Demain Le Grand Soir
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" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

ENTRETIEN : « L’anarchisme est autant une liberté individuelle qu’un ordre commun »
Article mis en ligne le 2 février 2022

par siksatnam

Alors que les libertés publiques sont menacées, la philosophe Catherine Malabou, en étudiant les liens entre anarchie et philosophie, propose de prendre au sérieux cette ressource politique occultée pour se réapproprier la liberté. Entretien.

L’anarchisme, matière polymorphe, comme en témoigne aujourd’hui son usage aussi bien libertaire que libertarien, peut-il fonder une politique ? C’est l’hypothèse que prend au sérieux la philosophe Catherine Malabou, professeure de philosophie à l’université de Kingston (Royaume-Uni) et à l’université de Californie à Irvine, dans son dernier ouvrage, Au voleur ! Anarchisme et philosophie, publié aux PUF.

Elle y fait le constat que la philosophie, même quand elle s’est focalisée sur la critique des dominations, n’a pas été jusqu’à fonder une politique anarchique et que, réciproquement, l’anarchisme politique a manifesté son hostilité à l’égard de la réflexion philosophique. Un « évitement mutuel » d’autant plus « paradoxal qu’anarchi(sm)e philosophique et anarchisme politique partagent un même engagement : la critique sans appel des phénomènes de domination ».

Si l’on sait que l’anarchie a changé de sens au XIXe siècle, pour ne plus correspondre à la définition qu’en donne encore Diderot dans l’Encyclopédie, à savoir « désordre dans un État, qui consiste en ce que personne n’y a assez d’autorité pour commander et faire respecter les lois », quelle serait une organisation sociale anarchiste ?

Une question d’autant plus urgente à l’heure où le capitalisme digère, via ses plateformes et ses crypto-monnaies, la notion même d’horizontalité, ne laissant en face de lui qu’une horizontalité d’abandon ou une horizontalité réduite à des petites communautés insuffisantes pour produire une contre-société. Entretien.

Pourquoi vous emparer de l’anarchisme aujourd’hui ?

Un certain nombre de phénomènes sociaux et économiques actuels justifient d’enquêter sur de nouveaux modes d’organisation, autres que gouvernementaux ou syndicaux, et proposent un discours émancipateur différent de celui issu du marxisme.

Nous sommes en effet face à une crise du paradigme politique des dernières décennies, qui s’accompagne en même temps d’une crise du paradigme critique, notamment marxiste. Ces crises trouvent en particulier leur expression dans des mouvements sociaux refusant toutes les hiérarchies et les dominations qui ont structuré jusqu’à présent les syndicats comme les partis politiques. C’est la raison pour laquelle je me suis lancée dans une quête philosophique sur l’anarchisme : une source et ressource très injustement occultée depuis des siècles.

Mais vous écrivez pourtant d’emblée qu’aujourd’hui l’horizontalité est en crise. En quoi ?

S’interroger sur l’anarchisme aujourd’hui impose de faire la différence entre un anarchisme de fait et un anarchisme d’éveil. Ce qui n’est pas si simple. L’anarchisme d’éveil est celui qui se développe dans certains mouvements sociaux et certaines communautés contemporaines.

On assiste à un tournant anarchiste du capitalisme.

L’anarchisme de fait est lié à l’horizontalité imposée par le tournant anarchiste du capitalisme, que l’on désigne parfois comme « anarcho-capitalisme » ou « cyber-anarchisme ». Celui-ci se développe dans cette période étrange où l’État providence n’en finit pas d’agoniser et laisse tout un chacun abandonné à son propre sort. L’anarcho-capitalisme fait croire que cet abandon est en réalité une liberté : ce que je désigne par l’ubérisation illimitée de la vie.

Fondée sur de nouvelles technologies, cette inscription de l’anarcho-capitalisme dans nos vies a été catalysée par la crise financière de 2008, avec le recul d’une force étatique centralisée et le développement des crypto-monnaies qui échappent à l’État.

Il est fondamental de distinguer cet anarchisme capitaliste d’un anarchisme émancipateur, voire révolutionnaire. Ce qui oblige à penser au-delà des discours de gauche qui ne remettent en cause ni le centralisme organique de leurs organisations, ni le fonctionnement de l’État, et pensent qu’il serait possible de reconstruire les services publics comme avant par exemple, comme s’il s’agissait simplement de refermer une « parenthèse » bornée en amont par le thatchérisme et le reaganisme.

Pourquoi ne serait-ce pas possible ?

Parce que si l’on suit la pensée anarchiste, l’État est le masque des oligarchies, et on ne peut placer aucune confiance dans tout ce qui est centralisé. L’État est une forme d’hégémonie qui, derrière ses apparences protectrices, n’est qu’un moyen de la domination.

Vous rappelez pourtant que « l’anarchisme ne s’en prend pas et ne s’en est jamais pris simplement, comme on le croit trop souvent, à l’État » au sens où il s’agit d’un combat contre les mécanismes de domination, qui débordent la sphère étatique. L’anarchiste Emma Goldman regrettait ainsi que les féministes de son époque n’aient dénoncé que les « tyrannies extérieures » et non les « tyrans intérieurs » régnant dans les entreprises, les foyers ou les lits conjugaux…

La cible des anarchistes est moins l’État que le lien qui unit État et gouvernement dans la pensée politique classique. Quand Aristote définit l’archè, dont il fait le principe premier de toute politique, il affirme que l’organisation de la cité répond à une logique de commandement et d’obéissance. Ce que prônent les anarchistes, ce n’est pas la fin de l’État, mais la fin du lien entre État et hiérarchie gouvernementale, que l’on peut appeler aussi le paradigme archique. Les idées d’autogestion et d’auto-organisation naissent de la remise en cause de ce lien.

À quelles conditions peut-on échapper à ce que vous désignez par « la langue désormais hégémonique de l’anarcho-capitalisme » ?

Le capitalisme, comme l’ont bien montré les travaux de Luc Boltanski et Ève Chiapello, intègre immédiatement les critiques formulées contre lui. Après que Deleuze a voulu lui opposer une pensée rhizomatique, par exemple, le capitalisme n’a plus parlé que de réseaux.

Quoi que l’on pense de l’anarchisme, force est de constater que le capitalisme se l’approprie en prônant l’horizontalité, à travers ses plateformes ou ses « métavers » qui prétendent offrir dans le monde virtuel une liberté qui n’existe pas dans le réel.

Je pense que l’enjeu est donc d’arriver à redoubler cette ruse du capitalisme, à la retourner contre elle-même, à utiliser le paradigme horizontal du capitalisme contre son exploitation en vue du profit. Il me semble que quelqu’un comme Audrey Tang, hackeuse devenue ministre à Taïwan, explore ce type de piste. Elle constitue une véritable menace pour les pratiques opaques des entreprises, mais aussi vis-à-vis de la Chine, qui ne cesse d’affiner les technologies du pouvoir et ce qu’on nomme le biopouvoir, en tentant, elle, de relier technique et démocratie.

L’anarchisme ne se heurte-t-il pas à des questions d’échelle, au sens où l’autogestion n’est peut-être possible que dans des territoires limités, incompatibles avec la dimension de l’État-nation ?

Les textes anarchistes classiques prônent la pratique du municipalisme libertaire : partir du quartier, puis de la ville, puis de la région… Jusqu’à couvrir tout l’espace par des fédérations. On perçoit l’existence d’une multitude de micro-formes d’anarchisme, mais on n’arrive pas à concevoir ce que cela pourrait signifier au niveau macroscopique. Si l’on regarde les « gilets jaunes », qui ont été assez loin dans l’anarchisme organisationnel, on voit bien que des manières d’être autogérés sont très rapidement noyautées ou reprises en main par des instances qui ne sont pas anarchistes, comme en témoigne le destin des assemblées des assemblées.

Je ne vois pas pourquoi les propositions anarchistes seraient plus utopiques que l’idée de conserver ou reconstruire des modèles d’État providence laminés depuis des décennies.

Je considère donc que l’anarchisme, comme exercice inédit de la liberté, n’a pas été suffisamment philosophiquement et politiquement pris en compte, parce qu’il a été réprimé sauvagement au tournant du XIXe et du XXe siècle, puis obstrué par des formes d’émancipation non anarchistes.

Je ne vois pas pourquoi les propositions anarchistes seraient plus utopiques que l’idée de conserver ou reconstruire des modèles d’État providence laminés depuis des décennies.

Comment ouvrir la voie à cette anarchie politique ?

C’est la question à laquelle il nous faut répondre. Mais il me semble nécessaire de faire table rase de toute une partie de notre manière de formuler la politique, en repartant de la question de savoir ce qu’est vraiment la liberté et ce que nous désirons, afin de voir s’il serait possible d’étendre la mutualité et la coopération et parvenir ainsi à une élaboration satisfaisante de la démocratie participative.

Jusqu’à quel point faut-il, pour rétablir l’usage de l’anarchie en philosophie et en politique, rappeler que l’anarchie, ce n’est pas le désordre et que le géographe anarchiste Élisée Reclus écrivait même : « Notre but politique [...], c’est l’absence de gouvernement, c’est l’anarchie, la plus haute expression de l’ordre » ? L’intérêt philosophique et politique de l’anarchie n’est-il pas précisément aussi dans le débordement permanent qu’il suggère ?

Un des grands problèmes de l’anarchisme est le rapport entre l’anarchisme collectif et l’anarchisme individuel. Est-ce qu’on pense l’anarchisme d’abord comme une pratique collective, ce qu’on désigne parfois comme le socialisme libertaire, ou comme une condition individualiste qui définit davantage l’anarchisme comme un champ d’expression des possibles et des débordements ?

Il y a toujours eu une tension entre les deux. Le philosophe et activiste Murray Bookchin jugeait à tort ou à raison que Michel Foucault développait un anarchisme « Life Style » focalisé sur l’exploration des plaisirs.

Cette tension est intéressante, au sens où l’anarchisme est autant une liberté individuelle qu’un ordre commun. Un mode d’organisation sociale reposant sur des modes de délibération et de participation laisse davantage de champ aux désirs, et les deux ne sont donc pas incompatibles, même si l’équilibre ne peut être donné d’avance. L’anarchisme n’est pas un champ unifié et il faut accepter la tension entre sa dimension libertaire et sa dimension collective. Il faut cesser de penser que les équilibres doivent être préétablis en fonction d’une règle ou d’une norme venue d’en haut.

Comment expliquez-vous que les penseurs que vous étudiez dans votre livre (Reiner Schürmann, Emmanuel Levinas, Jacques Derrida, Michel Foucault, Giorgio Agamben et Jacques Rancière), qui se sont dressés contre le « diktat des modèles pyramidaux » pour préférer le langage de « la surface, des plis et de la défaite des surplombs », n’aient pas, à vos yeux, forgé une véritable philosophie de l’anarchie ?

J’ai en pris conscience depuis l’Angleterre et les États-Unis, en découvrant ce qu’on appelle là-bas le post-anarchisme, marqué par des figures comme celle de Hakim Bey, notamment. Ces pensées de la différence incarnées par Derrida, Deleuze ou Foucault sont vues dans le monde anglo-saxon comme des expressions post-anarchistes.

Cependant, même si ces pensées proposent une nouvelle analyse du pouvoir, attentive aux micro-pouvoirs et remettant en cause l’idée d’une source unique de l’autorité tout comme l’opposition structurelle entre capitalisme et prolétariat, elles ne s’avouent jamais anarchistes.

Cela aboutit à des créations conceptuelles étranges. Michel Foucault affirme ainsi n’être pas anarchiste, parce qu’il ne croit pas à la centralisation du pouvoir, et préfère parler « d’anarchéologie ». Jacques Rancière dit qu’il a une « sensibilité anarchiste » mais n’est pas anarchiste. Emmanuel Levinas introduit un tiret dans le mot « an-archie ». Tous ces penseurs se situent donc à la fois dans l’appropriation et le rejet, parce qu’au fond ils ne touchent pas en profondeur à la logique du gouvernement.

Il faut dire qu’en regard, les anarchistes se sont eux-mêmes méfiés de la philosophie, car ils jugeaient le plus souvent que l’anarchie devait être entièrement pratique. Il est pourtant naïf de penser qu’il puisse exister des pratiques sans soubassements théoriques solides.

Le fait que les penseurs que vous étudiez n’utilisent pas le terme même et ne traitent que peu des textes de Proudhon, Kropotkine, Bakounine, Goldman ou Bookchin les empêche-t-il vraiment de penser des formes de non-gouvernementabilité ?

Le fait que ces penseurs parlent d’anarchie sans jamais se référer à l’anarchisme est tout de même très problématique. Aucun d’ailleurs n’est vraiment parvenu à concrétiser politiquement sa critique du pouvoir. Le seul qui l’ait fait est Jacques Rancière, avec sa redéfinition de la démocratie basée sur l’égalité radicale des intelligences et le tirage au sort des dirigeants. Mais il hésite tout de même à se dire anarchiste.

Quelles pourraient être ces structures ? À quelles conditions l’autogestion et l’auto-organisation peuvent-elles devenir des éventualités politiques sérieuses, alors même que des penseurs ayant travaillé sur la domination et le gouvernement ont pu avoir du mal à les envisager concrètement ? Et peut-on imaginer une gestion anarchique des infrastructures énergétiques par exemple ?

Il a fallu du temps pour établir philosophiquement les bases d’une ontologie anarchique qui se distingue de la philosophie classique en refusant l’existence d’un être suprême et toute supériorité ou privilège de certains « étants » sur d’autres. Comment trouver l’expression politique de cette ontologie horizontale ? Comment établir dans la pratique une égalité radicale entre les êtres, tous les êtres, vivants et inorganiques ? Il me semble que les travaux de l’anthropologue Philippe Descola tentent d’aborder ces questions. Cela peut paraître très utopique, mais en réalité on ne s’est jamais risqué à tenter d’inventer des organisations qui prendraient en compte, dans le réel, cet anarchisme de l’être.

Pour ce qui est de la gestion en commun du monde matériel, y compris de l’énergie, je pense que la transparence, le recours à la démocratie participative et à des consultations qui ne soient pas cosmétiques, seraient non seulement plus justes mais sans doute aussi plus efficaces que les politiques actuelles, où des consortiums industriels s’approprient le monopole de l’expertise et entretiennent l’opacité sur le nucléaire ou continuent des activités extractivistes qui nous mènent au désastre climatique.

Les multiples scandales de santé publique comme celui des « bébés sans bras » ; la politique autour du passe sanitaire, puis vaccinal, réalisé sans consultation ; le manque d’appel à l’initiative citoyenne… Nous nous habituons à tout cela, mais constatons aussi que cela dessine un modèle toujours plus répressif, opaque, avec une horizontalité de fait aliénante, alors qu’il est possible de développer une autre vision et de construire des communs participatifs responsables de la gestion des ressources.

Comment établir que le non-gouvernable ne débouche pas sur la violence et qu’il n’existe pas un lien structurel entre anarchisme et nihilisme, alors qu’il existe des relations historiques étroites entre mort et anarchisme, incarnées notamment par le drapeau noir qui lui sert d’emblème ?

La justification traditionnelle de l’existence du gouvernement est la lutte contre la violence et le déchaînement des passions. Ce qui est non gouvernable dans l’individu est vu habituellement comme sa part sombre, diabolique. C’est le vieux discours de la guerre de tous contre tous à laquelle seule la coercition étatique est censée pouvoir mettre un terme. Or, lorsqu’on voit le déchaînement des violences policières dans des pays dits démocratiques, on peut se demander si l’État est vraiment l’antidote des pulsions ou simplement une autre forme de leur expression.

L’anarchisme, comme exercice de la liberté et critique radicale de la domination, soutient qu’il existe, dans les groupes comme dans les individus, un espace étranger à la logique du commandement et de l’obéissance et qui ne coïncide pas nécessairement avec le chaos pulsionnel. Foucault voyait cet espace déjà à l’œuvre chez les cyniques, notamment chez Diogène. La devise cynique était : « Change la valeur de la monnaie. » Accepte de ne plus imprimer sur les pièces des figures de dirigeants. Ce qui veut dire : cesse de croire que la valeur des choses est donnée par les princes. La forme de ta vie est non gouvernable. Elle est ce que tu en fais.

Et que répondez-vous à celles et ceux qui jugent que l’idée d’un monde non gouverné est naïve, car adossée à une vision de l’homme bon ?

On peut considérer que la question d’une vie sans gouvernement est naïve, mais quand on l’envisage sérieusement, elle est abyssale. Elle ne présuppose jamais la bonté. Lorsque Kropotkine fait valoir l’entraide contre la logique de gouvernement, il précise qu’il n’y a rien là de sentimental. La mutualité n’est pas ce que l’on appellerait aujourd’hui le care. Rien à voir. Il s’agit de la structure de la justice, pas de l’empathie.

Penser une organisation de la cité sans gouvernement permet, contrairement à ce que l’on croit habituellement, de renouveler en profondeur la philosophie politique. Et pourtant, c’est une question que personne n’a posée en dehors des anarchistes. On fuit cette question vertigineuse qui, comme toute question vertigineuse, est pour cette raison même décisive.

Vous enseignez à la fois aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Comment expliquez-vous que l’anarchisme ait une place plus importante, dans l’espace anglo-saxon, à l’université et dans la pensée, qu’en France avec, par exemple, des penseurs comme David Graeber qui se revendiquent anarchistes ?

Je pense que l’une des raisons structurelles de ce décalage est l’importance du rapport à l’espace. Les États-Unis sont apparus comme une table rase géographique, et le rapport à l’horizontalité, à la terre y est déterminant. L’anarchisme géographique, d’origine notamment française, avec Élisée Reclus, a été catalysé outre-Atlantique.

En Grande-Bretagne, la question du paysage, des communs, de l’aménagement du territoire a rendu plus aiguë, plus tôt, la conscience écologique. Et ce même si certains des plus grands penseurs de l’anarchie étaient français et que certaines régions, comme la Franche-Comté, ont été leurs terres d’élection.

Mais dans notre pays qui se réclame constamment des Lumières et où la rationalité politique passe par le gouvernement et l’idée du contrat social, toute notion d’autogestion est très peu représentée et admise.

On ne voit pas assez cependant que les Lumières, loin d’être un mouvement unifié, abritaient en réalité une série de nœuds conflictuels, et que Diderot, Rousseau ou Voltaire ne parlaient certainement pas d’une même voix. Et maintenant, on fait des Lumières une arme de guerre contre la multiplicité, comme on l’a encore récemment vu avec le colloque tenu en Sorbonne contre le wokisme. Alors que la pluralité conflictuelle des Lumières était déjà un signe de leur pouvoir déconstructeur.

27 janvier 2022 | Par Joseph Confavreux