À la gauche d’une gauche devenue molle, qui a même abandonné la lutte des classes, les communistes libertaires semblaient encore se référer à une pensée de l’émancipation de l’humanité, en s’adressant et en luttant au côté des travailleurs, sans se soucier de leurs origines, de leur sexe ou de leurs croyances intimes…
Mais ça, c’était avant les dérives "genristes" et "racialistes".
Venue des États-Unis et des "identity politics", une puissante vague de conformisme identitaire et contre-révolutionnaire commence à s’imposer en Europe, et notamment en France. Ce qui semblait il y a une vingtaine d’années n’être qu’une mode risible (le « politiquement correct ») permettant, une fois encore, de railler une supposée inculture ou naïveté étasunienne, fait à présent des ravages jusque dans les rangs d’un mouvement libertaire qu’on aurait pu croire moins sensible à l’air du temps, fût-il le plus stupide et le plus nauséabond.
Le "genrisme" et le "racialisme" apparaissent aujourd’hui comme les deux courants, on n’ose pas dire de pensée, qui ont retourné, comme un gant, un mouvement révolutionnaire qui se donnait pour but l’abolition du Capital et de l’État. Abandonnant peu à peu le collectif pour l’individuel prôné et managé par le capitalisme, le "genrisme", le "racialisme", la différence au nom de "la culture", de "l’histoire", de la "communauté", de la "singularité", se brandissent "au nom de la liberté même" en s’opposant au respect de la différence, de la mixité ou du métissage, qui en deviennent alors "suspects". Le "moi" remplace peu à peu le "nous".
Désormais, dans la plus pure tradition foucaldienne, on s’en prend aux "dominations", aux "pouvoirs", aux "privilèges" mais en les désolidarisant du contextuel et du critique.
L’émancipation de l’humanité et la grille d’analyse en terme de classes sociales ne fait plus l’objet que d’une révérence obligée. De toute évidence l’important est, désormais, de traquer les contrevenants aux nouvelles normes puritaines qui garantissent l’existence de "lieux sûrs" (safe spaces) où les malheureuses victimes pourront, entre elles et uniquement entre elles, déplorer l’oppression que leur font subir les "dominants" (blancs, mâles, hétérosexuels, cisgenre (sic) et autres "privilégiés".)
On pourrait s’amuser de ces niaiseries, voire excuser les universitaires en mal de postes qui se sont taillé une niche écologique dans les études de genre ou postcoloniales, si ces identitaires intersectionnels ne finissaient par gangrener un milieu libertaire qui, décidément, n’aura pas fini de nous étonner par l’étendue de ses reniements.
Pièce simplificatrice de l’identitarisme en deux temps et une exclusion
1- Une accusation de viol
Une affaire récente au sein de l’UCL (Union communiste libertaire, fruit de l’union d’Alternative Libertaire (AL) et de la Coordination des groupes anarchistes (CGA)) illustre de façon dramatique les dérives d’une exaltation de l’identité que l’on croyait jusqu’alors réservée à l’extrême-droite.
Le 27 avril 2019, militant bien connu de l’UCL, Nestor* [1], termine sa soirée sous la couette de Capucine*, elle-même militante libertaire… Au matin, devant se rendre à un rendez-vous, il lui laisse un petit mot pour ne pas la réveiller : "Merci encore pour l’accueil et ta gentillesse. Prends soin de toi".
Le 15 mai, Nestor reçoit un coup de téléphone d’un militant, qui lui annonce que Capucine envisage de porter plainte contre lui pour… viol.
Le 17 octobre 2019, Nestor est placé en garde à vue et confronté à la plaignante. Les deux parties, assistées de leur avocat, sont séparées par une armoire métallique et ne peuvent ni se voir, ni communiquer. Interrogée par le commissaire en charge de l’affaire, Capucine reconnaît que Nestor n’a "à aucun moment usé ni de violence ni de contrainte" et qu’à aucun moment, elle n’a fait savoir à Nestor, verbalement ou par un geste, que cette relation sexuelle n’était pas consentie. En fin d’audition, le policier, interloqué, lui demande si au vu de ses déclarations, elle maintient quand même sa plainte pour viol. Après un très long silence, Capucine finit par dire : "Oui".
Suite logique, le 18 décembre 2019, la plainte est classée sans suite, "l’infraction étant insuffisamment caractérisée."
Cette affaire, déjà glauque à souhait, aurait pu en rester là, mais elle va connaître des développements plus glauques encore.
2- Un tribunal identitaire
Militante libertaire comme Nestor, Capucine avait souhaité que l’affaire se règle sur le terrain de la justice bourgeoise et non sur celui du politique. Après la garde à vue de Nestor, sans doute consciente qu’elle n’aurait pas gain de cause tant sa plainte était dénuée de sens et de cohérence, poussée par certains de ses camarades (qui au passage règlent, probablement, de vieux comptes avec Nestor) et suivant vraisemblablement l’avis éclairé de son avocate, la plaignante entend désormais régler "le cas de Nestor" sur le terrain politique.
Le 30 novembre, une lettre du groupe auquel Capucine est adhérente est envoyée à l’UCL qui, dans une circulaire, annonce à toute l’organisation la suspension de Nestor à la suite d’une accusation de viol et qu’il est sous "instruction judiciaire", ce qui est une pure contre-vérité, vu que l’affaire, jusqu’alors, n’a pas été instruite par le Parquet. Une façon très pernicieuse de marquer au fer rouge "le dominant" Nestor, y compris en révélant son prénom et son groupe de rattachement à l’UCL, et d’en faire, avant même son procès politique, un condamné.
En parallèle, il est précisé qu’une Commission d’enquête interne sera mise en place et qu’il est demandé aux "militant-e-s" de l’UCL d’apporter des témoignages (de façon anonyme ou pas) sur le comportement de Nestor envers les femmes. Une pratique qui questionne aussi…
Conformément aux diktats identitaires, une commission NON MIXTE (réduite à seulement deux femmes) se réunit pour examiner l’affaire. Elle va multiplier les bévues, les mensonges, les intrigues et, comble d’ignominie, cette commission non mixte ne recevra jamais Nestor pour entendre ses explications. Ceci ne l’empêche pas de produire un rapport à charge contre lui, soumis et approuvé en Coordination Fédérale de l’UCL.
Dans sa quête de "vérité", une des deux membres de la Commission non mixte appelle au téléphone la compagne de Nestor, elle-même militante UCL, pour avoir son avis sur l’"affaire". Le ton accusateur de la demande est particulièrement choquant et débute par un cinglant : "Bon je t’écoute… ". Les réponses de la compagne de Nestor ne correspondant pas aux attentes et aux questions particulièrement intrusives de l’inquisitrice, portant notamment sur l’intimité de sa relation avec Nestor, la communication tourne court.
Comme si cela ne suffisait pas, dans leur rapport, les deux Vichinsky "libertaires" vont également révéler le nom de famille de Nestor, connu jusque-là uniquement sous son pseudonyme. On devine alors ce qu’une telle révélation peut entraîner comme conséquences dramatiques aussi bien au niveau de sa vie privée, de ses enfants, que de sa vie professionnelle…
On ne détaillera pas ici la longue liste des canailleries des deux Torquemada, mais on soulignera quand même leur plus belle perle identitaire :
" L’UCL croit les femmes qui portent des accusations de violence ou de viol. Pas par discrimination genrée, mais parce que les violences contre les femmes sont constitutives de la société patriarcale dans laquelle nous vivons. Puisqu’elles font système, notre positionnement est juste et éminemment politique. "
Ainsi, devant le tribunal identitaire de l’UCL, une accusation vaut condamnation !
3- Exclusion
Derrière la novlangue maniée par nos deux non-mixtes, s’affirme une terrible logique totalitaire. Le conformisme identitaire ayant désormais force de loi dans certaines organisations "libertaires", et le marais de ces organisations baissant frileusement la tête devant l’arrogance et la violence de ces idéologues, la sentence est tombée : Nestor sera exclu de l’UCL. Le vote des délégués à la Coordination Fédérale qui officialisera l’exclusion, aura été largement influencé par un dernier tour de passe-passe de la Commission non mixte. Face à une fronde interne, au sein de l’UCL, d’une quinzaine de militants connus de l’organisation ayant, dans un texte de plusieurs pages, critiqué les méthodes de la Commission non mixte dans sa gestion de cette affaire, les deux membres de la Commission envoient à tous les adhérents le témoignage de la plaignante.
Dans ce témoignage, écrit sur l’insistance des deux membres de la commission non mixte, Capucine donne une version des faits totalement différente de celle qu’elle avait tenue jusqu’alors. Il n’est plus question de consentement mutuel. Nestor est décrit comme un psychopathe. Cette version est violente et glaçante. Elle ne peut, dès lors, que justifier, aux yeux de tous, une exclusion définitive.
La voix de la doxa identitaire
Dans cette affaire sordide, c’est toute la logique simplificatrice de l’identitarisme qui se donne à voir. Foin de la complexité des relations humaines et donc des relations entre les sexes. Une femme affirme qu’elle a été violée, même si elle reconnaît le contraire quelques mois plus tard ? Nul besoin d’aller chercher la vérité, d’écouter les protagonistes, d’examiner les circonstances, de faire la part du ressentiment, de la jalousie, des provocations ou de la violence éventuelle de chacune des deux parties. Nul besoin puisque le monde se sépare en deux essences : les oppresseurs et les opprimés. Ah ! bien sûr, les plus finauds ont découvert "l’intersectionnalité", soit le fait que l’on peut cumuler plusieurs essences opprimées. On peut être à la fois femme et noire. Ou noire et homosexuelle. Ou Noir et transgenre, etc. Mais ces essences réifiées ne font que s’empiler et accroître seulement le ressentiment, multiplier les revendications victimaires. "Racialisme" et "genrisme" forment donc la toile de fond des essences intangibles ouvrant droit à réparations. Et qui ose émettre un doute est forcément raciste, homophobe, islamophobe, un "complice de la culture du viol" etc.
Mais alors, que penser d’une telle organisation qui se prétend libertaire ? La tradition anarchiste n’a pourtant cessé de le marteler : la liberté ne se conçoit pas sans la responsabilité. Parce que la doxa identitaire exige que le "privilégié" (dans le cas présent, l’homme) soit condamné du seul fait que "l’opprimée" (ici, la femme) l’ait accusé, il faudrait baisser la tête et tout accepter ?
Ainsi, du seul fait que les deux membres de la commission non mixte sont femmes, on doit obligatoirement ajouter foi à la parole d’une autre femme, instruire un procès en sorcellerie uniquement à charge et condamner à l’exclusion et au déshonneur un militant qui a le tort d’être … un homme !
– Comment croire un seul instant que des commissions non-mixtes et des intrigues de basse police puissent menacer en quoi que ce soit l’ordre établi ?
– Comment penser que l’identité, qu’elle soit sexuelle ou "raciale", sortie de tout contexte historique, politique ou de classe puisse fonder une vision du monde et inspirer une action révolutionnaire ?
– Comment accepter que l’on substitue la lutte des races et la lutte des sexes à la lutte des classes ?
Imaginons un seul instant une situation semblable : un militant noir d’une organisation libertaire accuse un autre militant de l’avoir traité de "sale nègre". Aussitôt, se réunit une commission NON MIXTE, composée de deux Noirs, dont l’un, connu pour ses prises de position sans nuances qui lui font voir un raciste chez presque tous les Blancs. Cette commission n’entend même pas celui qui est accusé d’avoir tenu des propos ignobles : à quoi bon, puisque « L’organisation croit les racisés qui portent des accusations de violence ou de racisme. Pas par discrimination racialiste, mais parce que les violences et les discriminations contre les racisés sont constitutives de la société raciste dans laquelle nous vivons. Puisqu’elles font système, notre positionnement est juste et éminemment politique. »
Absurde ? Ridicule ? Odieux ? La logique identitaire est pourtant la même.
Faut-il en appeler aux mânes de Durruti ? A la geste de Malatesta ? Aux flamboyances de Bakounine ? A l’intelligence politique d’un Guérin ?
Pauvres libertaires, pauvre misère !
Bernard Gilles & Fulano