Née dans les années 1980 aux États-Unis, cette Église prône une lecture littérale de la Bible et un retour à des rôles genrés très stricts.
« Si vous êtes une épouse, vous avez été créée pour combler un besoin, et en ce sens, vous êtes une “bonne chose”, une aide adaptée aux besoins d’un homme. […] Vous avez été créée pour le compléter, pas pour chercher un épanouissement personnel en-dehors de lui. »
Dans son livre Created to Be His Help Meet, Debi Pearl explique aux femmes qu’il existe une solution universelle pour un mariage heureux : une soumission totale à son mari. Debi et son époux Michael Pearl sont deux figures importantes, quoique controversées, du mouvement Quiverfull. Ce courant chrétien américain né dans les années 1980 repose sur deux piliers idéologiques : la soumission des femmes, et le refus de toute planification familiale, quitte à avoir dix, douze, voire dix-neuf enfants, comme Jim Bob et Michelle Duggar, qui, même s’ils ne s’en revendiquent pas, ont fait connaître au grand public le mode de vie Quiverfull via l’émission de télé-réalité « 19 Kids and Counting » sur TLC.
« Les premiers plaidoyers sont venus d’auteurs évangéliques ou chrétiens fondamentalistes, explique Kathryn Joyce, journaliste et autrice de Quiverfull : inside the patriarchy movement. Ils pensaient qu’il y avait une pente glissante, car l’Église évangélique avait accepté certains aspects de la libération des femmes. Et ils estimaient que c’était les premiers pas vers l’avortement, l’acceptation des personnes LGBT+ ou du divorce. Pour eux, la réponse était de revenir à ce qu’ils voyaient comme la source du problème, et de rétablir des rôles genrés très stricts. »
Soyez féconds et multipliez-vous
Le terme « Quiverfull » [« carquois plein »], fait référence à un passage de la Bible qui loue la fortune de l’homme qui a de nombreux enfants : « Comme les flèches dans la main d’un guerrier, ainsi sont les fils de la jeunesse. Heureux l’homme qui en a rempli son carquois ! » Pour ce mouvement, il faut accepter tout enfant potentiel comme un don de Dieu. « En quelque sorte, c’est la plus haute démonstration de leurs convictions anti-avortement, analyse Kathryn Joyce. Ils veulent prouver que chaque enfant est et devrait être désiré. » L’objectif affiché par beaucoup d’auteurs est de gagner leur bataille idéologique et religieuse par la démographie, et de mener une révolution conservatrice par le nombre.
Toutefois, il ne s’agit pas d’un mouvement unifié : « Certains ont deux ou trois enfants et ne peuvent pas en avoir plus, mais se considèrent comme Quiverfull. Certaines familles en ont une douzaine ou plus. » Beaucoup pratiquent l’école à la maison, par défiance envers les « écoles du gouvernement ».
L’autre pilier idéologique Quiverfull, c’est la soumission des femmes à leur mari, l’idée que leur relation est semblable à celle entre Dieu et son Église, en se basant sur une lecture littérale de certains versets de la Bible. Là encore, la mise en pratique au sein des couples varie. « Certaines approches, plus modernes, ne paraîtraient pas déplacées chez des couples chrétiens mainstream. En revanche, pour les familles qui fréquentent des organisations plus radicales, ça peut être beaucoup, beaucoup plus littéral », distingue Kathryn Joyce. Dans ces communautés plus extrêmes, « les femmes n’ont souvent pas le droit de conduire. Il y a aussi des discussions autour du fait qu’elles ne devraient peut-être pas voter, parce que cela pourrait contrer le vote de leur mari. »
Paradoxalement, elle note que c’est souvent à l’impulsion des femmes que les foyers rejoignent le mouvement. « Je pense qu’un facteur important, c’est cette promesse qu’elles peuvent réparer leur famille en adhérant à cette formule. Mais beaucoup y arrivent aussi graduellement, via les groupes d’instruction en famille, par exemple. »
Des dérives documentées
L’histoire du mouvement est émaillée de scandales de violences sexuelles et conjugales. La famille Duggar, malgré ses efforts pour se construire une image positive, en est un exemple criant. En 2015, le magazine In Touch Weekly a rendu public un rapport de police déclarant que Josh, le fils aîné de la famille, âgé au moment des faits de 14 ou 15 ans, avait agressé entre 2002 et 2003 cinq jeunes filles dont quatre de ses sœurs. Les faits étaient alors prescrits. Six ans plus tard, en avril 2021, il est arrêté par le FBI pour détention d’images pédopornographiques.
Pour Kathryn Joyce, la position des diverses Églises rend difficile de faire cesser les abus. « J’ai vu beaucoup de leaders du mouvement dire aux femmes que la soumission était la solution à tous leurs problèmes, que c’était un bon moyen de faire honte au mari pour qu’il cesse d’être abusif. Beaucoup d’Églises diront aux femmes que leur mari et elles ont besoin de discuter et de comprendre les torts de chacun. »
Mais il n’y a pas que la violence conjugale qui fait scandale. Michael et Debi Pearl sont connus pour leur livre To Train Up a Child, avançant qu’il est recommandé dans la Bible d’user de punitions corporelles envers ses enfants, et qui propose avec force détails les châtiments qu’ils jugent appropriés. Dans trois affaires, des parents coupables de la mort de leur enfant appliquaient les méthodes des Pearl et possédaient leur livre, même si le couple affirme qu’il s’agit d’un dévoiement de leur philosophie.
Enfin, de nombreuses personnes ayant quitté le mouvement soulignent des dérives de l’instruction en famille. L’une d’entre elles, Cynthia Jeub, décrit sur son blog l’éducation qu’elle a reçue : « J’ai été endoctrinée à voir le monde entier à travers un filtre religieux. […] Je n’avais pas (et n’ai toujours pas) les compétences sociales et professionnelles pour obtenir et garder un emploi rémunérateur. […] Les seules choses que j’ai apprises à la maison tournaient autour du rôle que l’on m’a assigné en tant que fille et future épouse. » Elle souligne que son éducation était également compromise par le fait qu’elle devait s’occuper de ses frères et sœurs cadets la majorité du temps.
« C’est un mouvement de puristes, ce qui veut dire qu’il est petit, estime Kathryn Joyce. Il demande beaucoup d’engagement. Ce n’est pas facile d’avoir beaucoup d’enfants avec un seul revenu. Mais je crois qu’il agit comme une sorte d’avant-garde idéologique, dans la façon dont il influence les évolutions d’un mouvement plus large. » L’exemple le plus parlant est peut-être celui de la Southern Baptist Convention, la seconde plus large Église évangélique des États-Unis. En 1987, la SBC fonde le Conseil sur la masculinité et la féminité bibliques. D’après cette institution, il n’est pas acceptable pour une femme d’être officier de police, car elle pourrait avoir à arrêter un homme. Mais elle peut être urbaniste et décider des trajets des conducteurs, puisqu’il s’agit d’une forme d’autorité indirecte.
Kathryn Joyce note que des communautés en ligne d’anciens Quiverfull se sont créées. « Même si c’est toujours difficile, c’est probablement très différent de quitter ces mouvements aujourd’hui, parce que l’on peut trouver des gens qui l’ont fait avant vous, et faire partie d’une communauté qui peut aider à gérer ce traumatisme. »
Hélène Paquet