Ce jeudi 4 novembre, sept personnes ont été jugées au tribunal judiciaire de Lyon pour des « violences » commises lors des manifestations de cet été contre le passe sanitaire. Le 28 août dernier, éclate une bagarre sur la presqu’île lyonnaise entre manifestants : le groupe de catholiques intégriste « Civitas » [1] se fait sortir physiquement du cortège et doit détaler. Un mois après (les 23 et 24 septembre), la police procède a une série de convocations, d’interpellations (au domicile, dans la rue et sur le lieu d’étude) et de gardes à vue de plusieurs gilets jaunes et militants antifascistes « bien connus des services ». Aujourd’hui, trois des mis en examen sont toujours incarcérés tandis que quatre autres restent placés sous contrôle judiciaire avec interdiction de se rencontrer.
Vu le triste climat politique de ces derniers mois, entre les sorties d’un Zemmour sur la réhabilitation du régime de Vichy et les diatribes hebdomadaires anti-musulmanes sur les grandes chaînes d’informations, il y a tout lieu de se réjouir que le 28 août dernier, cette mécanique ait été brièvement mise a mal. Au sein des cortèges contre le passe sanitaire de cet été, la vieille France homophobe et antisémite au parfum d’extrême droite a dû courir après s’être pris quelques coups. L’incident aurait pu en rester là, au même titre que les dizaines d’accrochages plus ou moins violents qui ont eu lieu au cours de ces manifestations sauvages, entre partisans de Florian Philippot à tendance complotiste et coalition de manifestants antifascistes et de gilets jaunes toujours mobilisés. Mais c’était sans compter sur la vigilance bien mal intentionnée qui anime chroniquement l’appareil d’État. Que pour une fois, ce soit les nationalistes qui se soient faits chasser et mettre à l’amende, voilà qui a suscité une prompte réaction policière.
La police et le parquet se sont alors mis au travail afin de "monter une affaire" de ce qui n’en était pas une. À Lyon, on ne bouscule pas des fascistes impunément. Des images de vidéo-surveillance ont donc été scrutées et épluchées et les hôpitaux lyonnais ont été contactés dès la fin d’après-midi à la recherche d’introuvables "blessés". Finalement, la police rentrera directement en contact avec les militants de Civitas pour les presser de porter plainte mais comme ces derniers refusaient, le parquet désespéré choisissait de s’auto-saisir (faut savoir être souple) et de lancer une procédure judiciaire malgré l’absence de "victimes". Et comme le ministère public sait mettre les petits plats dans les grands quand il s’agit de réprimer des antifascistes, il a choisi, à l’issue des gardes à vue de faire passer les mis en cause en « comparution immédiate à délai différée », une procédure toute neuve (2019) dont la dénomination même signale son absurdité et donc son caractère d’exception (du droit comme de la logique courante). Ce que permet cette procédure judiciaire accélérée et ralentie à la fois, c’est d’offrir toute latitude à la police et au procureur, c’est-à-dire de contourner la procédure judiciaire "indépendante" habituelle. En effet, à l’issue des gardes à vue, les mis en cause passent devant un juge des libertés et de la détention qui décide, dans l’attente du procès, de leur incarcération ou de leur remise en liberté. Pendant ce temps, l’enquête à charge du parquet et de la police peut continuer sans qu’à aucun moment un juge d’instruction ne puisse être sollicité et garantir une procédure "équitable" soit à charge et à décharge, la fameuse balance de la justice se trouve tout à coup amputée du plateau dévolu à la défense. Les mis en examen sont donc incarcérés sur la seule base d’une enquête à charge et leurs avocats ne peuvent même pas accéder aux éléments qui leur sont reprochés, en l’occurrence les images de vidéo-surveillance censées les incriminer. C’est ce que l’on appelle en droit et sans ironie aucune, l’opportunité des poursuites.
Autant d’empressement et d’acharnement de la part du ministère public a de quoi laisser songeur lorsque l’on sait que les multiples plaintes déposées à la suite d’attaques ou d’exactions commises par l’extrême droite lyonnaise restent le plus souvent dans les tiroirs des commissariats et n’atteignent étrangement jamais le bureau du procureur. Et lorsque par miracle elles y arrivent, elles sont le plus souvent classées sans suites pour « recherches infructueuses ». Tout cela est donc assez cocasse lorsque l’on connaît l’impunité notoire dont bénéficient les actions-commandos des groupes néo-fascistes dans la capitale des Gaules alors même qu’il ne se passe pas un mois sans qu’il n’y ait à déplorer des descentes de dizaines de militants fascistes dans les pentes de la Croix-Rousse ou à la Guillotière (parfois même revendiquées, filmées et diffusées sur les réseaux sociaux), des ratonnades, notamment les soirs de matchs (parfois à l’aide de couteaux), les attaques de locaux (Radio Canut, la librairie la Plume Noire, les locaux de la CNT, PCF, CGT… sans parler des tentatives d’incendies de mosquées l’été dernier…), etc.
C’est dans ce contexte qu’advient la bousculade avec les militants de Civitas, c’est-à-dire dans la continuité de l’expression d’un antagonisme politique au sein duquel le parquet et la police ont dissimulent difficilement leur prise de partie. Face à des gens qui prétendent instaurer « le règne du Christ-Roi », assument leur antisémitisme et leur néo-fascisme, souhaitent interdire l’IVG et rétablir la chrétienté en France, on peut choisir de les laisser ou de les faire courir.
Cette immixtion du ministère public, représentant de l’État, dans un conflit politique vise évidemment à nous en déposséder et à neutraliser toute opposition pratique au fascisme. Il y a bien évidemment les filatures, les arrestations, les perquisitions, les incarcérations et les ébranlements intimes et collectifs que cela produit, — il s’agit d’abord d’une opération de sidération —, mais aussi toute l’aberration que l’on rencontre dans ce petit monde de la justice. Tel avocat commis d’office qui reproche à un camarade son refus de répondre aux questions de la police au prétexte que ce serait une stratégie « qu’utilisent seulement les criminels et les pédophiles », telle juge des libertés et de la détention qui accuse un prévenu d’avoir ciblé ses « victimes » en « raison de son appartenance réelle ou supposée à l’extrême-droite », – circonstance aggravante dans le code pénal –, ou cette conseillère du services pénitentiaires d’insertion et de probation qui lui intime le plus sérieusement du monde de suivre un atelier de déradicalisation. Cette proche et membre du comité de soutien qui se retrouve convoquée, placée en garde à vue et perquisitionnée pour des faits de « violences » supposément commises sur un policier lors de la manifestation du 1er mai dernier alors qu’elle avait elle-même déposée plainte contre la police auprès de l’IGPN, etc. On en passe et des pires.
En tout état de cause, il y a fort à parier que l’opération judiciaire de sidération et de recouvrement de ce conflit politique passera, lors du procès du 4 novembre, par la réduction de toute cette procédure et des prévenus à une simple question de délinquance. Les magistrats évoqueront les éventuels antécédants des accusés et l’on jouera à l’institution-neutre-qui-ne-prend-pas-parti-politiquement.
Devant cette situation invraisemblable, il faut réaffirmer quelques évidences. Quand des groupes antagonistes aussi chargés politiquement se croisent, il est logique que ça fasse des étincelles. Il n’y a pas d’« agresseurs » encore moins de « victimes », il n’y a qu’un affrontement en cours entre des possibilités politiques divergentes et incompatibles. Soutenir les mis en examen et refuser d’être dépossédés de nos conflits politiques par l’appareil judiciaire, passe certainement par un soutien financier et moral et une présence au tribunal le 4 novembre. Mais il s’agit aussi de prolonger les gestes qui ont été les leurs. Comme par exemple s’évertuer à trouer les coutures, de toutes les manières imaginables, de cet ordre raciste et sécurtiaire qui se met en place jour après jour à coups de propagande télévisuelle droitisante, de déclarations politiques toujours plus outrancières et de nouvelles lois plus dingues les unes que les autres. La semaine dernière, des colleurs d’affiche de Zemmour se sont faits embrouiller et dégager par des jeunes du quartier du Mirail à Toulouse. Samedi dernier à Nantes, c’est une foule qui est parvenue à contourner les barrages des forces de l’ordre et à traverser une autoroute au pas de course afin d’interrompre la dédicace-meeting d’Eric Zemmour au Zénith. Autant de respirations et de pistes concrètes pour affronter la campagne présidentielle et les temps qui arrivent.
Des lyonnais