Demain Le Grand Soir
NI DIEU, NI MAITRE, NI CHARLIE !

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" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Brassens et l’anarchie
Article mis en ligne le 19 octobre 2021
dernière modification le 11 octobre 2021

par siksatnam

Sur la grand-mare des anars

Brassens anarchiste, ça ressemble un peu à un pléonasme… C’est Ferré lui-même qui vous le dit ! Ferré, porte-étendard proclamé, et acclamé bien sûr, qui haranguait furieusement les foules à chaque refrain de « Ni dieu ni maître » … Ferré, pas vraiment du genre modeste par ailleurs, avait pourtant bel et bien trouvé son « non-maître » en la matière : « Si y’a un anarchiste, c’est lui, ça se sent dans tout ce qu’il fait. » Drôle d’anarchiste, pourtant, que cet oiseau-là…

Contrairement au Léo rugissant, tonton Georges n’a pas grand-chose à voir avec le cliché de l’anar chevronné : ce genre de type qui poserait presque pour la photo, drapeau noir dans la main gauche, cocktail Molotov dans la droite, et puis slogan sur les lèvres, comme un bon Jupiter flanqué de ses attributs.

Brassens, un anar pas comme les autres…

Il semble plutôt que pour Brassens, le drapeau noir ne soit pas propre à autre chose qu’à flotter sur une marmite (ce qui peut tout de même inspirer de bien jolies mélodies [note] ). Et puis les cocktails Molotov et la propagande par le fait, pas vraiment son genre : à choisir, il préfère les voleurs aux meurtriers (il composera même une chanson en hommage à son cambrioleur personnel). Quant aux slogans révolutionnaires, il vous dira que « ne pas crier ‘haro sur le baudet’ au moment où tout le monde crie ‘haro sur le baudet’, c’est une forme d’engagement comme une autre . ». Peu de chance, donc, de l’entendre clamer haut et fort (et à cheval sur les toits) son amour pour les anarchistes et leur muse au grand A. Mourir pour des idées, très peu pour lui : chanter en leur nom, pas d’avantage.

D’ailleurs, pour être tout à fait exact, le mot « anarchie » n’apparaît qu’une seule petite fois dans son répertoire : dans Hécatombe (1953), chanson de ses débuts. Pour le coup, en matière de slogans, on est triplement servi : un cinglant « Mort aux vaches ! Mort aux lois ! Vive l’anarchie ! ».

De quoi faire applaudir à tous les coups et à tout rompre une salle en bonne partie acquise à la cause anar, et du reste complètement acquise à la sienne… Las, Maxime Le Forestier raconte qu’à la fin de la chanson en question, tonton Georges, désabusé comme il sait parfois l’être, se tournait vers Pierre Nicolas, son contrebassiste, et murmurait dans sa lippe : « Ces cons, et dire qu’ils ne savent même pas ce que c’est, l’anarchie … »

Cette petite phrase soufflée à son compère de scène rappelle une chose tout à fait essentielle dans l’esprit de Brassens : l’anarchiste authentique n’a pas besoin de gueuler « vive l’anarchie » pour qu’elle vive, l’anarchie… Non : pour la faire vivre, il faut la vivre, un point c’est tout. C’est donc dans le concret des choses que tout doit se jouer. Cela apparaît de manière limpide dans ce précieux passage où il donne, telle quelle, sa propre définition de l’anarchie – chacun ayant de la chose « une idée tout à fait personnelle », comme il se plaît à le rappeler : « C’est pour moi une philosophie et une morale dont je me rapproche le plus possible dans la vie de tous les jours, j’essaie de tendre vers l’idéal. L’anarchisme, ce n’est pas seulement de la révolte, c’est plutôt un amour des hommes. »

En définissant l’anarchisme comme une morale – « une façon de concevoir la vie », précisera-t-il dans la même interview , histoire qu’on n’aille quand même pas chercher sous ce terme ambigu un dogme en dix commandements – tandis que son époque tend plutôt à l’interpréter comme une doctrine politique, Brassens recentre immédiatement sa démarche autour des individus humains et de leurs liens quotidiens. « L’idéal » anarchiste, selon lui, n’est pas un projet de société, ou, pour reprendre une expression qu’il affectionnait, une espèce de « solution collective ». Son échelle n’est pas le monde : comment croire avec bon sens qu’un simple individu, ou même qu’un groupe d’individus, aussi braves soient-ils, puisse initier un véritable changement pour la société tout entière ? « Si j’étais persuadé qu’en tournant à droite ou à gauche, en faisant ceci ou cela, le monde allait changer, vous pensez bien que je le ferais, je la sacrifierais ma petite tranquillité. Mais c’est parce que je n’y crois pas tellement. »

Il y a là, c’est vrai, un certain désabusement (le « sceptique notoire » de sa propre chanson, c’est un peu lui, forcément ). Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas : ce choix d’ancrer son anarchisme dans les relations entre individus n’a rien d’un choix par défaut. Brassens ne renonce pas à « l’idéal » : il lui donne un terreau concret. L’objectif qu’il se fixe au quotidien reste un sommet d’exigence et de beauté : l’« amour des hommes », ni plus ni moins. Aussi répond-il à ceux qui voudraient lui faire dire que son désaveu de la « solution collective » mène à l’amertume et à l’inaction : « Je ne fais pas rien. Je fais quelque chose auprès de mes amis, auprès de mes voisins ». Dit comme ça, ça n’est pas grand-chose (« c’est un modeste , rappelez-vous) ; et pourtant, c’est énorme.

L’anarchie comme amour des hommes

L’anarchisme comme « amour des hommes » … Présentée de cette manière, la morale que Brassens revendique comme idéal anarchiste ressemble tout de même furieusement à la quintessence du message chrétien. Le bouffeur de curés, qui se plaît tant à leur « botte(r) le cul au nom du père du fils et du Saint-Esprit. », semble bien loin tout à coup. On pense à L’Auvergnat (1954) bien sûr, à ce fameux Père Éternel vers lequel les gens qui savent les aimer, les hommes, devraient tous être conduits .… Et si en réalité l’anarchisme de Brassens était le nom donné à son catéchisme ? Le père Duval, ce brave « catéchumène » qu’il mentionne dans Les trompettes de la renommée, ne serait-il pas au fond son double à lui, « l’énergumène » – la calotte en moins [note] ? Pas pour rien que cet improbable prêtre chanteur était surnommé « le Brassens en soutane » : comme si l’habit seul avait pu les distinguer, mais sans faire l’un plus moine que l’autre… Pas pour rien non plus que Brassens surnomma lui-même d’un sobriquet religieux celui qui fut à la fois son grand ami et « l’être le plus important qui soit dans la chanson . » : l’abbé Brel.

Car s’il bouffe parfois les curés, Brassens ne les bouffe pas à tous les râteliers pour autant. Un curé qui saurait donner de l’amour à ses paroissiens, comme celui de La messe au pendu par exemple, aurait toute son estime. En fin de compte, ce qui distingue l’anarchisme de Brassens du christianisme, ça n’était pas tant le contenu de la morale chrétienne originelle que cette petite chose absolument essentielle : aucun dieu ni maître cureton, aucune autorité quelle qu’elle soit ne doit nous l’imposer, cette morale ! Toute morale est individuelle, et individuellement choisie, ou n’est pas. Rapport à l’amour des hommes, le Père Éternel de L’Auvergnat a toute la bénédiction de Brassens… mais sur la forme, son armée de curés prêcheurs – pratiquant fort peu l’amour des hommes, du reste – aurait bien pu s’abstenir ! L’anarchisme de Brassens : aimer les hommes, en tâchant de dire merde pour ne jamais avoir à dire amen.

Mais concrètement, comment Brassens le pratique-t-il son anarchisme compris comme « amour des hommes » ? Il n’y a pas à chercher bien loin ni dans sa vie ni dans son œuvre pour y répondre… Les hommes qu’il aime se regroupent sous un terme générique bien connu : les copains. Aimer les hommes, c’est pratiquer l’amitié. Et ça n’est pas une mince à faire, l’amitié ! Il y a des règles à respecter scrupuleusement pour bien la pratiquer, et voguer père peinard sur la grand-mare des anars. Entre toutes, la règle d’or est la suivante : ne pas être trop, c’est-à-dire pas plus de quatre – à partir de cinq, on devient un groupe, et les individus sont dissous. À tous les coups, on devient une bande de cons – ou de voyous voleurs de bijoux, c’est tout comme .

Il existe une alternative anarchiste au quatuor : c’est de rester seul. Dans ce cas-là, on s’aime soi et c’est déjà très bien. C’est que parfois, le troupeau est un peu trop pesant pour les épaules de notre chanteur : « Les hommes sont faits, nous dit-on, pour vivre en bande comme les moutons… Moi j’ vis seul et c’est pas demain, que je suivrai leur droit chemin ». Si l’anarchisme est une philosophie, Brassens, tient beaucoup du philosophe : dans le sillage de Héraclite ou de Nietzsche, la solitude est, pour lui aussi, un moyen de se mettre « à l’écart de la place publique », de se distancer sereinement d’une société à laquelle il n’adhère pas, et où les cons ont majoritairement droit de cité. On peut donc préciser : l’anarchie, pour Brassens, c’est d’aimer les hommes qui valent le coup qu’on les aime, mais pas plus de trois à la fois, et tout en se tenant à l’écart des autres (rangés élégamment sous la catégorie de « cons »). Et le tout toujours en disant merde, bien sûr…

« L’amour des hommes », d’accord, mais les femmes dans tout ça ? Pas anodin que Brassens ne les mentionne pas directement. Si aimer les hommes est une tâche bougrement délicate, s’agissant des femmes, cela devient carrément du travail d’orfèvre… L’amitié impliquant un rapport au temps stable et durable, il peut sembler bien dur, pour un sentimental comme Brassens, de faire d’une femme une amie – et il refuse bien sûr de céder à cette éternité en cage qu’on appelle le mariage . « Misogynie à part. », disons que l’amour, se nourrissant des passions éphémères, complexifie tout ; il tend à prendre la relation au piège – merveilleux du reste – de l’intense instant. Ainsi les femmes, dans les chansons de Brassens, sont le plus souvent des passantes, l’occasion d’une aventure extraordinaire au détour d’une nuit d’orage, au coin d’un parapluie, ou au clair d’une fontaine.

Dans sa vie pourtant, des amies – fruit féminin de son anarchisme –, Brassens en a eues : Püppchen, la petite « poupée » devant laquelle il se faisait tout petit et qu’il aura vu vieillir avec le même émerveillement qu’une fleur d’automne ; Patachou, celle qui le révélera aux yeux du grand public, avec laquelle il enregistrera même une chanson en duo ; la Jeanne, bien sûr, qui l’hébergea impasse Florimont ; ou encore ce « pauvre petit rat de cave . », compagne de son ami Moustache… Pour deux d’entre elles, Püppchen et Jeanne, l’amitié fut même doublée d’une relation d’un autre genre : comme si l’alchimie presque impossible de ses chansons, au sein desquelles les femmes s’évaporent avant d’avoir pu devenir autre chose que des amantes, reflétait bien mal la réalité de sa propre vie à lui, « le fidèle absolu ». Anarchie, donc : aimer les hommes… et les femmes qui veulent bien ne pas parler que d’amour.

L’anarchie comme révolte

Si l’amour des hommes, le versant positif de l’anarchisme de Brassens, est son versant prioritaire, il n’est pas tout – il ne peut pas être tout, bien entendu. Certes, Brassens rappelle fermement que « la révolte n’est pas suffisante » et, seule, « peut mener à n’importe quoi, au fascisme même . » ; mais la contestation critique n’en demeure pas moins essentielle dans sa vie comme dans son œuvre. Chez Brassens (comme chez Nietzsche, encore), le oui précède le non, la révolte procède de l’amour… Il est nécessaire, au nom de cet amour, de dénoncer ceux qui le galvaudent. Ceux qui, au prétexte d’une société meilleure, ou d’un pareil amour justement – comme ces chers curés – se drapent d’autorité pour commettre les pires méfaits. Bref, pour secondaire qu’elle soit, elle existe bel et bien, cette révolte.

Elle s’exprime en fait dès son plus jeune âge, comme élève turbulent sur les bancs de l’école, puis au travers du larcin de la chanson des Quatre bacheliers . Arrivé sur Paris, la contestation se précise : il fugue du STO pendant une permission (c’est là qu’il s’installe chez Jeanne, impasse Florimont). Peu de temps après, il décide de s’engager via le militantisme actif : il fait alors ses classes politiques à la Fédération Anarchiste de 1946 à 1948,

tout en tenant une rubrique régulière – au ton joyeusement pamphlétaire – pour un certain périodique, « Le Libertaire » (tiens tiens…). Il maintiendra d’ailleurs toute sa vie des liens de cœur avec la FA : « Je n’ai jamais rompu avec, dira-t-il, mais enfin je ne militais plus comme avant ».

Il militera différemment en effet : à travers ses chansons. Dans ses textes, le refus de l’autorité sous toutes ses formes – policière et religieuse en priorité – transparaît. Mais le point de contestation majeur touche à cette forme générique de l’autorité qu’on appelle la patrie : cette « Mère Patrie » qui renvoie à la fois au père par l’étymologie et à la mère par l’expression, en double gage d’autorité souveraine. En refus de ce dogme, Brassens refusera de chanter la dernière strophe de Il n’y a pas d’amour heureux , Louis Aragon s’y montrant beaucoup trop patriote à son goût…

De ce refus de la patrie, son engagement antimilitariste découle directement : La guerre de 14-18, et puis surtout Les deux oncles – qui appelle à la pacification des peuples allemand et britannique, et sera même la seule chanson Brassens censurée – en témoignent. Mourir pour des idées, déjà, Brassens n’apprécie pas beaucoup … mais alors, mourir pour l’idée de la patrie, n’en parlons pas !

Et pourtant, l’une des choses qu’on lui reprochera le plus souvent, c’est justement de manquer de cet engagement critique. Ce sera d’ailleurs sa grande différence avec un chanteur comme Jean Ferrat, et le cœur du débat, formidable de sagesse et d’intensité, qui les opposera à la télévision Cf « Brassens, Ferrat : la rencontre », INA, 1969. . Brassens profitera justement de ce temps de dialogue pour expliquer en détail sa position : son engagement critique est indéniable ; simplement, sa contestation n’est pas frontale, elle est esthétique. C’est au travers de textes truffés de bons mots et drapés d’ironie douce-amère que Brassens dénonce. Ce chemin esthétique de la contestation, qui n’est pas une ligne droite vers l’objet de la critique mais un savant détour pour mieux atteindre son cœur, lui semble non seulement plus juste – personne n’étant en droit d’user d’autorité pour dire aux autres ce qu’il faut penser – mais aussi plus efficace : dire « crosse en l’air compagnon » n’a jamais eu l’effet escompté sur personne.

Le modèle de Brassens, ce sont les fables de La Fontaine, un de ses livres de chevet : en racontant des petites histoires sur l’amour des hommes, ou sur la propension que certains ont à ne pas les aimer, on aura sans doute plus de chance de changer quelque chose dans l’âme des gens, et par voie de conséquence dans la société entière… Même si ça commence par un simple petit bout de bonheur de trois minutes.

Roméo Boccara