus ne sera pas reconnue comme maladie professionnelle (des fois qu’entre deux gardes ils aillent se déchirer en discothèque) ; celui qui par la bouche de Martin Hirsch — encore — traite de « scrogneugneu » les médecins et infirmières qui ont dénoncé l’agonie matérielle de l’hôpital (présidée par lui), et ceci au moment même où il demande aux personnels retraités de venir reprendre le collier aux urgences, c’est-à-dire de rejoindre leurs collègues tous déjà positifs, Tchernobyl-style ; celui qui célèbre l’éthique du service public il-y-a-des-choses-qu’on-ne-peut-pas-confier-à-la-loi-du-marché, mais maintient le jour de carence pour ses agents malades ; celui qui sort les vieux à toute force dans l’espoir de sécuriser les majorités municipales du bloc bourgeois (©) ; celui qui produit des personnages aussi reluisants que, mais ça alors ! de nouveau Martin Hirsch — décidément à lui seul la synthèse ambulante du régime —, expliquant sur France Inter à des interviewers pourtant pas feignants de l’encensoir mais cette fois un peu estomaqués, qu’il y a des réanimations qui, que, comment dire… durent très longtemps, des deux trois semaines, alors que eh bien à la fin ça se termine plutôt mal, et du coup elles n’ont pas servi à grand-chose (les réanimations), en fait à rien, qu’on pourrait peut-être songer à débrancher un peu plus tôt, vu qu’il s’agirait de libérer le lit rapidement, rapport à zero-bed. Et maintenant, verbatim : « Lorsque les réanimateurs jugeront que la réanimation n’a pour effet que de prolonger que de huit jours, ils feront le rationnel (sic) de ne pas se lancer dans une réanimation dont la conclusion est déjà connue ». Mais le verbatim, c’est encore trop peu, il manque le bafouillement caractéristique de celui qui dit une monstruosité, un truc obscène, imprésentable, en sachant qu’il dit une monstruosité, un truc obscène, imprésentable. Parce que juger « d’une réanimation dont la conclusion est déjà connue », c’est, comme qui dirait, et d’ailleurs comme dit Ali Baddou, une « responsabilité terrible ». À quoi Hirsch répond, du tac au tac, que « la responsabilité terrible, c’est effectivement d’en faire le plus possible, d’être hyper-organisés, de convaincre les autres qu’il faut se mobiliser à fond » — au cœur de la question qui venait de lui être posée donc. Car on n’avait pas bien compris de quoi la responsabilité terrible est la responsabilité terrible : c’est de se serrer les coudes et d’être « mobilisés à fond » ! Disons, les choses : contre tout ça, la proposition de tout renverser et de tout refaire qui, sous le nom-épouvantail de « Grand soir » effraye tant Abel Mestre, est finalement des plus modérées, en fait minimale.
Mais le propre de tous les propagandistes de l’ordre présent, c’est que le sens du dégoûtant ne leur vient que tardivement — s’il leur vient. On ne sait jamais vraiment jusqu’où les dominants doivent aller pour leur arracher un début de revirement, un commencement d’interrogation globale. Mais peu importe : les « interrogations globales », d’autres qu’eux se les posent, plus nombreux et, le temps passant, de moins en moins calmes. Jusqu’ici, les morts du capitalisme néolibéral, entre amiante, scandales pharmaceutiques, accidents du travail, suicides France Télécom, etc., étaient trop disséminés pour que la conscience commune les récapitule sous un système causal d’ensemble. Mais ceux qui arrivent par wagons, on ne les planquera pas comme la merde au chat. On les planquera d’autant moins que les médecins disent depuis des mois l’effondrement du système hospitalier, et que la population les a entendus. De même qu’elle commence à comprendre de qui cet effondrement est « la responsabilité terrible ». L’heure de la reddition des comptes politiques se profile, et elle aussi risque d’être « terrible ».
En réalité, une pandémie du format de celle d’aujourd’hui est le test fatal pour toute la logique du néolibéralisme. Elle met à l’arrêt ce que ce capitalisme demande de garder constamment en mouvement frénétique. Elle rappelle surtout cette évidence qu’une société étant une entité collective, elle ne fonctionne pas sans des constructions collectives — on appelle ça usuellement des services publics. La mise à mort du service public, entreprise poursuivie avec acharnement par tous les libéraux qui se sont continûment succédés au pouvoir depuis trente ans, mais portée à des degrés inouïs par la clique Macron-Buzyn-Blanquer-Pénicaud et tous leurs misérables managers, n’est pas qu’une mise à mort institutionnelle quand il s’agit du service public de la santé — où les mots retrouvent leur sens propre avec la dernière brutalité. En décembre 2019, une banderole d’hospitaliers manifestants disait : « L’État compte les sous, on va compter les morts ». Nous y sommes.
Pour l’heure on dit « connards », mais il ne faut pas s’y tromper : c’est peut-être encore une indulgence. Qui sait si bientôt on ne dira pas autre chose.
En fait, tout ce pouvoir, s’il lui était resté deux sous de dignité, aurait dû endosser le désastre déjà annoncé en face du public, reconnaître n’avoir rien compris ni à ce que c’est que vivre en collectivité ni à ce que l’époque appelle. Dans ces conditions, il aurait dû se rétrograder au rang de serviteur intérimaire, de fait en charge de la situation, pour annoncer qu’il se démettrait sitôt la crise passée. Tout le monde a compris que ça n’est pas exactement ce chemin que « ceux qui nous gouvernent » ont l’intention d’emprunter. Disons-leur quand même que, sur ce chemin, ils seront attendus au tournant.