À l’heure où les hommages posthumes se multiplient suite à la mort de l’universitaire D. Graeber connu pour ses nombreux ouvrages (qui ont eu un grand succès en librairie notamment Dette, 5000 ans d’histoire) et son activisme politique (il a participé activement au mouvement Occupy Wall Street, et a apporté publiquement son soutien au Chiapas et dernièrement au Rojava), nous avons décidé de proposer une courte critique de ses principaux travaux en anthropologie sociale.
Le courant de l’anthropologie anarchiste
Au fil des années, D. Graeber est devenu une figure incontournable de la gauche dite « radicale » et des mouvements altermondialistes. Il se revendiquait comme appartenant au courant de l’anthropologie anarchiste dans lequel on trouve des anthropologues et ethnologues, connus des libertaires pour la plupart, comme P. Clastres, M. Sahlins, J.-C. Scott ou C. Macdonald. L’anthropologie anarchiste « pose à travers des études de cas concrets la question très actuelle, sinon aiguë, du pouvoir et des inégalités, ou plus exactement de leur contrôle et de leur refus par un certain nombre de sociétés anciennes ou récentes1 ». Ce courant est fécond quant à la critique de la société capitaliste moderne : il a notamment démontré l’existence de sociétés qui, bien qu’ignorant à la fois l’Etat, les inégalités marquées de richesse, la hiérarchie sociale (chefs sans pouvoir), vivent non pas dans la pénurie comme cela avait été supposé mais dans une relative abondance (cf. M. Sahlins).
S’il est inspiré par les travaux des auteurs cités précédemment, D. Graeber n’en reste pas moins critique vis-à-vis de ce courant. Dans son ouvrage Pour une anthropologie anarchiste, il reproche à P. Clastres d’avoir été trop indulgent sur la violence présente au sein des institutions des sociétés dites primitives (e.g. rite de passage à l’âge adulte chez les Guayakis consistant en des scarifications, relations avec les groupes voisins extrêmement conflictuelles) ainsi que sur la présence de dominations dans les relations interpersonnelles (aînés/ jeunes, hommes/femmes). Ainsi, il ne tombe pas dans le piège de l’idéalisation des sociétés primitives2 (au contraire des primitivistes tels que J. Zerzan), ni dans celui de la neutralité axiologique (M. Weber) imposée dans les sciences sociales. Dans la même veine, il dénonce également, dans un récent article3 coécrit avec D. Wengrow, le mythe rousseauiste du « bon sauvage » et le récit téléologique de la « civilisation » qui se fonde sur l’idée répandue par plusieurs auteurs contemporains (e.g. J. Diamond, Fukuyama, P. Shepard, etc.) que les inégalités économiques sont apparues avec l’agriculture lors de la révolution néolithique. Or, ce récit a été réfuté par de nombreux contre-exemples provenant d’observations archéologiques et ethnologiques4. Ceci étant, quand D. Graeber et D. Wengrow annoncent, comme un contrepied à l’idée d’évolution des sociétés humaines vers toujours plus de progrès et d’inégalités sociales, que les sociétés du Paléolithique récent présentaient des signes d’inégalité de richesses en se basant sur des « preuves » archéologiques, on ne peut s’empêcher d’y lire une opposition par réaction, les « preuves » archéologiques en question faisant l’objet de nombreux débats parmi les archéologues quant à la signification sociale à leur donner.
Une histoire de la dette séduisante mais… erronée
Ce manque de rigueur est également prégnant dans la principale œuvre de D. Graeber : Dette, 5000 ans d’histoire. Pour résumer rapidement, après une critique très convaincante du « mythe du troc » popularisé par le philosophe et économiste A. Smith qu’il qualifie de « monde imaginaire du troc », il inscrit dans une continuité historique le concept de dette depuis la Mésopotamie antique en passant par le Moyen Age occidental jusqu’à nos jours. Ce faisant, il établit un anachronisme et un sociocentrisme en projetant la logique actuelle de la dette sur des sociétés précapitalistes ayant des logiques culturelles propres5. De plus, il propose une définition imprécise de la dette, basée uniquement sur la quantification (alors que la mise en évidence d’une utilisation sociale de la menace/violence pour l’obtention du règlement de la dette nous paraît un critère plus pertinent pour qualifier celle-ci), qui ne permet pas de distinguer une dette d’une simple obligation morale. Nous apprenons également dans cet ouvrage que la « monnaie et la dette entrent en scène exactement au même moment », ce qui est faux ! Il est couramment admis que la dette est apparue avant la monnaie6. Dans les sociétés sans richesses, elle existait sous forme de services fournis par le gendre et elle sera remplacée par le prix de la fiancée (bridewealth) tandis que le prix du sang (wergeld) se substituera à la loi du talion. Tout au long de son livre, il naturalise l’économie (dans son sens moderne) sans prendre en compte le fait que les catégories de base du capitalisme qui la forment (comme l’argent, la marchandise, la valeur ou le travail) ont un sens spécifique à chaque organisation sociale et ne sont pas transhistoriques7. En en faisant un fonctionnement universel des sociétés humaines, il rend ainsi impossible son dépassement pur et simple et oblige à la réforme pour améliorer son fonctionnement.
Positionnement politique
D. Graeber pense l’Histoire d’une façon complètement morale, et non en termes de structures sociales, avec une opposition binaire entre les créanciers et les débiteurs renvoyant à un antagonisme entre les « riches » et les « pauvres » qui sont dénommés les 99 % lors du mouvement Occupy Wall Street. Ce raisonnement implique que le capitalisme soit surtout une affaire de domination personnelle (et non d’exploitation) d’une infime oligarchie sur la masse des gens à travers la logique de dette qui constitue selon lui le moteur de l’Histoire (adieu la lutte des classes : il s’agira dès lors de moraliser les créanciers au profit d’un partage des richesses entre les débiteurs). Avec Occupy, il demande un moratoire sur la dette… stratégie qui s’est pourtant révélée inefficace par le passé. En effet, son livre présente plusieurs exemples d’annulations massives de dettes depuis l’Antiquité qui ont invariablement été suivies par un nouvel essor de la dette et par une absence de modification des modes de production… Ainsi, nous ne voyons pas comment un moratoire sur la dette aujourd’hui entraînerait un dépassement du capitalisme.
Mais nous voilà rassurés, nous apprenons, toujours dans Dette, 5000 ans d’histoire, que le communisme n’a rien à voir avec la « propriété des moyens de production » mais constitue plutôt le « fondement de toute sociabilité humaine » sous la forme du « communisme fondamental » qui « se manifeste surtout dans ce que nous appelons amour » (sic) et qu’il est déjà présent partout dans la société. Nul besoin de rupture révolutionnaire, le changement est déjà là : il était en effet convaincu que le capitalisme avait déjà pris fin8… Au fil de ses œuvres ou lors d’interviews, il est d’ailleurs clairement visible que sa critique se concentre sur les « dérives » du néolibéralisme (financiarisation de l’économie, le système de crédit généralisé (dette), les ultra-riches (1 %), la bureaucratie étendue, le management, les « boulots à la con », etc.) et non sur les catégories de base du capitalisme, nous sommes donc loin de la volonté d’une rupture révolutionnaire avec l’ordre existant que l’on s’attendrait à voir chez un anthropologue anarchiste.
Auguste