L’État attise la brutalité de sa police en la dotant d’un arsenal militaire toujours plus puissant, explique l’économiste Paul Rocher. De quoi réjouir l’industrie (florissante) de l’armement. Lanceurs de balles de défense (LBD), gaz lacrymogènes... Ces armes supposées « non létales » et défensives sont en fait au cœur de l’offensive étatique : c’est précisément leur non-létalité supposée qui légitime la violence policière.
Dans son essai Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non létale (La Fabrique, 2020), l’économiste Paul Rocher esquisse une généalogie des armes non létales, de l’idéologie qui les sous-tend et de la vision du monde qu’elles produisent. À ses yeux, loin d’être de simples outils, ces armes imposent le projet néolibéral dans la chair et l’esprit de la population.
La première de ces armes – et l’une des plus connues – a vu le jour dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Le gaz lacrymogène, comme d’autres produits chimiques, y a été inventé pour neutraliser les défenseurs adverses. Cependant, le traumatisme des vétérans fut tel que les vainqueurs de la guerre préférèrent réserver la nouvelle arme aux peuples colonisés. Le fait qu’elle ne tuait pas cachait mal son caractère répressif : les puissances coloniales la préféraient aux armes à feu conventionnelles non par bonté d’âme, mais car elles craignaient l’émotion collective, potentiellement insurrectionnelle, que génère un massacre. Le gaz lacrymogène permettait ainsi de maintenir l’ordre colonial sans risquer de réactions révolutionnaires.
Cette première arme non létale fit son retour en Europe – et aux États-Unis – pour mater les mobilisations sociales au lendemain de la crise de 1929. Plus tard, pour pallier l’insuffisance du gaz lacrymogène face aux mouvements politiques des années 1960 et 1970 (droits civiques aux États-Unis, Irlande du Nord au Royaume-Uni et Mai 68 en France), les régimes contre-révolutionnaires des années 1980 et 1990 équipèrent leurs forces de l’ordre d’une myriade de nouvelles armes technologiques : lanceurs de balles en plastique et en caoutchouc (Flash-ball et LBD 40 en France), grenades (« de désencerclement » telles que les GLI-F4), canons à eau, Taser, etc.
Le mythe de la non-létalité provoque une tendance au « tir précoce »
Pour justifier de telles dépenses d’armement contre leurs populations, les gouvernements ont inventé un mythe : la non-létalité. Or, l’auteur, commentant l’inflation de la brutalité policière ces dernières années, rappelle qu’au contraire « la disponibilité d’une arme non létale légitime un comportement agressif sous n’importe quelles circonstances » et une tendance au « tir précoce ».
Prenant exemple sur le cas français, Paul Rocher fait l’inventaire des politiques successives ayant couvert, sinon encouragé, le caractère agressif du maintien de l’ordre dans l’Hexagone. Il situe l’un des points de bascule historiques au passage de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur. C’est au milieu des années 2000, quand les quartiers populaires s’embrasèrent, que le ministre équipa les forces de police des tristement célèbres Flash-ball. La « stratégie offensive » qu’il revendiquait ouvertement revenait à rien de moins que pousser les policiers à « tirer sans nécessairement attendre une raison précise ».
On en est arrivé à un sinistre paradoxe. Suréquipées de lanceurs et de grenades, les forces de l’ordre françaises, optant, depuis les combats au corps-à-corps de Mai 68, pour le maintien à distance, se retrouvent à « tirer sans connaître précisément les intentions du groupe en face précisément pour empêcher tout rapprochement ». Or, c’est justement le caractère ambigu d’une manifestation qui décide l’intervention policière, en dépit du respect des consignes et au bénéfice de l’« autonomie relative des forces de l’ordre ». C’est pourquoi, au lieu de la non-létalité supposée des nouvelles armes policières, Paul Rocher préfère partir de la pratique réelle de répression pour qualifier celles qu’il nomme des « armes de premier recours ». Et de conclure : « Si les armes non létales remplacent quelque chose dans la pratique policière, c’est plutôt la sommation et la résolution non violente de conflit ».
Mais comment en est-on arrivé là ? Comment n’a-t-on pas pu contrôler le surarmement et la brutalisation des forces de l’ordre ? Précisément parce tout se joue dans l’ombre, dans l’« arrière-boutique du maintien de l’ordre », sous couvert d’une « opacité savamment entretenue ». Rarement évoquée tant les violences policières occupent la scène médiatique, l’industrie française de l’armement tient pourtant l’un des rôles principaux de l’histoire.
La dépense publique en matière d’armement des forces de l’ordre n’a cessé de croître
L’économiste expose quelques chiffres mettant en lumière les profits conséquents que dégagent les marchands d’armes français. Le secteur est l’un des rares à pouvoir se targuer d’une croissance à deux chiffres : pas loin de 10 % chaque année durant la dernière décennie. Et pour cause : à défaut d’alimenter les écoles ou les hôpitaux, la dépense publique en matière d’armement des forces de l’ordre n’a cessé de croître. Entre 2012 et 2017, les dépenses du ministère de l’Intérieur en équipements et matériels ont augmenté de 180 %. On note même une accélération sensible pour contrecarrer les intenses mobilisations des années récentes : entre 1999 et 2019, les trois quarts des dépenses publiques en armement ont eu lieu depuis 2010. Avec le résultat que l’on sait : en 2018, face aux cheminots, aux étudiants et aux Gilets jaunes, les forces de l’ordre ont tiré 480 fois plus sur les manifestants qu’en 2009. Au vu du degré de préparation de l’État, l’auteur considère par conséquent la violence comme « une priorité politique ».
Fait notable cependant : on mutile made in France. À la différence de bon nombre d’autres secteurs, l’industrie de l’armement reste forte en France, en grande partie du fait des commandes publiques. Elle est dominée par un oligopole de quatre grosses entreprises : les françaises Alsetex (lanceurs, munitions, grenades lacrymogènes et LBD), Nobel Sport (munitions) et Verney-Carron (Flash-ball), auxquelles s’ajoute la suisse Brügger & Thomet (LBD 40). Ces quelques marchands d’armes se répartissent un juteux marché international. À titre d’exemple, si, en 2011, la France a contourné l’interdiction de vendre des armes à Bahreïn, dont le gouvernement matait dans le sang des manifestations pacifiques, c’est bien car ce marché valait trois millions d’euros.
Paul Rocher juge ironiquement que l’armement — vu la place qu’il tient dans l’économie nationale — est l’« avantage comparatif de l’industrie française ». Et, qu’en somme, pour mettre un terme aux violences policières, il faut avant tout attaquer le tissu économique et « transformer durablement la structure même de l’industrie française ».
Source : Maxime Lerolle pour Reporterre