Nous sommes le 25 février dernier, et cela se passe dans une classe (virtuelle) du Toronto District School Board. Nadine Couvreux, une enseignante d’expérience, tient une rencontre dans le cadre de son cours d’immersion en langue française donné à des élèves de 16 ans. C’est un moment consacré à la poésie.
L’enseignante distribue (virtuellement) deux textes qu’on étudiera : un poème de L.S. Senghor et un autre de Prévert intitulé Pour toi mon amour.
Le voici :
" Je suis allé au marché aux oiseaux Et j’ai acheté des oiseaux
Pour toi Mon amour / Je suis allé au marché aux fleurs
Et j’ai acheté des fleurs
Pour toi, Mon amour / Je suis allé au marché à la ferraille
Et j’ai acheté des chaînes
Pour toi mon amour / Et puis je suis allé au marché aux esclaves
Et je t’ai cherchée
Mais je ne t’ai pas trouvée, Mon amour" .
Une personne de la classe demande quand ce texte a été écrit et s’il fait partie du matériel pédagogique de la commission scolaire ou a plutôt été choisi par l’enseignante.
Le cours se termine.
Le soir, son directeur appelle Mme Couvreux chez elle pour l’informer… qu’on parlera d’elle au téléjournal !
À la chaîne City News, on rapporte en effet la grande nouvelle : une élève révèle qu’on enseigne un texte raciste et qui fait référence à l’esclavage, comme le prouve d’ailleurs le texte de Prévert qui apparaît à l’écran, traduit en anglais. On donne la parole à l’élève, invisible et voix modifiée, qui dit avoir été profondément offensée.
Mme Couvreux sera suspendue durant quelques semaines, puis rencontrée sur Zoom par un comité qui lui infligera une sanction disciplinaire. La lettre qu’on lui envoie ensuite précise que si de tels événements devaient se reproduire, elle pourrait même être congédiée.
Ce sont des spécialistes de Prévert et les éditeurs de son œuvre en Pléiade, Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster, qui ont porté cette histoire à mon attention et je les en remercie.
Littérature, école, censure
On le sait, hélas : des événements semblables, qui concernent les arts et la littérature, se multiplient depuis quelques années. Les censeurs se mettent vite en action et réclament, trop souvent avec succès, qu’on interdise un mot, des propos, des œuvres, des sujets, des spectacles.
Cela se passe parfois hors de l’école (le procès Godbout, l’affaire SLĀV…) et parfois, comme ici, en son sein (le mot en n à l’Université d’Ottawa, un professeur de philosophie qu’on rapporte avoir été sanctionné en France pour avoir montré en classe L’origine du monde, de Courbet, le drame Samuel Paty).
S’il existe certes de rares bonnes raisons d’interdire une œuvre littéraire ou artistique, on sait très bien les immenses dangers qu’il y a, pour nous tous et toutes, à le faire. « Toute licence en art » : le mot d’ordre d’André Breton, devrait être notre règle générale, dont on ne s’écarte qu’exceptionnellement.
On devrait pour cela savoir distinguer l’homme de l’œuvre et ne pas récuser celle-ci en raison de défauts de son auteur ; on devrait savoir que, par nature, art et littérature explorent et font parfois connaître des univers bouleversants, choquants, voire malsains, mais que cela ne signifie pas que leurs créateurs les approuvent ou en font la promotion ; on devrait enfin avoir appris à ne pas condamner sans appel une œuvre d’hier parce qu’elle ne correspond pas à nos valeurs actuelles.
Mais s’agissant de l’école, les choses sont différentes et typiquement plus complexes. L’âge des élèves doit bien entendu être pris en considération, ainsi que leur sensibilité et les savoirs préalables nécessaires pour pouvoir comprendre et apprécier une œuvre. Cela demande de la culture et du jugement. Les personnes qui ont condamné Mme Couvreux, des adultes, manquaient absolument de l’une et de l’autre. C’est un drame. Un drame aggravé du fait qu’elles occupent des postes décisionnels en éducation.
Qu’une jeune personne soit incapable de comprendre un texte, surtout s’il est d’une autre culture que la sienne, est compréhensible : elle est justement là pour apprendre. Mais que des adultes occupant des postes d’autorité en éducation en soient incapables est terrifiant. Qu’une journaliste fasse un aussi mauvais travail l’est tout autant. Ignorance crasse, paresse intellectuelle, incapacité de simplement lire, absence de toute recherche sur un sujet avant de prendre une décision ou d’aller en ondes : voilà le cocktail qu’on nous a servi et qui tend à faire de Prévert, l’antiraciste (« Le racisme et la haine ne sont pas inclus dans les sept péchés capitaux. Ce sont pourtant les pires »), un raciste, voire un esclavagiste.
Derrière cette ignorance mâtinée de lâcheté, dangereuse pour l’idée même d’éducation, il y a aussi cette tendance à accorder d’emblée un immense crédit aux sensibilités offensées.
« Je suis offensé » vaut désormais pour certains toutes les démonstrations, et on ne prend pas la peine de penser et d’examiner les faits. La cause est entendue, le dossier clos, la sanction prononcée.
Voilà ce dorlotage, si répandu en éducation, que Greg Lukianoff et Jonathan Haidt ont brillamment décrit et dénoncé comme dangereux et contre-productif et par lequel on invite à adhérer, à tort, à un triple faux et dangereux credo : « ce qui ne vous tue pas vous rend plus faible » ; « il faut toujours faire confiance à ses sentiments » ; « la vie est une bataille entre les gens bons et les gens mauvais » — vous-même, étant offensé, faisant sans aucun doute possible partie du deuxième groupe.
Normand Baillargeon