La vague de soulèvement contre les violences policières à l’international remet en lumière le débat sur l’institution policière. Nous re-publions cet article datant de mai 2016 : "Si la question « quel est le rôle de la police dans la société ? » suscite des discussions dans des milieux plus larges que les cercles habituels de militants de l’extrême gauche, la question de savoir « quel est le rôle des syndicats de salariés dans la police ? » a des implications stratégiques pour tous ceux et celles qui se donnent pour objectif de renverser l’ordre social."
Quelle est la « raison d’être » de la police ?
Pouvoir placé « au-dessus de la société », lui devenant « de plus en plus étranger », l’État ne serait rien d’autre qu’un organisme de domination de classe. Pourtant, on peut se demander quelles sont les modalités et les moyens par lesquels s’exerce cette domination, car l’État légalise, régule, modère et reproduit l’ordre établi autant qu’il assure par la force et la coercition la domination d’une classe sur une autre. Il a le monopole de la violence symbolique et de la violence physique légitime dans la société. Dans le cours normal des choses, l’État républicain français est longtemps apparu, à certaines périodes spécifiques, autant sinon plus, comme régulateur et conciliateur que comme oppresseur. Effectivement, c’est plus particulièrement dans les périodes de conflit de classes intense que l’État manifeste plus ouvertement son visage d’organisme d’exercice de la violence physique légitime à travers un « détachement d’hommes armés ».
On peut dire qu’une des particularités de la formation sociale française, notamment du fait de son caractère impérialiste, est que l’État est complexe, ramifié, omniprésent dans l’ensemble de la société, et non pas un État à faible légitimité, comme dans une grande partie des pays semi-coloniaux. C’est-à-dire un État déployé, et articulé dont sa légitimité puise dans tous les coins de la société et non pas seulement un noyau de bandes d’hommes armés. Pourtant, l’histoire a montré que c’est dans des périodes de crise politique ou de lutte de classe intense que l’État apparaît asymétrique, où le « caractère militaire » de la domination de classe est exposé pratiquement à nu.
En juin 1848, Marx affirme qu’après l’écrasement de l’insurrection du prolétariat parisien, l’État, et donc ses « détachements spéciaux d’hommes armés », se montre dans sa « forme pure », « comme l’État dont le but avoué est de perpétuer la domination du capital, l’esclavage du travail.Les yeux toujours fixés sur l’ennemi couvert de cicatrices, implacable et invincible, - invincible parce que son existence à lui est la condition de sa propre vie à elle - force était à la domination bourgeoise libérée de toute entrave de se muer aussitôt en terrorisme bourgeois. »
Les changements de régimes politiques successifs en France n’ont eu que peu d’effets sur la nature de l’État et le rôle des forces de répression. Seules les modalités ont changé au gré du perfectionnement continu des mécanismes de la reproduction idéologique de l’ordre dominant et des avancées dans la technique, l’armement et la tactique militaire. Les « forces de l’ordre » ont toujours accompli ce qu’on a demandé d’elles, ce qui découle de leur fonction et de leur rôle social. Que ce soit en 1848 lorsque le gouvernement provisoire de Lamartine fait recruter une force spéciale de 20 000 hommes organisés en quatre bataillons, la garde mobile, dans le but de rétablir l’ordre après la révolution de février. Alexis de Tocqueville rapportera dans ses Souvenirs que ces jeunes hommes « firent des prodiges » et qu’ils « allaient à la guerre comme à la fête » lorsqu’ils ont massacré le prolétariat parisien en juin.
Et de même cent ans plus tard en 1948 quand les toutes nouvelles CRS, créées par De Gaulle et issues des Groupes mobiles de réserve de Vichy, ont réprimé dans le sang les grèves des mineurs. Après sept semaines de grève et une situation bloquée, les CRS en plus de l’armée sont envoyées pour terroriser les bassins miniers, provocant cinq morts chez les mineurs. Pour l’anecdote, cette fois-ci encore, les socialistes ont eu le beau rôle avec Jules Moch comme ministre de l’Intérieur.
On peut se demander si un gouvernement « de gauche » pourrait mieux faire. En 1936 le Front populaire a peu modifié l’instrument que l’État bourgeois lui léguait. Et pour cause, le 6 février 1934 la police et la gendarmerie ont défendu militairement le régime face aux ligues fascistes qui marchaient sur le Parlement pour protester contre la démission forcée d’un préfet de police qui lui était favorable. Sous le Front populaire les épisodes se multiplient montrant la nature sociale d’un appareil qui ne se modifie pas lorsqu’il passe d’une main à une autre. Une hache reste une hache, un fusil reste un fusil. C’est toujours la police qui met fin à un certain nombre d’occupations d’usines où l’extrême gauche réclame du Front populaire le contrôle ouvrier sur la production ou la nationalisation.
Lorsque en août 1944 le régime de Vichy commence à s’effondrer, les forces de répression retournent leur veste après quatre ans de collaboration avec l’occupant, notamment à Paris où elles prennent le parti prudent de participer à la libération de la ville. Il suffit de se balader dans Paris pour voir le nombre de plaques commémorant les policiers qui ont préféré mourir sous les balles nazies que sous les balles de maquisards. Malgré quelques tentatives d’épuration de ses rangs, plusieurs supérieurs hiérarchiques restent les mêmes, tel un Maurice Papon qui organise la déportation des juifs de Gironde sous l’occupation et qui continuera sa carrière après la Libération en tant que préfet de Paris pendant la guerre d’Algérie. C’est sous les couleurs de la République qu’il sera responsable du massacre de Charonne où des militants communistes manifestant pour la paix seront tués, tout comme il sera responsable du massacre de centaines d’Algériens de Paris noyés dans la Seine en octobre 1961.
Que veulent donc les syndicats de policiers ?
Ainsi, dans un communiqué du 5 mai, le Syndicat général CGT des personnels de la police nationale et de la Préfecture affirme que « lorsqu’ils y a des violences, la police est en capacité de les faire cesser avec mesure, efficacité et discernement. C’est d’ailleurs là sa raison d’être. » Dans un autre ton, Alliance, syndicat majoritaire chez les policiers, s’interroge sur les consignes données par le Ministère aux forces de police lors des manifestations. Pour lui, la charge devrait avoir lieu plus tôt et interpeller les « casseurs » identifiés. Alliance a raison au moins sur un point : le but du gouvernement est de discréditer la mobilisation contre la loi travail, les médias aidant. C’est ce que dit également Alexandre Langlois, secrétaire général de la CGT police, pour qui « tout est mis en place pour que les manifestations dégénèrent ».
Dans le communiqué déjà mentionné, le syndicat CGT Police qualifie de « démagogie » la manifestation appelée par Alliance le 18 mai contre la « haine anti-flic ». Pour le syndicat CGT, le problème se trouverait moins dans les ordres donnés par le commandement que dans les conditions de travail, les bas salaires et les réductions d’effectifs de police, responsables du « burn-out » des forces de l’ordre. Cependant, peu importe si le « problème » se situe au niveau des ordres ou au niveau des moyens alloués aux forces de l’ordre, car les revendications des syndicats de policiers visent à de meilleures conditions d’exercice de la répression. Ce que demande la CGT Police, en dernière instance, c’est que la police puisse remplir réellement sa « raison d’être », c’est-à-dire de répression des « débordements » du cour « normal » des choses, des manifestations République-Nation et des concertations rituelles entre les centrales syndicales et le gouvernement.
« La police, avec nous » ? Toujours et encore la question de la nature de l’État
La structure « normale » du pouvoir capitaliste dans les démocraties bourgeoises avancées vise simultanément et indivisiblement à maintenir et reproduire sa domination sur le terrain national par la culture et déterminée par la coercition. C’est-à-dire que si le pouvoir bourgeois s’exerce à travers un appareil politique investi d’attributions réelles de délibération et de décision, ces conditions normales de l’exercice de subordination ont été constituées dans et par le monopole d’État de la violence légitime. C’est pour cela que la violence apparaît dans les limites de ce système. L’armée reste invisible dans ses casernes, mis à part lorsqu’elle intervient dans les semi-colonies, et la police fait ses rondes dans les démocraties les plus tranquilles et les plus « démocratiques », mis à part lorsqu’elle réprime et violente quotidiennement les jeunes des quartiers populaires, exerçant un des nombreux aspects du racisme d’État. Mais, en tant que ressort fondamental du pouvoir bourgeois, en périodes de crise sociale et politique, et surtout en périodes de crise de régime, notamment celui de la cinquième République et de ses traits bonapartistes aujourd’hui en France, le recours à la coercition devient déterminant et tend à être dominant : la police affirme de nouveau ouvertement aux yeux de tous sa « raison d’être », une force de répression.
C’est pour cela que les directions des confédérations ont une responsabilité particulière dans l’entretien d’une confusion au sujet de ce rôle. Si les forces de police sont, en dernière instance, des instruments d’exercice de la domination de classe, pourquoi les organiser au sein des syndicats dans une branche professionnelle ? Cette contradiction dans les termes s’illustre notamment dans les communiqués récents à un degré différent des diverses confédérations et structures syndicales. Dans un communiqué récent, la CFDT affirmait ouvertement son soutien à la police, tandis que Berger réclamait qu’on arrête de « stigmatiser la police ». Ces déclarations n’ont, en quelque sorte, rien d’étonnant, car elles se situent dans la continuité du rôle actif et du fait que la centrale soit passée ouvertement dans le camp du gouvernement, de ses forces de police et du MEDEF en soutenant ouvertement la loi travail.
Du côté de la CGT, qui a notamment intégré officiellement la police suite à la guerre en 1945, cela est d’autant plus contradictoire, l’organisation syndicale étant perçue comme et qualifiée de « contestataire ». Habituellement, la CGT confond police et « service public », opération rhétorique trompeuse dont le but est de mettre sur un pied d’égalité des cheminots, des postiers, des infirmières et des CRS. Alors que l’État policier s’affiche désormais de plus en plus ouvertement pour réprimer notamment la jeunesse, la direction confédérale de la CGT a au travers notamment de déclarations maintenu l’ambiguïté quant au rôle de la police. Dans une lettre au ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, la CGT n’a pas remis en question le rôle « essentiel d’encadrement et de maintien de l’ordre » de la police, mais condamne « avec fermeté » les actes de violence, soulignait le secrétaire général, Philippe Martinez.
C’est la CGT info’com qui, la première, a dénoncé les violences policières à travers une affiche qui a fait bondir Cazeneuve. Pourtant cette dénonciation, progressiste et courageuse dans le contexte de la montée des violences policières et de l’absence de dénonciation claire de la direction confédérale, tendait à attribuer à la police un autre rôle qui n’est en dernière instance pas son rôle social, celui de « protéger les citoyens et non pas les frapper ». Pourtant, les policiers et a fortiori les syndicats de policiers n’ont rien en commun avec les syndicats de salariés, ou, pour le dire plus simplement, de la même manière que les policiers ne sont pas des prolétaires, les syndicats de policiers ne sont pas de vrais syndicats. Ces derniers sont au plus des groupes de pression de la « bande d’hommes armés » au service de l’ordre dominant.