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" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Les établis : histoire et leçons d’une pratique révolutionnaire
Article mis en ligne le 13 juillet 2021
dernière modification le 26 juin 2021

par siksatnam

La pratique de l’établissement, en usine et sur les lieux de production, a été mise en avant par les militants maoïstes, en France notamment, dans les années 1960 et 1970. L’article ci-dessous propose un retour synthétique sur cette expérience et ses enjeux politiques. Il se veut également une contribution à l’ouverture d’un débat sur les méthodes et les fonctions militantes dans le contexte actuel.

Au cours de l’année 1966, une frange non négligeable de militants de l’Union des étudiants communistes (UEC) scissionne pour former l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJC-ML). L’UEC a été traversée dès le début des années 1960 par de fortes contestations internes, ayant pour enjeu son inféodation à la ligne du PCF – elle-même encore largement influencée par Moscou. Le groupe qui donnera naissance à l’UJC prend forme autour d’étudiants de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, proches de Louis Althusser. Ils adoptent d’emblée des positions anti-révisionnistes, ciblant la « coexistence pacifique » formulée par l’URSS post-stalinienne, l’abandon de la perspective révolutionnaire et le manque d’engagement du PCF dans les conflits sociaux.

La rupture se cristallise au moment où le Parti Communiste Français et son organisation de jeunesse soutiennent la candidature de François Mitterrand – alors représentant du CIR (Convention des institutions républicaines), sorte de coalition de la gauche réformiste – aux élections présidentielles de 1965. Dans le même temps, le groupe dissident qui publie Les Cahiers marxistes-léninistes s’enthousiasme pour la Révolution culturelle chinoise alors en cours, et entreprend de diffuser les écrits de Mao Zedong. Finalement la scission est actée à la fin de l’année 1966 et l’UCJ (ml) tient son congrès fondateur début 1967.

Dès le début l’organisation considère l’enquête militante comme centrale pour comprendre les comportements de la classe ouvrière et favoriser son organisation sur des bases révolutionnaires – suivant en cela le fameux slogan maoïste « qui n’a pas fait d’enquête n’a pas droit à la parole ». Serge July (1) affirme ainsi que « la clé théorique du maoïsme français c’est l’enquête ». L’enquête sera pensée et adaptée sous le nom d’une pratique originale : l’établissement. Terme qui renvoie à la fois à l’outil de travail des ouvriers et au fait de s’établir concrètement au sein du prolétariat, dans les usines et les campagnes, pour élaborer un travail d’organisation immanent à la classe, en accentuant la lutte contre les tendances réformistes et révisionnistes.

En 1968, un texte de l’UJC (ml) intitulé Sur l’établissement expliquait que « l’objectif politique des groupes d’établissement est de créer parmi les ouvriers eux-mêmes, les noyaux dirigeants des luttes révolutionnaires marxistes-léninistes, le noyau dirigeant du mouvement marxiste-léniniste. Autrement dit, le mouvement des groupes d’établissement est une réponse concrète que nous apportons actuellement en France au problème universel que pose et qu’a posé partout la naissance d’une avant-garde politique du prolétariat : le problème de la fusion du marxisme révolutionnaire et du mouvement ouvrier (2) ». Autrement dit, l’établissement découle du constat d’une frontière persistante entre les intellectuels, souvent étudiants, liés à la théorie marxiste et les ouvriers qui mènent les luttes du prolétariat sur les lieux de production. Il s’agissait alors d’apporter une réponse concrète pour opérer des rapprochements, faciliter la construction d’une unité réelle entre ces deux mondes, ce qui impliquait pour de jeunes universitaires (pour beaucoup issus de la bourgeoisie ou de la classe moyenne) de modifier leur destinée sociale et de se mettre « au service du peuple ».

La plupart des sources concordent sur le fait que les premiers militants s’établissent dès l’année 1967. Au départ, les établis s’intègrent au sein des syndicats présents dans les usines et cherchent à pousser vers des positions plus radicales – première phase marquée par une stratégie d’entrisme au sein de la CGT, qui sera rapidement abandonnée. Les événements de mai 1968 changent les perspectives : au début du mois de juin, l’occupation de l’usine de Renault-Flins est attaquée par la police et des affrontements opposent les forces de l’ordre aux ouvriers – des dizaines d’étudiants viennent leur prêter main forte. Pour les maoïstes cet épisode est le signe annonciateur d’une unité révolutionnaire possible entre étudiants et ouvriers, à distance des syndicats. Suite à cela, l’UJC (ml) est dissoute par décret présidentiel le 12 juin. Tout au long de l’été, une partie de l’organisation organise une marche en direction des campagnes et commence à élaborer ce qui donnera naissance à la Gauche Prolétarienne.

Loin du modèle rigide jusqu’alors en vigueur, la GP va permettre d’entamer un processus de transformation interne à la gauche extra-parlementaire, devenant la principale organisation maoïste de l’après-68. Pouvaient s’y côtoyer une rhétorique léniniste et un discours anti-autoritaire (hérité du Mouvement du 22-Mars), des sensibilités orthodoxes et plus libertaires, des pratiques de base, « dans et contre » la production, ainsi que des actions directes de type militaire. Projetée sur le devant de la scène médiatique par ses coups d’éclat spectaculaires, mais également par ses campagnes politiques inventives, la GP reste sans doute la plus importante formation de la gauche extra-parlementaire de cette période. En 5 années d’existence, près de 8000 personnes y militent sur l’échelle du territoire hexagonal. La Cause du peuple, son organe de communication, verra des intellectuels de renom soutenir le projet, comme Michel Foucault ou Jean-Paul Sartre, qui en deviendra le directeur symbolique suite à l’interdiction du journal en 1970.

Pour autant, la pratique d’établissement ne se cantonne par à la GP et d’autres groupes maoïstes, tel que Vive la révolution (VLR) ou le Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF), vont également appliquer cette méthode. Robert Linhart explique dans L’établi que « la seule vraie différence avec mes camarades d’usine – parmi lesquels se trouvent bon nombre d’ouvriers improvisés venus des campagnes ou d’autres pays – c’est que moi, je pourrais reprendre mon statut d’intellectuel. […] Je me fais la promesse de rester dans l’usine aussi longtemps que l’on ne m’en chassera pas, quelle que soit l’issue de notre lutte, quelle que soit la répression (3) ». Il semble donc important de souligner que cette méthode ne gomme pas du jour au lendemain les différences sociales, sinon temporairement, et que son rôle premier est de mettre les militants « à l’école des masses » (sans prétendre leur inculquer une conscience politique de l’extérieur), pour consolider et synthétiser le « bouillonnement de l’autonomie prolétarienne » : en somme s’immerger dans le mouvement pour y appuyer les tendances les plus combatives et accélérer leur structuration.

L’orthodoxie initiale de l’UJC est donc progressivement infléchie au contact de la pratique. Le rôle des intellectuels n’est plus d’apporter aux ouvriers la vérité scientifique du marxisme-léninisme : l’après-68 impose une reconnaissance de l’autonomie des luttes de masse et reconfigure les modes d’intervention militante. Réfutation de l’althussérisme : « les ouvriers n’ont pas besoin de notre science, mais de notre révolte ». Tout comme l’occupation de la FIAT en 1973 précipitera la dissolution des formations extra-parlementaires issues de 1968-1969, l’expérience auto-gestionnaire de LIP (où les activistes d’extrême-gauche n’ont qu’une influence marginale) joue un rôle similaire en France. Pour beaucoup, c’est la preuve de la caducité des conceptions avant-gardistes, et une remise en question profonde des formes de militance adéquates.

Linhart note que « le travail, lui-même, est construit comme un système de répression (4) », c’est-à-dire que la perspective anti-autoritaire de la Gauche Prolétarienne était dirigée contre l’organisation sociale du travail, contre les manières de surveiller et punir les ouvriers. À l’image de l’Italie où « l’automne chaud » 1969 voit les pratiques de « refus du travail » prendre un caractère de masse, les militants de la GP encouragent au maximum les gestes de sabotage, d’intimidation physique des chefs d’atelier (à travers par exemple la création des Groupes Ouvriers Anti-Flics, GOAF), les grèves sauvages et l’hostilité collective à la discipline d’usine. Après 68, la GP porte une attention accrue au prolétariat immigré, qui subit les conditions de travail les plus précaires (5). Robert Linhart note dès les premiers jours de son établissement que « la répartition, elle se fait d’une façon tout à fait simple : elle est raciste. Les Noirs sont M. 1, Les Arabes sont M. 2 ou M. 3. Les Espagnols, les Portugais et les autres immigrés Européens sont en général O. S. 1. Les Français sont, d’office, O. S. 2. […] Voilà pourquoi je suis ouvrier spécialisé et Mouloud Manœuvre. (6) » Autrement dit, un ouvrier français, et blanc, sera davantage payé qu’un ouvrier venu d’un autre pays et plus qualifié.

Pour en revenir aux évolutions de la pratique d’établissement qui ont suivi la grève de mai 1968, il faut d’abord préciser qu’il n’y a pas de règle générale, mais que les cas diffèrent selon les réalités locales, bien qu’une tendance dominante subsiste. En effet, l’établissement s’oriente vers la constitution de comités de base, donc de groupes ouvriers autonomes qui contestent la passivité des syndicats dans l’organisation des grèves – syndicats dont la connexion avec la composante immigrée est faible, car « la C.G.T. est surtout implantée parmi les professionnels, les ouvriers français qualifiés qui ont des tâches d’entretien ». Pour pallier à ce manque, les militants établis de la GP, au-delà de la création de comités de base, ont pour ambition de jouer un rôle de « passerelle ». De sorte que la fonction militante est double : capacité analytique à saisir la structure objective du système d’exploitation, capacité pratique à impulser / encourager des formes de luttes radicales, traduire les tracts en diverses langues, mettre en contact les ouvriers au sein de l’usine et entre les usines.

Il faudrait aujourd’hui se demander ce que cette séquence nous dit sur nos pratiques de lutte, sur les manières de concevoir le rôle du militant, que ce rôle soit assumé comme tel ou non. Si le niveau de conflictualité lors des manifestations n’a cessé de croître, si l’actualité du mouvement des gilets jaunes a démontré qu’il était possible de perturber l’économie en bloquant la circulation des capitaux, une fracture, territoriale et sociale, semble persister dans l’organisation des mouvements sociaux. En témoigne l’incapacité à lier le mouvement syndical et celui des gilets jaunes, c’est-à-dire à organiser conjointement une journée de grève où la production et la circulation seraient impactées. Imaginons la France paralysée ne serait-ce que deux jours avant les actes III et IV des gilets jaunes : le gouvernement, qui était sur la corde raide, aurait davantage encore sombré dans la panique. La séparation entre ceux qui symbolisent la bourgeoisie et ceux qui incarnent le prolétariat n’en aurait été que plus forte, favorisant l’imposition d’un agenda politique renouvelé, de mots d’ordre propres à notre communauté de lutte et une peur permanente, pour l’État, que la dynamique pré-insurrectionnelle ne se généralise.

Par conséquent, et bien que les situations sociales et politiques sont radicalement différentes, en grande partie suite à la restructuration post-fordiste des années 1980, la tertiarisation de l’économie et la précarité grandissante du travail, le mouvement des établis permet de rappeler qu’il est indispensable de connaître l’espace d’organisation de la production pour la perturber de manière conséquente, pour accroître la force de sabotage des profits et notre capacité d’action collective. Déjà dans les années 1970, Robert Linhart constatait que sa vision militante et universitaire ne collait pas avec les réalités de l’usine et les conditions d’exploitation : « La chaîne ne correspond pas à l’image que je m’en étais faite. Je me figurais une alternance nette de déplacements et d’arrêts devant chaque poste de travail : une voiture fait quelques mètres, s’arrête, l’ouvrier opère, la voiture repart, une autre s’arrête, nouvelle opération, etc. Je me représentais la chose à un rythme rapide – « celui des cadences infernales » dont parlent les tracts. « La chaîne » : ces mots évoquent un enchaînement, saccadé et vif (7). »

Il ne s’agit donc pas de vouloir transporter une pratique politique d’un autre temps, mais de constater que la question de la fonction militante est aujourd’hui trop facilement balayée d’un revers de main, que ce soit par refus de l’étiquette « militante » ou par indigence de la réflexion. Si construire un mouvement révolutionnaire, en mesure de constituer des contre-pouvoirs véritables, en divers points et segments sociaux, demande de questionner notre rapport à l’organisation sociale du travail, il faut, dans un premier temps, être capable de dresser un constat honnête des fonctions militantes actuelles pour en proposer le dépassement. Si l’aire de l’autonomie s’est, depuis 2016, et à juste titre, beaucoup concentrée sur le terrain de la déstabilisation politique du régime, la dernière séquence montre que celle-ci ne peut aboutir que si elle se soutient en même temps d’une déstructuration matérielle du système. C’est ce dernier champ qui demande à être investi avec davantage de consistance, en dehors des seules périodes de mouvement. Car la pratique de l’enquête est toujours double, elle entremêle constamment production de savoir et production de conflit : savoir des formes nouvelles de l’exploitation et de l’insubordination, découverte pratique de la réalité sociale d’une part, participation aux luttes, tissage de connexions et d’alliances inédites, construction d’une force transversale d’autre part.

Là est d’ailleurs sans doute le problème stratégique central légué par les Gilets Jaunes : celui d’une articulation entre l’émeute et le blocage, entre la temporalité ponctuelle de l’assaut et la temporalité plus longue d’un ancrage territorial diffus, entre l’auto-défense populaire face à l’État et le sabotage du capital.