Dans le Texte
Manuel Cervera-Marzal
Judith Bernard
Avec son enquête en immersion au sein de la France Insoumise, Manuel Cervera-Marzal nous entraîne au coeur de ce qui se veut une machine à gagner la présidentielle ; et bien sûr, c’est un peu moche, l’intérieur d’une machine conçue pour la gagne à tout prix. Mais gagner, ce serait bien, pour une force de gauche. Pablo Iglesias, le leader de Podemos (qui présente pas mal de points communs avec la France Insoumise), le rappelle : « L’obligation d’un révolutionnaire - toujours, toujours, toujours - c’est de gagner. Un révolutionnaire n’a pas vocation à protéger les symboles et l’identité. Un révolutionnaire n’est pas un curé ». Depuis les rangs clairsemés de la gauche radicale où nous nous tenons en observation, si prompts à la critique mais si familiers avec la défaite que nous semblons parfois nous y complaire, la rhétorique populiste paraît toujours inappropriée, fautive, insuffisante - n’empêche ; elle est au service d’une stratégie de conquête de pouvoir qui entend bien passer à l’action de grande envergure. Et de fait : entre les deux derniers scrutins présidentiels, la candidature Mélenchon a gagné trois millions de voix, et manqué de peu le second tour. La recette populiste a payé, et finira peut-être par l’emporter. Quelle recette ? C’est ce que l’enquête essaie de circonscrire.
A travers une foule de témoignages de l’intérieur de cette organisation, on découvre le fonctionnement de cette machine entièrement au service de son leader : on le supposait déjà mais se confirme que le « mouvement gazeux » est un chaos organisé qui n’a pas d’autre vocation que de laisser à Jean-Luc Mélenchon toute latitude pour mener campagne à sa guise, selon son inspiration tactique du moment et ses propres talents intellectuels - indiscutables. Les « Insoumis » de la base font un peu ce qu’ils veulent, ils n’ont guère de devoirs - pas même celui d’une cotisation - mais n’ont guère de pouvoir non plus : la ligne politique se décide sans eux, ils n’ont ni les moyens institutionnels de l’infléchir, ni les moyens matériels de militer. Ils ne le font qu’épisodiquement, d’ailleurs, à l’approche d’une élection présidentielle - cette rencontre d’un « homme et d’un peuple » est le seul rendez-vous politique où le populisme de gauche peut espérer convaincre. Dans les élections intermédiaires (européennes, législatives, régionales), la mobilisation s’atrophie, les scores s’amenuisent : le charisme du leader n’est pas dispersible sur ses troupes.
Mais la FI continue d’incarner une force politique attractive : en forgeant le concept politique d’insoumission, Mélenchon a offert à des colères massives et souvent informulées une expression digne et constructive. Dans ses meetings il ne fait pas seulement campagne pour un monde meilleur, étayé par le programme de l’Avenir En Commun (un programme objectivement très robuste et émancipateur) ; il raconte, il explique, il fait des cours d’histoire en conteur inspiré, et rend les foules à l’espoir en transformant leur tristesse en révolte. Il y a là indéniablement une puissance politique qui nous interpelle - nous, les anticapitalistes qui n’avons pas abandonné le signifiant « gauche » et qui nous interrogeons sur les formes organisationnelles qui seraient susceptibles de nous arracher à notre impuissance politique.
Bien sûr, nous nous heurtons toujours à cette épineuse question : la fin justifie-t-elle les moyens ? Le « devoir de gagner » formulé par Iglesias, et que Mélenchon ne désavouerait pas, est-il un blanc seing pour toutes les dérives organisationnelles ? Les moyens qu’on se donne ne doivent-ils pas être analogues aux fins que nous poursuivons ? Si nous militons pour plus de démocratie, ne devons-nous pas la mettre en oeuvre au sein de l’organisation qui prétend s’y employer ? Si nous militons contre le patriarcat, ne devons-nous pas immédiatement pourchasser les violences sexistes et sexuelles au coeur de notre mouvement ? Si nous revendiquons le respect des droits des travailleurs, ne devons-nous pas tout faire pour éviter le burn out de ceux-là mêmes qui luttent à nos côtés, surexploités au nom de la cause ? Ces scrupules n’embarrassent guère les principales figures de la FI : la verticalité et ses brutalités sont un gage d’efficacité - sommes-nous donc condamnés à l’inefficacité, nous qui ne voulons pas nous y résoudre ?.
Et puis il y a encore les questions d’orientation politique de fond : faut-il renoncer au signifiant « gauche » pour être audible désormais ? A notre positionnement « anticapitaliste », perçu comme un repoussoir par les populistes de gauche, qui prétendent moins sortir du capitalisme que l’apprivoiser ? Et l’internationalisme, l’antiracisme, que deviennent-ils quand ils se heurtent à l’impérialisme soft d’un Mélenchon qui est loin d’avoir achevé la décolonisation de son propre imaginaire ? Bref : le populisme de gauche est loin de satisfaire à toutes nos exigences politiques. Mais c’est un phénomène politique majeur, dont la dynamique ascensionnelle s’est manifestée spectaculairement pendant la dernière décennie, et qui n’a sans doute pas dit son dernier mot : il importe d’en comprendre les ressorts, et d’en tirer matière à réflexion sur nos propres impasses, et sur les stratégies à réinventer pour conjuguer justesse politique et efficacité organisationnelle.
Judith BERNARD