En conclusion de cette petite série de documents sur la révolte de Kronstadt, nous vous proposons un texte d’Alexandre Berkman publié en postface de sa brochure La rébellion de Kronstadt, éditée en 1922 par le périodique anarcho-syndicaliste allemand Der Syndikalist.
Alexandre Berkman (1870-1936) est né en Lituanie, alors partie de l’empire russe, mais a vécu et milité dès sa jeunesse dans le mouvement anarchiste aux États-Unis, où il purgea notamment quatorze ans de prison pour avoir tenté d’assassiner un riche industriel lors d’une grève. Expulsé vers la Russie en 1919 dans le même bateau qu’Emma Goldman, il suivit le même chemin qu’elle de l’enthousiasme à la désillusion quant au régime mis en place par les communistes, dont il témoignera pour sa part dans Le mythe bolchevik. Il sera par la suite très actif dans la dénonciation de la répression et le soutien aux prisonniers anarchistes en URSS.
Leçons et portée de Kronstadt
Le mouvement de Kronstadt fut spontané, improvisé et pacifique. Qu’il se soit transformé en conflit armé finissant en tragédie sanglante, était entièrement dû au despotisme barbare de la dictature communiste.
Bien que Kronstadt soit consciente de la détermination des bolcheviks, elle avait encore confiance dans la possibilité d’une solution à l’amiable. Elle pensait que le gouvernement communiste était disposé à entendre raison ; elle le croyait pourvu d’un certain sentiment de justice et de liberté.
L’expérience de Kronstadt prouve une fois de plus que le gouvernement, l’État – quel que soit son nom ou son système – est toujours l’ennemi mortel de la liberté et de l’autodétermination du peuple. L’État n’a pas d’âme, pas de principe. Il n’a qu’un seul but – s’assurer le pouvoir et le garder à tout prix. C’est la leçon politique que l’on peut tirer des événements de Kronstadt.
Il y en a une autre, stratégique celle-là, enseignée par toute rébellion.
La réussite d’un soulèvement dépend de sa détermination, de son énergie et de son agressivité. Les rebelles ont pour eux l’opinion des masses populaires. Cette opinion favorable s’aiguise sous l’exaspération grandissante de la rébellion. Il ne faut pas la laisser décroître et pâlir par un retour à la fadeur de la vie quotidienne. Par ailleurs, tout soulèvement a contre lui le puissant rouage de l’État. Le gouvernement a les moyens de concentrer entre ses mains les sources d’approvisionnement et les moyens de communication. Il ne faut pas laisser au gouvernement le temps de se servir de ses pouvoirs. La rébellion devrait être vigoureuse, frappant de façon inattendue et déterminée. Elle ne doit pas rester localisée, car sinon c’est la stagnation. Elle doit s’étendre et se développer. Une rébellion qui se localise, qui mène une politique d’attente ou qui se met sur la défensive, est inévitablement vouée à la défaite.
C’est à cet égard que Kronstadt a répété les fatales erreurs stratégiques des Communards de Paris. Ces derniers n’ont pas suivi les conseils de ceux qui étaient partisans d’une attaque immédiate sur Versailles alors que le gouvernement de Thiers était désorganisé. Ils n’ont pas entraîné le pays dans la révolution. Ni les ouvriers de Paris en 1871, ni les marins de Kronstadt ne visaient à faire tomber le gouvernement. Les Communards ne voulaient obtenir que certaines libertés républicaines, et lorsque le gouvernement essaya de les désarmer, ils chassèrent les ministres de Thiers de Paris, instaurèrent leurs libertés et se préparèrent à les défendre – rien de plus. De la même façon Kronstadt ne revendiquera que des élections libres aux soviets. Après avoir arrêté quelques commissaires, les marins se préparèrent à se défendre contre une attaque. Kronstadt refusa d’agir selon le conseil des experts militaires qui consistait à s’emparer immédiatement d’Oranienbaum. Ce fort était de la plus grande importance militaire, et de plus s’y trouvaient 50 000 pouds de blé appartenant à Kronstadt [un poud est l’équivalent d’environ 36 livres anglaises]. Un débarquement à Oranienbaum était faisable, car les bolcheviks auraient été pris par surprise et n’auraient pas eu le temps d’amener des renforts. Mais les marins ne voulaient pas déclencher l’offensive et c’est ainsi que l’instant psychologique leur échappa. Le fait que Kronstadt n’ait pas pris Oranienbaum, donna au gouvernement la possibilité de renforcer la forteresse grâce à ses régiments sûrs, d’éliminer les groupes « infectés » de la garnison, et d’exécuter les commandants de l’escadrille aérienne qui était sur le point de rejoindre les rebelles de Kronstadt. Parmi ceux qui furent exécutés à Oranienbaum, il y avait : Kolossov, chef de division des aviateurs de la marine rouge et président du comité révolutionnaire provisoire qui venait juste d’être formé à Oranienbaum ; Blabanov, secrétaire du comité, des membres du comité comme Romanov, Vladimorw, etc. Quelques jours plus tard, lorsque les déclarations et les agissements du gouvernement bolchevique eurent convaincu Kronstadt qu’ils étaient impliqués dans un combat pour survivre, il était trop tard pour corriger l’erreur.
C’est ce qui arriva également à la Commune de Paris. Lorsque la logique de la lutte qui leur était imposée prouva qu’il était nécessaire d’abolir le régime de Thiers non seulement dans leur propre ville, mais dans le pays tout entier, c’était trop tard. Pendant la Commune de Paris comme dans la révolte de Kronstadt, la tendance aux tactiques passives, défensives, se révéla fatale.
Kronstadt est tombée. La révolte de Kronstadt pour les soviets libres fut réprimée dans le sang, alors qu’au même moment le gouvernement bolchevique acceptait des compromis avec les capitalistes européens, signant la paix de Riga, qui mit une population de 12 millions à la merci de la Pologne, et qui aida l’impérialisme turc à supprimer les républiques du Caucase.
Mais le « triomphe » des bolcheviks sur Kronstadt incluait aussi une défaite du bolchevisme. Il montrait l’aspect véritable de la dictature communiste. Les communistes étaient prêts à sacrifier le communisme, à accepter n’importe quel compromis avec le capitalisme international, alors qu’ils refusaient les revendications justifiées de leur propre peuple – des revendications exprimées dans les slogans d’Octobre par les bolcheviks eux-mêmes : des soviets élus par scrutin direct et secret, selon la constitution de la R.S.F.S.R. ; et la liberté d’expression de la presse pour les partis révolutionnaires.
Le dixième congrès du parti communiste de toute la Russie tenait sa session à Moscou au moment du soulèvement de Kronstadt. Au cours de ce congrès toute la politique économique bolchevique fut changée, par la suite des événements de Kronstadt et de l’attitude menaçante analogue des gens dans différentes autres régions de Russie et de Sibérie. Les bolcheviks préféraient changer leur politique de base, abolir la razverstka (réquisition forcée), introduire la liberté de commerce, faire des concessions aux capitalistes et renoncer au communisme lui-même – le communisme pour lequel la révolution d’Octobre avait eu lieu, pour lequel on versa des flots de sang, en menant la Russie à la ruine et au désespoir – mais il ne voulaient pas permettre l’existence de soviets librement choisis.
Peut-on encore mettre en question le but véritable des bolcheviks ? Briguaient-ils les idéaux communistes ou le pouvoir du gouvernement ?
L’affaire de Kronstadt a une portée historique importante. Elle a sonné le glas du bolchevisme et de son parti, de la dictature, d’une centralisation insensée, du terrorisme de la Tcheka et du système bureaucratique des castes. Elle a frappé au cœur même de l’autocratie bolchevique. En même temps elle a bouleversé les esprits intelligents et honnêtes d’Europe et d’Amérique au point de les amener à considérer d’un œil critique les théories et pratiques bolcheviques. Elle a montré la fausseté du mythe bolchevik présentant l’État communiste comme étant « le gouvernement des ouvriers et des paysans ». Elle a révélé que la dictature du parti communiste et de la révolution russe sont opposées, contradictoires et réciproquement exclusives. Elle a démontré que le régime bolchevique n’est que tyrannie et réaction absolues et que l’État communiste lui-même incarne la contre-révolution la plus puissante et la plus dangereuse.
Kronstadt est tombée. Mais elle est tombée victorieusement par son idéal et sa pureté morale, sa générosité et son humanité supérieure. Kronstadt a été superbe. Elle s’enorgueillissait avec raison de ne pas avoir versé le sang de ses ennemis, avec la présence des communistes parmi eux. Il n’y eut pas d’exécutions. Les marins, peu instruits, peu raffinés, étaient trop nobles pour suivre l’exemple bolchevique de vengeance : ils ne voulurent fusiller personne, pas même les commissaires haïs. Kronstadt a personnifié l’esprit généreux et clément de l’âme slave et le mouvement d’émancipation de la Russie qui remonte à un siècle.
Kronstadt fut le premier essai populaire et entièrement indépendant pour se libérer du joug du socialisme d’État – un essai fait directement par le peuple, par les ouvriers, les soldats et les marins eux-mêmes. C’était le premier pas vers la Troisième révolution qui est inévitable et qui, espérons-le, apportera la liberté et une paix durables à la Russie qui souffre depuis si longtemps.
Alexandre Berkman