Dans La Possibilité du fascisme – France, la trajectoire du désastre, publié en 2018 à La Découverte, Ugo Palheta dressait un tableau alarmant de la situation politique hexagonale, sonnant l’alerte brune. Depuis, c’est peu de dire que les choses ont empiré. Entretien.
« Il faut attirer violemment l’attention sur le présent tel qu’il est si on veut le transformer. Pessimisme de l’intelligence. Optimisme de la volonté. » C’est en conclusion de son ouvrage La Possibilité du fascisme, intitulée « Conjurer le désastre », que le sociologue Ugo Palheta mobilise cette citation du théoricien politique italien Antonio Gramsci. Et elle dit beaucoup de l’approche déployée dans son livre, publié un peu plus d’un an après l’accession au pouvoir d’un certain Macron et plus que jamais d’actualité. Il ne s’agit pas pour lui de céder au catastrophisme ni à la comparaison au forceps, mais de poser un regard lucide sur l’escalade en cours, pour mieux en combattre le morbide aboutissement se profilant à l’horizon – optimisme de la volonté.
« Fascisation ». « Protofascisme ». « Néofascisme en gestation ». C’est comme on veut. Ugo Palheta ne cherche pas à imposer une étiquette. Il se contente de pointer les facteurs conduisant à cette désagrégation politique, guidé par une triple impulsion – autoritarisme galopant, crise du néolibéralisme et explosion du racisme – dont les stigmates s’accumulent. Son constat : « Sous des formes disparates et encore embryonnaires, mais dont la seule énumération dit la sclérose de la politique française à l’âge néolibéral, c’est le fascisme qui s’annonce, non comme une hypothèse abstraite, mais comme une possibilité concrète. »
Il ne s’agit pourtant pas de plaquer sur le présent un passé qui, par définition, ne se répétera jamais à l’identique, explique-t-il : « L’usage du concept de fascisme charrie à l’évidence un danger d’anachronisme, du moins si l’on pense la résurgence du fascisme comme une répétition trait pour trait ou comme le produit d’une continuité revendiquée. » Ne pas chercher le fac-similé du nazisme ou du régime mussolinien, donc, mais l’adaptation contemporaine et hexagonale de cette bête politique immonde qu’est le fascisme, qu’il définit ainsi : « Mouvement de masse qui prétend œuvrer à la régénération d’une “communauté imaginaire” considérée comme organique (nation, “race” et/ou civilisation), par la purification ethno-raciale, par l’anéantissement de toute forme de conflit social et de toute contestation. » D’aucuns diront que le danger reste lointain. D’autres, qu’il est déjà là. Il semble en tout cas fondamental d’en pointer les contours pour mieux en contrer les avancées. Dont acte.
Il y a souvent débat sur la désignation du fascisme, terme qu’on rechigne en général à utiliser. Comment le cerner ?
« Il y a au moins trois difficultés, au-delà de la question de l’usage plus ou moins polémique des concepts. L’une tient au débat historiographique et à l’absence de consensus sur la définition du fascisme, avec, à un pôle, les historien·nes qui réduisent le fascisme au fascisme italien des années 1920-1930 et, à un autre, celles et ceux qui développent un concept plus générique du fascisme où il s’agit de distinguer des variétés de fascisme (et j’adhère évidemment à cette vision). Il y a ensuite le fait que le fascisme peut être envisagé soit sous l’angle de son idéologie (son projet), soit sous l’angle des mouvements portant cette idéologie, soit sous l’angle des régimes, des États. Il faut donc préciser à chaque fois de quoi on parle : il n’y a pas de régime fasciste en France actuellement, mais il y a des mouvements politiques qui propagent diverses idéologies fascistes. Enfin, il y a le fait que le fascisme a toujours été divers et opportuniste (notamment en matière de doctrine économique), même s’il y a bien une matrice commune : un projet de régénération nationale ou civilisationnelle par purification ethno-raciale et politique du corps social.
Je suis [l’historien] Zeev Sternhell quand il dit que le fascisme n’est pas né dans les tranchées de 14-18 et qu’il n’est pas mort dans un bunker de Berlin en 1945. Le fascisme a muté, il s’est adapté à un nouveau contexte, a appris à se rendre indiscernable, à se mouler dans l’idéologie dominante (la “défense de la République”, par exemple, autrefois honnie par l’extrême droite française). Et un peu partout il engrange des succès à mesure que le capitalisme s’enfonce dans la crise, que les gauches déçoivent ou trahissent, et que les mouvements d’émancipation se montrent incapables de faire émerger une alternative. »
Votre livre est sorti en 2018, peu avant le début du mouvement des Gilets jaunes. Depuis, entre répression et dérive autoritaire, la déconfiture politique semble se confirmer...
« Le sous-titre de mon livre était “la trajectoire du désastre”. Chacun·e pourra constater qu’on n’a pas dévié d’un pouce de cette trajectoire ; au contraire, on s’y enfonce de manière de plus en plus évidente. Oui, la situation est pire aujourd’hui qu’en 2018 et il ne pouvait en être autrement étant donné le projet néolibéral qu’incarne et que porte Macron : une refonte de l’ensemble des rapports sociaux et même des subjectivités dans le but d’accroître les profits par une intensification de l’exploitation. Ce qui suppose la destruction des conquêtes sociales des classes populaires, une remise en cause des acquis démocratiques fondamentaux (notamment les libertés publiques), et une surenchère raciste permanente.
La répression du mouvement des Gilets jaunes a été à la hauteur de la violence sociale intrinsèque à ce projet, mais aussi de la perte de légitimité du pouvoir politique et du projet néolibéral qu’ont porté tous les gouvernements depuis les années 1980. Quand vous n’êtes disposé à rien concéder de sérieux à la classe travailleuse, quand vous brisez méthodiquement les éléments du “compromis social” d’après-guerre et quand vous méprisez les mouvements sociaux (notamment les organisations syndicales), la domination politique peut de moins en moins s’exercer pacifiquement, en particulier face à un mouvement qui n’accepte pas de se plier aux règles habituelles de la conflictualité sociale. »
La dépendance toujours plus marquée du régime envers ses forces de répression, police et armée, n’a-t-elle pas ouvert la porte à une dérive sécuritaire décuplée ?
« Les gouvernements qui se sont succédé ces vingt dernières années ont tous contribué à l’autonomisation de la police et à la puissance politique dont bénéficient les syndicats de police aujourd’hui, dont les positions sont relayées largement – ce qui est un fait nouveau – par des médias ultra-complaisants. L’intensification de la répression est une spirale très difficile à stopper : la substitution progressive de l’État pénal à l’État social, pour reprendre les termes de Loïc Wacquant, ne peut qu’aboutir à toujours plus de criminalisation de la pauvreté et d’inégalités. Ce sont de parfaits ingrédients pour maintenir ou accroître la petite délinquance (en sachant par ailleurs que, sur le temps long, la criminalité la plus grave a baissé), justifiant aux yeux des médias et des gouvernements l’intensification de la répression.
Mais il faut voir également que les appareils de répression poussent leur avantage et en particulier, en leur sein, les secteurs les plus réactionnaires, gagnés ou en passe d’être gagnés au projet néofasciste : il suffit de lire les tribunes des militaires dans Valeurs actuelles pour voir que c’est tout le langage et toute la vision du monde propre à la fachosphère qui y sont repris. Je ne crois pas du tout à un coup d’État militaire, mais ce que tout cela signale, c’est un processus de fascisation de l’État qui fait que l’extrême droite, si elle parvenait au pouvoir, trouverait un soutien massif du côté des appareils de répression pour faire ce qui est au cœur de son projet : instaurer un régime d’apartheid racial sous couvert de “défense de la France” ; écraser toute capacité d’action politique des exploité·es et des opprimé·es. »
Crise du Covid aidant, nous sommes encore plus profondément entrés dans un état d’exception permanent — état d’urgence sécuritaire, état d’urgence sanitaire, etc. Est-ce qu’il n’y a pas là tous les ferments d’un pouvoir déjà autoritaire glissant vers le fascisme à la faveur d’une crise sanitaire ?
« Le chemin vers le fascisme n’est le produit ni d’une lente involution sans secousses (un simple glissement progressif, graduel), ni d’un coup de force des fascistes leur permettant de conquérir le pouvoir une fois pour toutes et d’appliquer leur programme. La dérive de la classe dominante et de son personnel politique fournit un terrain sur lequel peut prospérer le fascisme, mais il faut que le prolétariat subisse toute une série de défaites sociales et politiques décisives pour que les fascistes parviennent au pouvoir et soient en capacité de transformer profondément l’État et les rapports sociaux dans un sens véritablement fasciste.
Donc il n’y a rien d’automatique : des reculs profonds se sont opérés et des batailles ont été perdues, mais d’autres sont à venir, qu’il nous faut préparer et engager en cherchant les voies (difficiles) de la radicalité et de l’unité. Il n’y aura pas d’issue hors de cette combinaison. »
Un élément est peu présent dans votre livre : la dimension numérique de cette propagande, celle qui a fait élire Trump et fait désormais prospérer les complotistes de type QAnon. Les nouveaux avatars du fascisme passeront-ils forcément par ces nouvelles formes de propagande ?
« C’est déjà le cas et, dans la mesure où les fascistes n’ont aucun problème à user du mensonge, l’évolution du paysage politique et médiatique leur est éminemment favorable. Quand un ministre dit se foutre des statistiques de la délinquance et préférer “le bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing”, quand les chaînes d’info en continu donnent sans cesse la parole à des producteurs industriels de fausses informations (Zemmour n’étant qu’un exemple parmi d’autres), quand tout est régi par la maximisation de l’audimat, des clics et des retweets, les fascistes sont à leur aise pour développer leur propagande.
Mais le fait le plus décisif à mon sens est celui qui est le moins aperçu : c’est d’abord la faiblesse du niveau d’organisation des classes populaires qui peut rendre une partie d’entre elles et eux perméable à la propagande raciste d’idéologues dominants (et appartenant aux classes dominantes), voire aux théories délirantes développées par les courants conspirationnistes. Ce qu’a offert pendant longtemps le mouvement ouvrier, à une échelle de masse, ce sont non seulement des solidarités collectives et un espoir de transformation sociale, mais c’est aussi une grille de lecture rationnelle du monde à partir notamment des antagonismes sociaux fondamentaux : des classes et des luttes de classes. C’est tout cela qui s’est effiloché et qu’il nous faut reconstruire d’une manière adaptée à notre époque (en intégrant des enjeux dont certains sont relativement nouveaux, comme l’environnement, et d’autres non, tels que le racisme et le patriarcat), parce que, quand vous ne croyez plus en rien, vous êtes prêts à croire n’importe qui et n’importe quoi. »
S’il tente de se racheter une image, le Rassemblement national (RN) est selon vous porteur d’un fascisme « en gestation ». Quels sont les outils à déployer pour que cette gestation n’aille pas à son terme ?
« La réponse qui vient tout de suite à l’esprit, c’est le développement de l’antifascisme, aspect impératif, mais qui n’est malheureusement pas suffisant (surtout si l’on focalise l’antifascisme sur la lutte contre le RN, ce qui me semble une erreur). Si le développement du fascisme est un produit de la crise du capitalisme en général, et en particulier ici d’une crise du capitalisme français (y compris dans sa dimension impérialiste, dont on n’a pas parlé, mais qui est importante), on ne peut vaincre le fascisme sans que s’impose une alternative émancipatrice au capitalisme.
La formule gagnante est facile à formuler, beaucoup plus difficile à mettre en pratique : développer les organisations, coalitions, idées et pratiques antifascistes ; intensifier et élargir les mobilisations sociales, en cherchant notamment à reconstruire à la base (sur les lieux de travail et les lieux de vie) ; mener la bataille des idées en cherchant non pas à se satisfaire de petites niches, mais à s’adresser au plus grand nombre ; et bâtir une organisation anticapitaliste de masse, ayant son centre de gravité dans les luttes sociales, mais capable de se développer, y compris sur le terrain électoral et institutionnel. La barre est très haute, mais ce n’est pas parce que les objectifs paraissent inatteignables qu’ils ne doivent pas être poursuivis. »
Propos recueillis par Émilien Bernard