Des crypto-monnaies aux ZAD, l’anarchisme n’a pas dit son dernier mot. Une doctrine mal aimée, à laquelle on a pu reprocher sa naïveté aussi bien que sa violence, mais qu’il serait temps de
reconsidérer, défend la philosophe Catherine Malabou dans une somme qui vient de paraître.
Interview paru dans "Télérama" - Janvier 2022.
Aux yeux de Catherine Malabou, qui fut proche du philosophe Jacques Derrida, l’être est toujours plastique. Enclin à la métamorphose. Elle a même fait de ce concept de « plasticité » le cœur de son œuvre. Professeure à l’université de Kingston à Londres et à celle de Californie à Irvine, elle est l’une des rares philosophes à s’être intéressée aux neurosciences et au fonctionnement du cerveau. Après la plasticité cérébrale, Malabou, autrice dès 2009 de Changer de différence. Le féminin et la question philosophique (éd. Galilée), s’est emparée en 2020 de la plasticité d’un autre organe, destiné à la seule jouissance : le clitoris ! « Le clitoris est un anarchiste, affirme-t-elle. Il résiste à la domination, à la pénétration, à la reproduction. » Son court essai, Le Plaisir effacé. Clitoris et pensée (éd. Rivages), fut écrit durant un été, alors qu’elle bûchait sur une somme exigeante, qui vient de paraître, Au voleur ! Anarchisme et philosophie (éd. PUF). Elle y invite son lecteur à entreprendre un nouveau voyage, politique, au sein de la plasticité anarchiste... Liberté, égalité, horizontalité.
En pleine année électorale, que peut apporter l’anarchisme ?
Mon livre est né d’un constat : face à la crise majeure que nous traversons — crise sociale, écologique, économique et sanitaire —, les réponses politiques traditionnelles ne se sont à aucun moment montrées à la hauteur. Désorganisé et chaotique, l’État-providence s’avère obsolète, incapable de faire face à l’ampleur du défi contemporain. Je ne crois donc pas, à la différence d’autres citoyens de gauche, encore confiants dans le centralisme d’État, que la solution passera par un renforcement, voire une reconstruction des services publics exsangues, ni par un retour aux urnes d’un électorat abstentionniste de plus en plus nombreux. Le paysage politique a changé en profondeur, au point qu’il paraît vain de vouloir redonner du poids à la structure pyramidale étatique : à l’heure de l’ubérisation illimitée de la vie, qui induit une nouvelle mise en tension de l’espace social où chacun est sommé de s’orienter seul, les enjeux se jouent désormais au niveau horizontal.
Mon travail sur l’anarchisme est lié à la très forte conscience que j’ai de cette rupture historique, qui se double logiquement d’une déception vis-à-vis des partis de gauche traditionnels.
Vous prônez un anarchisme « d’éveil ». Quel est-il ?
Il signifie justement que les réponses ne peuvent plus venir d’un renforcement du pouvoir et de l’autorité, mais de nouvelles initiatives collectives d’autogestion et d’auto-organisation. Tous les grands mouvements sociaux nés ces dernières années d’un sentiment d’injustice ou d’abandon —aussi différents que les Gilets jaunes en France ou Black Lives Matter aux États-Unis — refusent la verticalité. Ils ne se revendiquent pas tous de l’anarchisme mais sont tous peu ou prou anarchistes dans leur expression et leur mode de décision : autonomes, autogérés, à l’écart des syndicats ou des partis, rétifs à l’organisation pyramidale, comme le décrit le politologue Francis Dupuis-Déri dans Les Nouveaux anarchistes. De l’altermondialisme au zadisme (2019). Or il se trouve que ces phénomènes alternatifs sont contemporains d’un nouvel âge anarchiste du capitalisme lui-même. Un anarchisme « de fait », en partie issu de la crise financière des années 2000, et ultralibéral, dans la plus pure tradition libertarienne — cette philosophie politique anglo-saxonne qui exalte la liberté individuelle, et s’oppose donc à l’État, à ses taxes, sa bureaucratie, etc. Je me suis à cet égard beaucoup intéressée, à partir d’une grille de lecture anarchiste, au phénomène décentralisé des crypto-monnaies, circulation de devises non nationales qui parasitent les monnaies d’État et font concurrence au circuit monétaire habituel des banques commerciales et centrales. Une remise en cause de l’idée même d’État... “Longtemps ridiculisé par le marxisme, l’anarchisme jouit toujours d’une très mauvaise réputation, qui en font une sorte d’éternel monstre à deux têtes !”
L’anarchisme serait donc partout ?
Polymorphe, plastique, sous ses formes libertaire de gauche ou libertarienne de droite, il est en tout cas suffisamment réel pour mériter d’être pensé et enfin pris au sérieux. Longtemps ridiculisé par le marxisme qui a théorisé la dictature du prolétariat, l’anarchisme jouit toujours d’une très mauvaise réputation, et cela pour des raisons contradictoires, qui en font une sorte d’éternel monstre à deux têtes ! On lui reproche à la fois sa naïveté confondante et sa violence terroriste. D’un côté, sa confiance bienveillante dans la nature humaine qui laisserait croire que les hommes sont capables, sans s’entretuer, de se gouverner seuls, sans État ; et, de l’autre, sa pulsion de mort destructrice, portée aujourd’hui par certains black blocs.
Comment prendre en charge cette violence ?
L’anarchisme français, qui se constitue comme mouvement dans les années 1870 — le mot entre dans le Littré en 1875 —, est marqué par une période « insurrectionnelle » : alors que le célèbre Ravachol perpétue une série d’attentats à la dynamite, les années 1890 sont désignées comme la « décennie de la bombe », avec des pratiques d’action directe ou de « propagande par le fait ». Ainsi, le 24 juin 1894, un immigré italien, Caserio, tue le président français Sadi Carnot. L’anarchisme, dans son ensemble, est souvent associé à cette période, qui a exercé une fascination sur nombre d’artistes. « Le poème est comme une bombe », écrit Mallarmé, qui ne cache pas ses sympathies.
Mais il serait abusif de faire du terrorisme l’apanage de l’anarchisme à une époque où tous les mouvements révolutionnaires en passaient par là, comme l’ont montré Albert Camus, dans Les Justes, ou Jean-Paul Sartre, dans Les Mains sales. Associer systématiquement l’anarchisme à la violence est une façon de ne pas le penser.
Vous montrez, à cet égard, que les philosophes qui lui ont le plus emprunté se sont aussi refusés à le penser...
Oui, d’où mon titre Au voleur ! Dans Le Principe d’anarchie (1982), le philosophe Reiner Schürmann associe explicitement l’œuvre de Heidegger à l’anarchie. Dans ce sillage, Jacques Derrida, Michel Foucault, Emmanuel Levinas, Jacques Rancière ou Giorgio Agamben ont en commun d’avoir donné, sur le plan éthique et politique, une place fondamentale au concept d’anarchie, c’est-à-dire à une critique sans appel des phénomènes de pouvoir et de domination. Mais ces penseurs, devenus les chantres du post-anarchisme de la fin du XXe siècle, n’ont proposé aucune lecture sérieuse des textes fondateurs de Proudhon, Bakounine, Kropotkine ou Goldman. Ils ne se sont jamais non plus définis comme anarchistes, comme si c’était indécent, alors qu’il n’est toujours pas honteux de se dire marxiste... Badiou déclare ainsi dans L’Hypothèse communiste : « Nous savons aujourd’hui que toute politique d’émancipation doit en finir avec le modèle du parti, ou des partis, s’affirmer comme politique “sans parti”, sans tomber pour autant dans la figure anarchiste qui n’a jamais été que la vaine critique, ou le double, ou l’ombre, des partis communistes, comme le drapeau noir n’est que le double ou l’ombre du drapeau rouge »... Rancière, de son côté, affirme : « J’ai une sensibilité profondément anarchiste mais je la sépare des petits groupes anarchistes. Et je tiens à dissocier ce principe de la confusion qu’on entretient aujourd’hui : on appelle “anarchistes” les gens qui, avec ou sans drapeau noir, cassent des distributeurs de billets à la fin des manifestations »... Quant à Foucault, il précise : « Je ne suis pas anarchiste au sens où je n’admets pas [cette] conception entièrement négative du pouvoir »...
“L’an-archie, en grec, c’est l’absence d’‘arkhè’, notion clé qui désigne à la fois le commencement et le commandement.”
D’où vient alors cette vision si négative ?
Il faut, pour la comprendre, revenir à Aristote. L’an-archie, en grec, c’est l’absence d’arkhè, notion clé qui désigne dans la Politique à la fois le « commencement » et le « commandement ». Aristote ajoute ainsi à l’ordre chronologique un ordre logique : ce qui vient en premier est désormais supérieur à ce qui vient après — et donc digne de prendre le dessus, de commander. L’idée philosophique fondamentale, c’est que l’ordre, qu’il s’agisse de celui du cosmos ou de celui de la cité, est nécessairement un ordre de subordination. À l’inverse de cet ordre propre à l’arkhè, l’anarchie signifie le désordre, une armée sans stratège où le premier, le deuxième et le troisième sont mis sur un pied d’égalité. D’où la critique féroce par Aristote de la démocratie, au sein de laquelle les citoyens s’équivalent. Pour Rancière, qui défend une conception radicalement égalitaire de la démocratie, politique et anarchie sont synonymes : « La politique n’a pas d’arkhè. Elle est, au sens strict, anarchique. » Il n’y a donc pas de puissance qui soit légitime à exercer le pouvoir ; il n’y a pas d’un côté ceux qui commandent et de l’autre ceux qui obéissent. Les anarchistes remettent en cause une telle subordination des gouvernés aux gouvernants. Pourquoi cette logique d’inféodation serait-
elle immédiatement attachée à l’idée politique ? Cette question n’a rien de naïf, elle est au contraire abyssale, comme Proudhon l’a compris.
Quel tournant opère Proudhon (1809-1865) ?
Il renverse le poids de la tradition et donne un sens positif à l’anarchie, en se revendiquant lui-même anarchiste. Dans Qu’est-ce que la propriété ?, paru en 1840, soit plus de trente ans avant que l’anarchisme ne se constitue comme mouvement, il note : « Quoique très ami de l’ordre, je suis, dans toute la force du terme, anarchiste. » L’anarchie ne renvoie plus sous sa plume au désordre dû à l’absence d’autorité gouvernementale, mais au contraire à un projet politique, à un nouveau type d’organisation : « L’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir. » À la subordination hiérarchique, jamais pleinement consentie, Proudhon substitue la forme de la fédération, qui repose sur la nomination de responsables, mais pour des mandats courts et révocables. Aux yeux des anarchistes, la plus haute expression de l’ordre consiste à ne pas donner d’ordres... Une idée profonde qu’on retrouve dans l’éthique de Levinas : être responsable, ce n’est jamais se plier à l’autre, c’est prendre l’initiative d’obéir à l’injonction éthique, s’ouvrir à l’autre, mais sans jamais avoir reçu l’ordre d’obéir. Être responsable, c’est répondre de soi. Le Bien ne commande pas, et en ce sens, le « Bien est anarchie ».
Juliette Cerf