Voici donc, sur Élysée 2022 (France 2), Mélenchon confronté au président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux. Dès le début, on sent que ce sera viril, mais respectueux, voire complice. ""Vous avez lu mon livre, c’est ça ?"" s’étonne le patron, apercevant l’ouvrage en question. ""Dans le détail. Je le recommande."" Symétriquement, Roux de Bézieux a lu le programme insoumis. Sur la mer, sur la francophonie, sur l’Ukraine, Roux de Bézieux ne serait pas loin d’être d’accord. ""Très bien fait. Je le prends au sérieux. Vous êtes prêt à gouverner."" La mélenchosphère se pâme sur les réseaux sociaux.
Évidemment, subsistent quelques minimes points de désaccord. Les salaires, les dividendes (70 milliards distribués aux actionnaires en 2021), les impôts sur les marges des entreprises, toutes ces petites choses. Sur ce point, annonce Roux de Bézieux, si on ""prend tout"" aux patrons, ce ne sera certes pas le chaos. Mais tout simplement, ""ils poseront le crayon, et arrêteront d’embaucher"". Variante maritime : ""IIs mettront le tourmentin"" (ndlr : petit foc très résistant employé par vent violent).
Et ce posé de crayon sera dramatique, non seulement pour leurs marges, mais pour la planète. Déboule dans le débat une entreprise familiale, le cimentier isérois Vicat," "qui a un procédé pour décarboner le ciment. Ils ont besoin de sommes colossales. Si vous les taxez, ces gens-là, comment ils vont financer ? […] Ils vont se laisser mourir tranquillement en ne décarbonant pas", "prophétise le patron, sans préciser que le cimentier est déjà soutenu par l’argent public de France Relance. Mélenchon : ""Votre ami le cimentier, si je veux qu’il bosse, je lui passe des commandes." "Vous allez pas commander du ciment ?" "Bien sûr que si. Quand on fait des ponts, quand on fait un port…" "Refrain patronal " : """Les entrepreneurs c’est des citoyens libres. Ils feront s’ils ont envie de faire."" La bouderie est donc, en ultime recours, le seul argument patronal contre la planification écologique ? Pourquoi un tel débat, essentiel, respectueux, 100 % service public, ne s’est-il pas tenu plus tôt dans la campagne ? Jusqu’aux blagues finales : ""J’aime bien voir le visage de l’homme à qui je compte faire les poches" ; "Vous allez vite en faire le tour" ; "Ce sera toujours ça de pris"". Rire général.
Faire les poches du patron dans la bonne humeur : passe un rêve de concorde. N’empêche. Connaissance des dossiers, autorité, programme abouti, et bonus humour : il faut être sacrément aveugle pour ne pas voir que Jean-Luc Mélenchon, plus que tout autre à gauche, a la "stature" d’un chef d’État, maniant le "je" jupitérien "(j’embauche, je taxe, je commande…)" au sens le plus traditionnel de cette Ve République qu’il veut mettre à bas. C’est d’ailleurs un intéressant paradoxe de la situation.
Daniel Schneidermann