Otelo Saraiva de Carvalho, leader de la « révolution des œillets » par laquelle fut renversée, en avril 1974, la dictature de Antonio de Oliveira Salazar au Portugal, est décédé dimanche dernier à l’âge de 84 ans. Né au Mozambique, il avait négocié l’indépendance du pays quelques mois après la révolution, ainsi que celle de l’Angola et de la Guinée Bissau. Proche de la fraction la plus à gauche du Mouvement des forces armées (MFA), il se trouve progressivement marginalisé à mesure que le Portugal devient une démocratie européenne classique. En 1984, engagé dans des mouvements d’extrême gauche, Carvalho est arrêté, accusé de faire partie du FP 25 qui a commis des attentats, ce qu’il nie, et condamné à quinze ans ans de prison en 1987. Relâché deux ans plus tard, il sera amnistié en 1996.
En 1986, Claude Bourdet et Alberto Santos, qui ont témoigné en sa faveur à son procès, estiment que celui-ci n’était destiné qu’à le disqualifier, notamment pour complaire aux États-Unis. « Otelo de Carvalho n’avait pas cessé d’être un danger pour la droite, non pas à cause de ses “plans”, mais en raison de sa popularité. (…) au fur et à mesure que l’application du plan économique du FMI rendait la vie difficile aux pauvres gens, sa popularité ne cessait de croître. La droite pouvait craindre qu’en cas de crise il ne devienne le point de ralliement de tous les mécontentements. »
Il y a deux ans, le lieutenant-colonel Otelo Saraiva de Carvalho, leader de la révolution des œillets qui renversa en 1974 la dictature, était arrêté à Lisbonne en même temps qu’une soixantaine de jeunes Portugais accusés de « terrorisme », Une vingtaine d’entre eux étaient libérés peu après. Les autres, et M. de Carvalho, sont en prison depuis lors et participent à l’interminable procès qui se déroule au tribunal de Monsanto. Les accusés sont séparés du tribunal, du public et des journalistes par des doubles cloisons en verre. Les témoins de l’accusation sont essentiellement des « repentis ». Le général Eanes, ancien président de la République, et deux députés grecs — MM. Statis Panagoulis, ancien vice-ministre de l’intérieur, et Manolis Glezos qui, âgé de dix-sept ans, arracha le drapeau nazi sur l’Acropole — ont témoigné le 3 octobre en faveur de M. de Carvalho, ainsi que les deux auteurs du présent article (1).
A l’origine de ce procès, il y a les attentats commis par une organisation d’extrême gauche : les Forces populaires du 25 avril (FP 25), qui tirent leur nom, un peu bizarrement, de la révolution sans effusion de sang du 25 avril 1974 (dite révolution des œillets) et dont le principal leader fut M. Otelo Saraiva de Carvalho, alors major. En été 1980, un industriel était tué, et un tract des FP 25 revendiquait l’attentat au nom de la « justice populaire ». Cinq autres attentats eurent lieu au cours des quatre années suivantes dans des conditions similaires.
Quel est le rapport entre les FP 25 et M. Otelo de Carvalho ? C’est là toute la question. M. de Carvalho a conservé l’estime de la plupart de ses collègues (2) et l’actuel président, M. Mario Soares, dit de lui, en privé, le plus grand bien (bien qu’il l’ait fait arrêter deux fois alors qu’il était premier ministre, en 1976 et en 1984). Il nie absolument toute collusion avec les FP 25. Il en est de même de la plupart des autres emprisonnés. Ces accusés sont presque tous des membres du parti politique légal créé par M. de Carvalho en 1980, le Front d’unité populaire (FUP). L’accusation tente de prouver qu’il y a identité entre le parti politique FUP et l’organisation terroriste FP 25 et que cette dernière n’est que le "bras armé du FUP.
Jusqu’ici, ces démonstrations n’ont pas convaincu. Certains « repentis » se sont ridiculisés : l’un d’eux, par exemple, annonçait que M. de Carvalho avait préparé un coup d’Etat au Zaïre avec la complicité de M. François Mitterrand. Un autre assurait qu’une partie de l’argent provenant d’un cambriolage avait été transféré à un compte de M. de Carvalho à l’Union des banques suisses (UBS) à Genève. Le juge d’instruction, M. Almeida Cruz, se rendit à Genève en septembre 1984 ; à son retour, il se vanta d’avoir découvert ce compte secret. Il y eut alors un démenti cinglant de l’UBS ; la banque reconnaissait avoir reçu la visite du juge mais affirmait qu’on n’avait rien trouvé. L’accusation abandonna l’histoire du compte suisse (3).
Les arrestations de juin 1984 ne mirent pas un terme aux attentats. En décembre 1984, un attentat contre l’ambassade des Etats-Unis fit des dégâts minimes. On l’attribua aux FP 25. Le 28 janvier 1985, des tirs au mortier étaient dirigés contre des frégates néerlandaises, allemandes et norvégiennes sur le Tage. Aucune ne fut touchée. On s’étonna que l’on n’ait pas essayé d’atteindre un destroyer américain qui se trouvait sur place. Le lendemain, l’International Herald Tribune révéla que, quelques heures auparavant, l’ambassade américaine de Lisbonne avait été avertie de l’imminence de ces attentats. Vers la même époque, une base de l’OTAN à Oeiras dans l’Alentejo était aussi attaquée avec des dégâts minimes.
On ne peut se défendre de penser que les terroristes ont fait œuvre d’une provocation soigneusement préparée pour ne pas faire de dégâts. L’idée s’impose avec encore plus de force quand on étudie le climat dans lequel ont été effectuées les arrestations du 20 juin 1984.
On discutait alors au Parlement une loi de sécurité intérieure considérée par beaucoup comme scandaleuse. Cette loi a été appelée la « loi orpheline » car aucun ministre n’a admis qu’il en était l’auteur. C’est vrai, en particulier, pour M. Eduardo Pereira, ministre socialiste de l’intérieur à l’époque. C’est vrai aussi pour le ministre de la justice, également socialiste, numéro deux du PS, M. Almeida Santos, qui n’a pas caché son hostilité à certains aspects du projet. L’ex-président de la République, M. Eanes, avait dit qu’il opposerait son veto.
La loi a été votée, le 27 juillet dernier, après des pressions de M. Mario Soares sur les députés socialistes. Pressions que M. Manuel Alegre, pourtant ami de M. Soares, a dénoncées dans un article comme un « terrorisme psychologique », Les députés de droite la votèrent mais il y eut beaucoup de récriminations, même au sein du PSD, parti de centre droit (social-démocrate) (4) ; sept ou huit socialistes refusèrent de voter.
Certains prétendent que cette loi « orpheline » a des parents, mais pas portugais ! Plusieurs faits tendent à le confirmer. Au moment de la présentation de la loi, le ministre de l’intérieur, M. Eduardo Pereira, s’est envolé vers Washington « pour demander conseil », selon plusieurs journaux. Surtout, on est frappé par le texte, insolite dans un pays démocratique, des articles 7, 33 et 35 : « Des services secrets étrangers et des organisations internationales collaboreront au maintien de l’ordre intérieur avec la Haute Autorité nationale pour la sécurité intérieure. » Cette Haute Autorité n’a pas encore été créée. Beaucoup d’observateurs pensent que, vu les liens étroits de M. Soares avec Washington, le texte de la loi aurait été soufflé par le gouvernement des Etats-Unis. Le Portugal représente un élément central dans la défense du système atlantique, à cause de l’archipel des Açores.
Les Açores, région autonome — le gouverneur actuel est le général Rocha Vieira, — se trouvent au centre stratégique de l’Atlantique. La Nuclear Weapons Deployment Authorization de 1974 signale l’existence de têtes nucléaires dans l’archipel dès le début des années 70, en particulier à la base américaine des Lages (5).
On ne connaît pas le développement actuel de cette base, mais on sait que l’équipement y a été très développé aussi bien en armement et personnel qu’en systèmes de surveillance, d’information ou de communication avec les satellites. Cette base est devenue le centre de la surveillance sous-marine et aérienne sur la façade européenne et africaine de l’Atlantique. Cela suffit à faire comprendre l’importance du Portugal pour le Pentagone et l’OTAN.
C’est pourquoi l’intervention des Etats-Unis dans la politique portugaise a été constante. En 1974, à la chute de la dictature, les Etats-Unis se sont appuyés sur le général Spinola, premier président de la République, personnalité la plus à droite de la révolution des œillets. Le général Spinola ne parvint pas à séduire, par les honneurs, les militaires de gauche (il avait, par exemple, offert à M. Otelo de Carvalho le grade de général de corps d’armée). Le 28 septembre 1984, Spinola tenta un coup d’Etat qui échoua. Il s’exila à Rome et fut remplacé par un président modéré, le général Costa Gomes, qui a récemment témoigné en faveur de M. de Carvalho.
Pendant tout le début de 1975, un certain nombre de personnalités pro-américaines, dont M. Mario Soares, tinrent des propos alarmistes. En janvier 1975, des dirigeants de la centrale syndicale américaine AFL-CIO, dont Irving Brown, vinrent à Lisbonne pour mettre sur pied un syndicat anticommuniste. Le 11 mars 1975, un nouveau coup d’Etat était tenté par le général Spinola. L’influence de M. Carlucci, ambassadeur des Etats-Unis, ancien coordonnateur de l’action de la CIA contre le président Joao Goulart au Brésil, en 1964, et celle du général Walter, directeur adjoint de la CIA, furent prépondérantes. Une « Armée de libération portugaise », analogue à la « Contra » actuelle du Nicaragua, fut recrutée parmi des anciens de la PIDE (police politique), et fut entraînée en Espagne. Sept mille hommes de la US Navy furent débarqués en Espagne, à Rota ; ils devaient venir au Portugal, Spinola se proclamant chef d’état-major de l’armée. Ce deuxième coup d’Etat échoua également.
Cela renforça la gauche ; le Portugal s’orientait vers la démocratie parlementaire. Les élections du 25 avril 1975 donnèrent 38 % des voix au Parti socialiste, 13 % au PC, 4 % à la Gauche révolutionnaire, 26 % au Parti populaire démocratique de centre droit (PPD), aujourd’hui « social-démocrate », et 8 % seulement au parti de droite CDS.
Une majorité de gauche était possible, mais M. Mario Soares préféra commencer des tractations avec le PPD et le CDS contre l’avis du Mouvement des forces armées. L’action internationale poussait dans le même sens : boycottage de la RFA, fermeture des usines ITT, refus de fourniture de blé américain. L’Eglise, par la bouche de l’archevêque de Braga, Mgr da Silva, appelait presque ouvertement à l’insurrection. Le 29 août 1975, le premier ministre Vasco Gonçalves, proche des communistes, était éliminé.
Un « coup d’Etat de gauche »
C’est alors que se produit l’affaire du 25 novembre 1975 présentée à l’étranger comme une « tentative de coup d’Etat de gauche ayant échoué ». En réalité, comme il a été amplement démontré par une mission du Comité Russell pour le Portugal, dont les conclusions ont été publiées par Jean-Pierre Faye dans son livre le Portugal d’Otelo (6), il s’est agi d’un piège monté par les forces de droite et du centre, avec l’appui des Etats-Unis, et où certains militaires de gauche, mais pas M. de Carvalho, sont tombés.
M. Otelo de Carvalho, qui ne s’était mêlé de rien et avait contribué à faire rentrer les « paras » dans leurs casernes, fut destitué de son commandement du COPCON, pièce maîtresse de la protection républicaine, puis mis en résidence surveillée, et enfin arrêté.
M. Vasco Gonçalves fut placé, aussi, en résidence surveillée : le Mouvement des forces armées fut dissous. La droite et les Etats-Unis triomphaient.
En juillet 1976, le général Eanes était élu président ; M. Otelo de Carvalho obtenait 18 % des voix, plus que le candidat communiste.
En août 1976, le général Spinola revenait et recommençait à intriguer. L’épuration du haut commandement militaire se poursuivait. En juin 1977, Washington encourageait la formation d’une majorité réunissant le PS et la droite : le Fonds monétaire international (FMI) définissait un plan pour le Portugal, adopté à peu près intégralement par le Parti socialiste, et exigeant la démolition de la réforme agraire ; la restitution des terres l’indemnisation ou le retour des capitalistes industriels ; l’encouragement aux investissements étrangers ; la réglementation du droit de grève, etc.
Le président Eanes naviguait entre les courants. Aux élections du 2 décembre 1979, le Parti socialiste était battu et remplacé par la droite. Les communistes et leurs alliés avaient quarante-deux sièges. La gauche restait majoritaire en voix. Les années suivantes les gouvernements ont été de centre-droit, mais le Parti socialiste a conservé ses voix, M. Soares a été premier ministre en 1983-1984 — avec l’aide du PSD — et a été élu président de la République, en février 1986, avec le soutien à la fois d’une partie du PSD et des communistes.
Cette longue histoire est nécessaire pour comprendre quelle pouvait être l’inquiétude du héros de la révolution des œillets, M. Otelo de Carvalho. Car, en dehors des accusations funambulesques des « repentis », la seule preuve que l’accusation ait « découverte » est un document de quelques pages rédigé par lui vers 1977 intitulé le « Projet global », dans lequel il envisageait les mesures à prendre en cas de coup d’Etat de droite, notamment la création d’une organisation civile armée. A-t-il eu raison d’éprouver de telles inquiétudes ? Sans doute, si l’on tient compte de l’évolution politique évoquée ci-dessus. L’accusation lancée par le tribunal et largement reproduite par la presse est que le FP 25 était non seulement le bras armé du FUP, mais aussi la « mise en application » du « Projet global ».
Le tour de passe-passe est ici complet : un projet de défense de la République conçu à un moment (1976-1978) où toutes les inquiétudes paraissent justifiées est transporté à une époque (les années 1980-1984) où les problèmes se posent tout différemment.
Nous avons pu fournir un élément au dossier de la défense en rappelant un entretien de M. Otelo de Carvalho avec Main Echegut publié par l’hebdomadaire Témoignage chrétien, le 21 janvier 1980. A cette date, M. de Carvalho considérait qu’il n’y avait plus de danger de coup de force de droite. « De jeunes officiers progressistes — disait-il — commandent de nombreuses unités ; à cause d’eux la droite militaire n’a pas de chances de réussir un coup de force si elle le tente ». Une telle situation rendait inutiles les structures prévues par le « Projet global ». D’autre part, M. de Carvalho soulignait qu’il avait un rôle à jouer comme fédérateur du courant de la gauche « révolutionnaire non alignée » qui devait représenter l’esprit du 25 avril dans le prochain Parlement. C’était la pensée d’un homme politique, et non d’un terroriste.
M. Otelo de Carvalho n’avait pas cessé d’être un danger pour la droite, non pas à cause de ses « plans », mais en raison de sa popularité. Fortement prémuni contre le Parti communiste, il avait un crédit populaire que ne possédait aucun des autres chefs de la révolution des œillets. Or, au fur et à mesure que l’application du plan économique du FMI rendait la vie difficile aux pauvres gens, sa popularité ne cessait de croître. La droite pouvait craindre qu’en cas de crise il ne devienne le point de ralliement de tous les mécontentements.
Le disqualifier, faire que plus jamais il ne puisse servir son pays, accroître l’inquiétude suscitée par les provocations terroristes, faire passer plus facilement la « loi orpheline », ce sont là, certainement, les calculs auxquels se sont livrés les Machiavel de la politique portugaise conseillés, sans doute, par les services secrets américains.
On n’a probablement pas eu besoin de « dicter » à M. Mario Soares l’arrestation de M. Otelo de Carvalho. Mais on n’a pas besoin d’être grand clerc pour discerner ce qui fait plaisir à la Maison Blanche et au Pentagone.
Claude Bourdet & Alberto Santos
Membres du Comité français "Justice pour Otelo de Carvalho".