Voici un extrait de SOULEVEMENT qui parle des BB, comme on dit. Il est tiré du début du livre, la première partie consacrée au mouvement GJ.
“L’exemple des black blocs est à ce titre révélateur de la réapparition des clichés, des rôles figés, mais aussi de leur réinterprétation par le mouvement.
Le black bloc est une tactique émeutière, née en RDA en 1980 afin d’opposer à la police est-allemande une résistance plus efficace. Il s’agissait de résister à des expulsions de squat, de lieux de lutte. Pour cela, les personnes ou les groupes participant s’habillent en noir et se masquent, constituent un bloc dans la rue, qui permet de se reconnaître tout en se rendant difficilement identifiable par les forces de l’ordre.
Le black bloc peut donc être constitué de n’importe qui. Bien sûr, on assimile plus ou moins cette pratique aux mouvances anarchistes, autonomes, communistes révolutionnaires, car ce sont ces courants qui l’ont inventée. Mais, en soi, ce n’est qu’une pratique, et son usage n’indique pas forcément une proximité avec des idées anarchistes, par exemple.
Suivons le chemin par lequel cette pratique a été intégrée dans les gilets jaunes. En premier lieu, les « BB », comme on les appelle familièrement dans le mouvement, sont des figures repoussoirs. Il n’y en a pas dans les manifs, nous ne sommes pas un bloc noir, mais jaune réfléchissant… mais nombreux sont les gilets jaunes qui se méfient des black blocs quand même. On craint leur venue, comme on craint plus généralement celle des « casseurs ». C’est que les médias, dans un intense travail de propagande, nous les dépeignent sous les traits de fous furieux qui « s’infiltrent » dans les manifestations pour casser des choses, n’importe quoi, afin de satisfaire des pulsions.
Cette crainte des « casseurs fous » s’estompera. Chez les uns très vite, chez les autres peu à peu. Déjà, on se rend vite compte que la violence de ceux que les journalistes aux ordres appellent des casseurs n’est pas aveugle1. Qu’elle se dirige contre des cibles précises : des banques, des agences d’intérim. Les manifestations deviennent le théâtre d’intenses discussions entre les participants, sur la pertinence de telle ou telle cible. Ces discussions sont souvent vives, parfois elles tournent à l’altercation : nous ne sommes pas un mouvement pacifiée, tant mieux, nous sommes vivants. Mais les gens discutent, réfléchissent, se renseignent et tirent les leçons des épisodes répétés de répression violente. Très vite, c’est l’option « pacifique » qui va se retrouver sur la sellette. « Comment rester pacifique quand tu vois ce qui se passe dans les manifs ? » entend-on souvent.
Alors, chez les gilets jaunes, nombre de groupes informels qui se sont créés dans le mouvement ou qui y ont participé ensemble, car amis depuis le collège, car collègues de taf, commencent à se pencher sérieusement sur les tactiques d’affrontement de rue, d’autodéfense. Ils visionnent des heures et des heures de vidéos YouTube. On se fait tourner un documentaire sur les événements de la place Maïdan. On organise un peu partout des réunions clandestines, où les participants se surnomment entre eux « les braves, les déters, les vaillants2 »… Et qui visent à coordonner des groupes en vue de résister à la répression policière dans la rue. Tout à la fois, à ce moment-là, c’est- -à-dire dès la mi-décembre, il s’agissait de tenir coûte que coûte nos actions de blocage mais aussi de résister dans les manifestations contre les charges policières. Les « vaillants » s’organisent sur un modèle qu’ils sont loin d’inventer. Sans bien souvent le savoir, ils marchent sur les traces des groupes de combat de tous les moments révolutionnaires. Les gardes rouges ou noirs dans les débuts de la Révolution russe, les groupes du Secours rouge durant la révolution allemande, etc. Dans tous les cas, on fonctionne par cooptation, on envoie des délégués retrouver les autres groupes, on ébauche une organisation plus vaste…
Et les premiers BB apparaissent en manifestation. Pourtant, dans les premiers temps, ils ne forment pas de bloc. Ce sont plutôt des individus ou des petits groupes qui cherchent à reproduire ce qu’ils ont vu sur des vidéos en ligne.
Ce qui se formalise peu à peu, c’est un partage des rôles dans la manif. Les éléments les plus déterminés se rassemblent. Ceux qui se retrouvent souvent en tête, qui tiennent des banderoles renforcées avec du carton ou du PVC afin de protéger les manifestants des tirs de LBD.
Et, sur les réseaux, on commence à voir apparaître des cagoules sur les photos de profil, et nombre de gilets jaunes se proclament BB. Ce qui transforme alors une pratique spécifique, dans le temps de la manif, en identité particulière. Parmi ces profils, et en particulier sur Facebook, un certain nombre sont aussi sûrement créés par les services de renseignement, qui commencent à s’alarmer de la montée en puissance de ceux qu’ils n’ont pas encore baptisés les « ultra-jaunes » et qui cherchent ainsi à s’informer sur eux. Quelques mois plus tard, le 16 mars à Paris, des colonnes de manifestants gilets jaunes habillés en noir seront ovationnées par la foule. Dans cette ovation, beaucoup ont vu le verre à moitié plein : la défaite des discours de division entre bons manifestants et méchants casseurs. Hélas, le cocktail est aussi à moitié vide. Car cela montre que le mouvement se scinde entre ceux qui soutiennent la lutte de rue et ceux qui la pratiquent, et qui restent minoritaires. On pourrait même aller plus loin, et avancer que c’est le basculement dans une pratique défensive que le bloc vient entériner malgré l’image d’offensivité qu’il renvoie.
Cette minorité d’« ultra-jaunes » (c’est bien sûr délicat de reprendre ces termes de flics/journalistes, mais il correspond à une figure que, justement, flics et journalistes traquent particulièrement) concentre sur elle une police qui ne lésine pas sur les moyens. Infiltration3, filature, veille sur les réseaux, brigade spécialisée dans le visionnage de vidéos sur YouTube, de vidéosurveillance, usage de trombinoscope en manif, tout est pensé pour faire tomber les gilets jaunes les plus déterminés… Quitte d’ailleurs à frapper sans discernement tout autour des cibles, pour être bien sûr de les atteindre. Les méthodes de maintien de l’ordre mutent, évoluent. La répression se durcit, la police, au sein de laquelle le malaise est palpable, s’enfonce dans la violence. “