
Juriste, scénariste, actrice et écrivaine, Rachel Khan, qui est d’origine juive et africaine, refuse toute assignation identitaire et victimaire.
Dans son essai « Racée » (Éditions de L’Observatoire), Rachel Khan critique notamment les nouvelles idéologies « décoloniales » et « intersectionnelles » qui, sous prétexte d’antiracisme et de lutte pour la reconnaissance des minorités, ne font, selon elle, que diviser notre société et alimenter les ressentiments. « Les minorités déchirent notre société en mille morceaux », écrit-elle.
Dans ce livre vous vous présentez comme "racée" et non "racisée". Vous écrivez : "Racée, parce que l’identité, c’est le vol de soi." Pourquoi l’identité est-elle "le vol de soi", selon vous ?
L’identité nous enferme. Aujourd’hui, on voit très bien qu’il existe des indentés-propriété ou des identités-appropriation. Dans ce livre, je voulais redonner de la valeur à l’idée de se construire son propre récit. Je ne veux pas annuler les identités, mais je veux montrer la violence que les identités produisent ainsi que les effets néfastes du courant identitaire. Je pense que nos identités sont multiples et complexes. « On est tous des additionnés », disait Romain Gary. Ce constat me semble être la condition nécessaire pour penser un véritable processus de non-discrimination, pour atteindre un regard universaliste et humaniste.
On a parfois l’impression que les luttes des minorités et les luttes identitaires refusent de s’inscrire dans le champ économique. Les inégalités sociales et économiques ne sont-elles pas pourtant le terreau principal des discriminations ?
On évoque trop rarement les interactions entre l’économie, le social et la culture. Voir les choses d’un point de vue économique permettrait de faire bouger un peu plus les lignes. L’avantage du regard économique, c’est de pouvoir dédramatiser et de mettre de côté l’émotionnel. Aujourd’hui, on a tendance à isoler les sujets au lieu de pratiquer la transversalité. Elle est pourtant nécessaire dans un monde mondialisé, notamment dans le contexte sanitaire actuel.
Vous avez déclaré : "On ne peut pas être artiste en étant racisé". Que voulez-vous dire par là ?
Être artiste, c’est être en quelque sorte mutant. Un artiste ne peut pas rentrer dans une case, être assigné. Lorsqu’on lui dicte ce qu’il a à créer, à dire ou à penser, en fonction de son « identité », on l’enferme. Aujourd’hui, j’ai l’impression hélas que de nombreux artistes répondent à ces facilités identitaires. Le rôle de l’artiste est de penser autrement pour que la société change : il n’a pas à obéir à une idéologie. Mais toutes ces idéologies sont aujourd’hui tellement puissantes qu’elles ont tendance à happer les créateurs.
Le sens de l’émancipation a changé ?
Actuellement, on pense que l’émancipation consiste à s’indigner sur les réseaux sociaux avec sa communauté. Il n’y a plus d’émancipation individuelle. « Metoo » c’est un « nous », et non la voix d’une personne. Avant, l’émancipation était quelque chose d’intime : il s’agissait de sortir de la masse, de se singulariser. Aujourd’hui, le groupe nous rattrape constamment.
Quel est l’effet de la "cancel culture" sur le combat des minorités ?
La cancel culture dessert complètement le combat des minorités. Il faut prendre de la hauteur. C’est ce que les auteurs de la négritude ont réussi à faire. Ils se sont appuyés sur l’injustice et l’intolérance pour les transcender dans leur art. Aujourd’hui, la « cancel culture » est devenu une fin en soi. Elle ne conduit pas à plus d’égalité. Sous couvert de nouvelles théories, on en profite en fait pour ne pas travailler. Par exemple, on « annule » un professeur qui étudie depuis vingt-cinq ans la colonisation sous prétexte qu’il est blanc. On prétend qu’une personne noire a plus de légitimité que lui simplement du fait de sa couleur de peau. Or, être noir n’est pas une pensée.
Notre société est-elle devenue victimaire ?
Les gens qui se disent en situation de domination, de minorité ou de victime, éprouvent une jouissance à l’humiliation par vindicte et par vengeance. Un réseau social comme Twitter se fonde sur ce genre de névroses : à chaque prise de parole, il faut apporter les gages du fait d’être dans la case « victime ». À cela s’ajoute la concurrence victimaire, qui nous déchire encore plus. Le problème est que l’on subit une situation de victime : on ne l’initie pas. C’est une image terrible que l’on renvoie à la jeunesse : « quoi que je fasse, je serai une victime ». Cette logique ne nous pousse pas à grandir.
Vous écrivez encore : "La diversité est un danger. Elle ne va nulle part. Elle n’est nulle part puisqu’elle n’est pas partout. Elle participe surtout à cette nouvelle langue qui dit n’importe quoi de nous". Derrière tous ces enjeux, il y a un problème langagier ?
Le mot « diversité » nous ment. La diversité, ce n’est pas simplement les noirs et les arabes : c’est nous tous. Mais ce mot construit en fait une scission entre les personnes : ceux qui en font partie et ceux qui n’en font pas partie. La diversité n’est donc pas une réalité, mais une construction de langage. Aujourd’hui, on utilise et maitrise de moins en moins de mots. Or, plus le langage est pauvre, moins la pensée existe et plus apparaît l’impossibilité d’avoir un dialogue. De cette impossibilité de communiquer naît la haine.
Pour faire face à ce langage formaté, vous mobilisez des "mots réparateurs". Quel est le pouvoir des mots ?
Dès l’enfance, il faut être sensibilisé à la poésie. Un poème peut faire vibrer des choses en nous. Mais cela s’apprend. Le problème est que les jeunes générations sont très souvent coupées de cette poésie. Il faut faire résonner les mots face au langage formaté qui n’éveille ni le désir ni l’envie de l’indicible. Nous devons retrouver la capacité de nous émerveiller en liberté. L’écrivain martiniquais Édouard Glissant pensait que nous venons tous du même poème et que la mission d’un artiste est d’aller à la recherche de ce poème originel.