« L’antisémitisme féroce de Martin Luther au XVIe siècle a contribué à créer le climat dans lequel les nazis ont tué 6 millions de Juifs, selon le récent livre de René Süss intitulé Le Testament théologique de Luther (1). La haine de Luther contre les juifs n’était pas une petite erreur, mais plutôt un élément clé de son idéologie religieuse réactionnaire. Aujourd’hui, beaucoup de gens le considèrent encore comme l’un des plus grands héros allemands et chrétiens de tous les temps.
Luther est devenu célèbre à cause de sa lutte contre l’Église catholique pendant la Réforme. Il était particulièrement scandalisé par le commerce des « indulgences », qui permettaient aux riches de se débarrasser de leurs péchés et de s’acheter une place au Ciel. Il dénonça également la célébration des saints, le culte des reliques, le célibat des prêtres et la hiérarchie papale. Les principaux livres d’histoire écrits par des chrétiens le présentent encore comme quelqu’un qui a combattu pour l’émancipation et l’autonomie des individus, et contre la corruption de l’Église catholique et son exploitation des pauvres. Puisqu’il a traduit la Bible en allemand et posé les bases du nationalisme allemand, il est encore aujourd’hui loué comme un symbole de l’unité allemande.
Un homme très respectueux de l’ordre
La recherche menée par René Süss et d’autres critiques de Luther montre que cette image positive du réformateur religieux est tout à fait inexacte. Luther a repris des éléments importants de l’idéologie extrêmement conservatrice de l’Église catholique et les a même amplifiés. Il haïssait violemment ceux qui se trouvaient au bas de l’échelle sociale ou déviaient des normes dominantes : « Aux paysans, la paille et l’avoine. Ils ne veulent pas céder : le bâton et le fusil, point de miséricorde. Si on ne fait siffler l’arquebuse, ils seront cent fois plus méchants » (Lettre de Luther à Rühl, 1524). Ses écrits forment une vaste collection de diatribes contre les juifs, les femmes, les non-croyants, les paysans (a) et les handicapés (b), mais aussi contre tous ceux qui refusaient de plier devant la tyrannie de la noblesse et de la royauté. Les sujets des princes et des rois n’avaient, selon Luther, aucun droit à résister à l’autorité de l’État, parce que ce pouvoir leur avait « été donné par Dieu ». « Mieux vaut que des tyrans commettent cent injustices contre le peuple, plutôt que le peuple en commette une seule contre eux », affirmait Luther. « Aussi mauvaise soit leur administration, Dieu préférera tolérer son existence, que de permettre à la foule de se révolter, aussi légitimes que soient les motifs de cette révolte. Un monarque doit rester monarque, même s’il s’agit d’un despote. Il sera nécessaire qu’il décapite seulement quelques individus, car ses sujets sont là pour lui permettre de régner (2). » Luther a ainsi troqué une doctrine religieuse autoritaire, le catholicisme romain, contre une autre : le luthéranisme. En raison de ses idées autoritaires, sa version du protestantisme est devenue populaire chez les bourgeois et les fonctionnaires, particulièrement en Allemagne. Les Néerlandais, eux, préférèrent adopter les doctrines d’un autre réformateur protestant : Jean Calvin.
Dirigés par le théologien Thomas Münzer, un collègue de Luther, les pauvres et les paysans paupérisés se soulevèrent en 1524 contre un gouvernement qui les exploitait sans pitié. Luther se rangea alors sans réserve du côté des gouvernants. Il invita les seigneurs à frapper durement les rebelles (c). « Celui qui en a l’occasion peut égorger, exterminer, soit publiquement, soit en secret, le rebelle qu’il rencontre, et bien se persuader que rien n’est plus pernicieux, plus diabolique qu’une révolte. Il en est de lui comme d’un chien enragé ; si tu ne l’abats pas, il te tuera et tous ceux de ton pays avec toi. (...) C’est pourquoi, chers seigneurs, déchaînez-nous, sauvez-nous, aidez-nous, exterminez, égorgez, et que celui qui en a le pouvoir agisse. » (Manifeste de Luther, 1524) (3). « Luther voulait aussi que l’on persécute et tue les « sorcières » et les handicapés car, selon lui, ces gens-là étaient « possédés par le diable ». Quant aux femmes, à ses yeux, elles n’étaient que des machines à procréer et mettre bas, dont la seule fonction était de produire des enfants au nom de Dieu et de mourir en donnant naissance à leur bébé, si nécessaire.
Un pamphlétaire antijuif
Les tirades les plus folles de Luther sont, cependant, réservées aux juifs. Même à l’époque, alors que l’antisémitisme religieux était considéré comme « normal » et que l’on traitait les juifs comme des sous-hommes, de nombreuses personnes remarquèrent sa haine complètement délirante contre les juifs. Luther « est un maître dans l’art de la déformation, de la calomnie, de la diffamation et de l’exagération », écrivit Érasme ; un philosophe contemporain de Luther qui était également antisémite (1). Dans Les juifs et leurs mensonges, un des pamphlets antisémites les plus répugnants de toute l’histoire de l’humanité, Luther ne fait qu’insulter les juifs : « assassins de prophètes », « diables incarnés », « séducteurs du peuple », « nid de vipères », « usuriers », « étrangleurs », « ventres mous », « racaille puante » et « levain moisi ». « Que quiconque qui entend un juif prononcer le nom de Dieu, qu’il le dénonce aux magistrats, ou qu’il lui lance des boulettes d’excréments de porc et le chasse comme un chien » (in Les juifs et leurs mensonges). Dans le même texte, il écrit que les Juifs sont « un peuple malveillant, têtu (...). Ce sont des vaniteux et des bouffons prétentieux. (...) Ils se louent eux-mêmes, méprisant et maudissant tout le monde dans leurs synagogues, leurs prières et leurs enseignements (...). Ce sont de vrais menteurs et des chiens assoiffés de sang qui ont foulé et falsifié sans cesse toute la Sainte Écriture avec leurs gloses inventées. ».
Selon Luther, les juifs sont « aveugles », « maudits », « vindicatifs », « avides », « blasphémateurs », « jaloux », « possédés » et « incorrigibles ». Leur synagogues sont des « nids d’esprits immondes ». Ils « nous » dominent « », empoisonnent « nos » puits, « enlèvent » nos enfants, les saignent pour récupérer leur sang et fabriquer du pain azyme (matza). Ils sont le « malheur » de « notre » terre (4). Luther a recours à tous les mythes et stéréotypes antisémites imaginables, excepté naturellement l’antisémitisme racial, qui fut développé seulement au XIXe siècle.
Luther fut l’un des premiers à déclarer qu’il fallait se débarrasser des juifs en les tuant tous. Avec lui naît l’idéologie de la « solution finale » de la « question juive », l’objectif ignoble d’un monde sans juifs. Pendant des siècles, les dirigeants et les idéologues chrétiens avaient affirmé que la religion juive était devenue superflue et devait donc disparaître. En effet, avec la naissance du Christ, censé être le Fils de Dieu, la promesse de la venue du Messie s’était, selon les chrétiens, accomplie. Et puisque les juifs n’avaient pas accepté le Messie et qu’ils étaient même censés l’avoir crucifié, ils étaient rejetés et condamnés par Dieu. Celui-ci avait puni les juifs en les exilant pour toujours. Il ne considérerait plus les juifs comme son peuple élu, et les avait remplacés par les chrétiens.
« Par conséquent, dans tous les cas, débarrassons-nous-en !! », telle était l’essence des propositions de Luther aux autorités de son époque. En effet, selon lui, « nous commettons une faute en ne les tuant pas ». Luther incita les gouvernants à commencer à persécuter sérieusement les juifs. « Pendant ce temps, nos princes et nos dirigeants sont assis là et ronflent la bouche ouverte ; ils permettent aux juifs de prendre, voler, et puiser dans leurs sacs d’argent et leurs trésors tout ce qu’ils veulent. C’est-à-dire qu’ils laissent les juifs, au travers de l’usure, les dépecer et les tondre, eux et leurs sujets et les incitent à mendier l’argent qu’ils possèdent pourtant eux-mêmes. Les juifs, qui sont des exilés, devraient ne rien posséder ; tout ce qu’ils possèdent devrait être notre propriété. Ils ne travaillent pas et ne gagnent rien pour nous, nous ne leur donnons ni ne leur offrons rien, et pourtant ils se sont approprié notre argent et nos marchandises et ils sont nos maîtres dans notre propre pays et dans leur exil. Lorsqu’un voleur dérobe dix florins, il est condamné à la pendaison ; s’il détrousse quelqu’un sur une route, il doit renoncer à sa tête. Mais quand un juif vole et dérobe dix tonnes d’or par le biais de son usure, il bénéficie de plus d’estime que Dieu lui-même », se plaint Luther. Parfois ses diatribes antisémites sur les questions économiques et sociales semblent même dépasser son antisémitisme religieux traditionnel. « Ils nous laissent travailler à la sueur de notre front pour gagner de l’argent et acquérir des biens tout en se reposant à côté de leur poêle, en fainéantant, et en rôtissant des poires. Ils se gavent, se baffrent, et vivent dans le luxe et la facilité grâce aux marchandises que nous avons durement gagnées. Grâce à leur maudite usure, ils nous tiennent prisonniers, nous et nos biens. De plus, ils nous raillent et se moquent de nous parce que nous travaillons et que nous les laissons jouer le rôle de châtelains paresseux à nos frais et dans notre propre pays. » (in Les juifs et leurs mensonges)
Le fait de décrire les gouvernants comme des opprimés permit à Luther de les accuser de se laisser dominer par les juifs. En réalité, à l’époque, les juifs étaient réprimés, bannis et chassés de beaucoup de pays.
Le « deuxième personnage le plus important de l’histoire nationale » - selon la télévision allemande
« Même si Luther n’est pas coupable des crimes nazis, il n’est pas pour autant innocent de sa coresponsabilité dans l’essor et l’histoire criminelle de cette forme d’antisémitisme. On doit au moins indiquer que Luther a grandement contribué à ce que l’on passe de l’expulsion à la liquidation des juifs », écrit René Süss. Ce que Hitler a fait, Luther l’avait conseillé, excepté les chambres à gaz. Luther est un pionnier de la Shoah. C’est la conclusion inévitable qu’il faut tirer des écrits de Luther. Dans Les juifs et leurs mensonges Luther développe le plan d’un pogrom en sept points (d) qui furent strictement suivis par les nazis, à partir de la Nuit de cristal, le 9 novembre, 1938 : « mettre le feu à leurs synagogues et leurs écoles. Ce qui ne veut pas brûler doit être recouvert et enfoui, de manière à ce que personne ne puisse plus en voir une pierre et une ruine ». Il faut aussi « détruire et raser leurs maisons (...), arracher tous leurs livres de prière et tous les textes talmudiques, dans lesquels sont enseignés des idolâtries, des mensonges, des malédictions et des blasphèmes, leur retirer tout sauf-conduit pour se promener dans les rues, les contraindre à des travaux humiliants, enfin les expulser du pays, une fois que l’on s’est assuré qu’ils ne peuvent pas être utiles au gouvernement avec leur argent ». Il faut également tuer les rabbins qui continueront à enseigner leur religion, interdire l’ « usure » aux juifs, leur prendre leur argent et leurs bijoux, et imposer le travail obligatoire aux juifs jeunes et costauds. Et si les gouvernants ne veulent pas prendre toutes ces mesures, ils doivent au moins expulser les juifs vers Jérusalem. Il est donc clair que Luther a incité les dirigeants de son époque à persécuter davantage les juifs.
Les nazis n’eurent pas besoin d’amplifier la démonisation des juifs, il leur a suffi de reprendre avec reconnaissance les arguments du réformateur protestant. En 1923, Hitler fit l’éloge de Luther, et l’appela le plus grand génie allemand, car il « a vu le Juif comme nous, aujourd’hui, nous commençons à le voir (1) » (e). Quelques jours après la Nuit de Cristal, l’évêque de Thüringen écrivit que Luther, qui était né le 10 novembre 1483, n’aurait pu souhaiter un plus beau cadeau d’anniversaire. Pendant la Seconde Guerre mondiale, de nombreux chefs religieux se référèrent à Luther pour justifier la politique d’extermination des Juifs. Et durant les procès de Nuremberg après la guerre, Jules Streicher, rédacteur en chef du magazine antisémite Der Stürmer, se défendit en déclarant que même un « génie » comme Luther détestait les juifs, et que tout le monde appréciait Luther, ses amis comme ses ennemis. « Il serait aujourd’hui dans le box des accusés à ma place, si les procureurs ici présents l’avaient poursuivi pour avoir écrit Les juifs et leurs mensonges », affirma Streicher.
Luther est encore populaire de nos jours. En 2003, le réformateur protestant obtint la seconde place lors d’une émission sur les personnages les plus importants de l’histoire de l’Allemagne. Et le film Luther le présente comme un « héros allemand qui a mis fin au Moyen-Age ». Même le SPD (parti social-démocrate) et les Verts font l’éloge de Luther comme un libérateur et un symbole de l’État-nation allemand (5). La Fédération luthérienne mondiale (f) a pris ses distances avec l’anti-sémitisme de Luther depuis les années 80, mais elle refuse de reconnaître la coresponsabilité de Luther dans la persécution des juifs par les nazis. « Luther n’a pas voulu une Nuit de Cristal », a déclaré en substance le professeur luthérien néerlandais Boendermaker en réaction à l’étude de René Süss. Mais c’est pourtant un pogrom contre les juifs que proposait le réformateur protestant. La PKN, une Église protestante récemment créée aux Pays-Bas, regroupe 2,3 millions de membres, parmi lesquels les luthériens. Elle devra discuter de l’antisémitisme luthérien de façon détaillée. Puisqu’elle appartient à la Fédération luthérienne mondiale, la PKN veut aussi soutenir « la tradition luthérienne » au sein du protestantisme néerlandais. La question est de savoir si cette nouvelle Église prendra ses distances avec la « tradition luthérienne » antisémite. »
Harry Westerink