Dans ce texte, on se propose d’esquisser l’histoire de l’activité du courant syndicaliste révolutionnaire dans la confédération FO. Si l’histoire de FO commence à être bien balisée grâce à deux colloques (2003, 2008) (2), celle des syndicalistes révolutionnaires en son sein reste à écrire. Tout d’abord parce que cette minorité au sein de la centrale est éclatée, ainsi qu’on aura l’occasion de le voir au fil du propos. Ensuite, parce que l’activité de ces militants ne s’arrête pas à l’horizon du syndicat. Pour bien comprendre cette histoire, il faudrait pouvoir le saisir à partir du milieu symbiotique dans lequel évoluent les acteurs, milieu tissé par les liens avec la Fédération anarchiste, la franc-maçonnerie, la Libre pensée, l’Ajisme, les différentes minorités ou ailes gauche de la SFIO ou enfin, dans les rapports anciens entretenus avec le trotskysme incarné par le courant Lambert. Enfin, conséquemment, l’appréhension de l’activité des SR implique un important travail de dépouillement d’archives que l’on n’a pu qu’ébaucher dans cet article. Ajoutons que dans cette contribution, les termes de syndicaliste révolutionnaire, libertaire, anarcho-syndicaliste et même anarchiste seront utilisés de manière équivalente (3).
2En lieu et place d’une histoire à écrire, ce chapitre se propose d’analyser la place et l’attitude du courant libertaire dans FO de l’apparition de la centrale au début des années 2000. Le propos se déploiera en trois temps. Dans un premier moment, on se penchera sur les différentes sensibilités qui se réclament de l’anarchie à FO. Le second point porte sur la création de l’UAS en 1960, avant d’aborder dans un dernier temps l’intégration croissante du courant anarchiste dans la majorité confédérale après 1969. Il restera à revenir en conclusion sur ce qu’il reste de spécifique au courant qui se réclame de l’anarcho-syndicalisme à partir de son positionnement lors de l’élection de Marc Blondel en 1989, puis dans les années qui concluent le XXe siècle.
Les libertaires, du congrès de fondation à la fin des années 50
Le rôle des anarcho-syndicalistes dans la création de FO est bien documenté4. Rappelons que le ralliement des anarchistes à FO ne s’effectue pas spontanément. Certes, la sensibilité anarchiste est bien présente lors du congrès de fondation de la centrale, dans une minorité diverse. Il faut cependant rappeler que c’est une minorité des anarchistes qui font le choix immédiat de l’adhésion lors de la scission5. En effet, le choix majoritaire de ceux qui militent à la Fédération anarchiste est la création de la Confédération nationale du travail (CNT). Dès mai 1946, face à l’hégémonie communiste, les anarchistes quittent la CGT. Les grèves aux PTT, puis dans les mois qui suivent dans divers secteurs (SNCF, métaux, alimentation) conduisent à la création de structures autonomes (les Comités d’action syndicaliste, CAS). Ces ruptures au sein du mouvement syndical amènent les anarchistes à fonder la CNT en décembre 19466. Durant une année, la CNT va tenter d’intégrer les CAS en son sein. Tandis que se mettent en place les conditions de la scission FO, les anarchistes s’essaient à faire vivre leur centrale propre, tout en dénonçant parallèlement les « moscoutaires » et les « bonzes syndicaux ». Quand les amis de FO annoncent leur sortie de la CGT, Le Libertaire, dans lequel s’exprime Maurice Joyeux, animateur de la commission syndicale FA, titre : « Frachon : URSS. Jouhaux : USA. CNT, centrale ouvrière »7. L’appréciation du courant FO est sans ambiguïté. Paul Lapeyre, avance ainsi à propos de Léon Jouhaux dans le Libertaire en 1948 : « Brasseur de merde et mangeur de bouse, comme dit l’autre. Jouhaux ça commence par la même lettre que Judas »8. Ces invectives n’empêchent pas la dynamique de création de la CGT-FO de placer le courant anarchiste sur la défensive car les CAS rejoignent majoritairement FO lors du congrès de fondation. Les colonnes de La Révolution prolétarienne font écho à ces débats. Pierre Monatte appelle ainsi les révolutionnaires à rejoindre FO, tout en demeurant, pour sa part, à la Fédération du Livre-CGT, au nom de l’unité corporative9. S’appuyant sur le CAS Métaux, les anarchistes développent alors une nouvelle stratégie, celle de la fondation d’une « nouvelle centrale révolutionnaire ». Cela signifie que la CNT ne constitue pas nécessairement ce cadre. Le IIe congrès de la CNT (24-26 septembre 1948) valide la stratégie de rapprochement avec les autonomes. La FA de son côté, à son congrès de Lyon (11-14 novembre 1948) met fin à son soutien exclusif à la CNT et en appelle à la convergence des syndicats « restés en dehors de la servitude des partis ». Les 20-21 novembre 1948, une conférence rassemble les autonomes qui n’ont pas rallié FO, l’Ecole Emancipée (EE), la CNT, les courants (notamment trotskiste) regroupés autour du journal L’Unité syndicale10 et divers minoritaires aussi bien de la CGT que de FO11. La conférence accouche d’un Cartel d’unité d’action syndicaliste (CUAS). Cette politique est mise en œuvre dans quelques endroits. C’est notamment le cas dans le Maine-et-Loire, dont le dirigeant FO, Raymond Patoux, est un syndicaliste révolutionnaire12. Ce dernier avait été un actif rédacteur du « Manifeste d’Angers », paru dans la presse libertaire13, appelant à l’unité des syndicalistes révolutionnaires. L’UD-FO de Maine-et-Loire se transforme ainsi en une « Union départementale syndicaliste confédérée », ralliant à côté des syndicats FO, les syndicats CNT, autonomes et certains syndicats CGT (Livre, cheminots). Tharreu, secrétaire de la CNT, et Nion, des instituteurs autonomes, entrent au conseil syndical14. L’action du CUAS sera un véritable succès, mais pas dans le sens où l’attendaient les libertaires. En effet, le 1er mai 1949, l’UD-CNT du Maine-et-Loire fusionne avec l’UD-FO. Immédiatement, le CCN de la CNT décide de se retirer du Cartel (décision adoptée le 29 mai 1949), malgré de fortes oppositions internes15. Cette décision ouvre une crise, dont le congrès extraordinaire de la CNT (30 oct-1er nov. 1949) constitue une étape supplémentaire. La CNT, sans disparaître pour autant, entre dans une phase dépressive de plusieurs décennies. Les principaux animateurs de la commission syndicale de la FA intégreront FO dans les années qui suivent16.
Un mémoire universitaire de très grande qualité de Guillaume Trousset17, couvre une grande partie de cette première période (il commence en 1946 et s’arrête en 1957, à l’épisode du PUMSUD18). Si l’on veut comprendre l’action des anarchistes dans la cadre de la centrale, il faut partir d’une réalité qui domine toute l’histoire de cette sensibilité, à savoir « il n’y a pas de minorité à Force Ouvrière, seulement des minoritaires »19, ce qui rend souvent assez difficile l’appréhension de l’action des anarchistes.
Quatre composantes continuent l’éventail des minoritaires dans la centrale après sa création. On y trouve d’abord des ex-autonomes, parfois membres de la SFIO ou anciens du Parti socialiste ouvrier et paysan de M. Pivert, si marqués par leur anticommunisme qu’ils ont rompu avec la CGT bien avant les amis de FO. Les syndicalistes regroupés autour de La Révolution prolétarienne se situent également dans cette veine. C’est ainsi que Pierre Monatte peut écrire dans une brochure dès mai 1946, « Désormais, la CGT n’est plus qu’une annexe du Parti communiste »20. La troisième composante, dont la caractérisation comme libertaire est assez problématique, est représentée par l’Union des cercles d’études syndicalistes (UCES). Fasciné par le fordisme et la gestion de l’entreprise, l’UCES s’exprime dans son bulletin L’Action syndicaliste. Enfin, on trouve une somme d’anarchistes qui ont fait le choix de FO immédiatement. C’est notamment le cas de Raymond Patoux ou d’Alexandre Hébert. Ces derniers occupent des positions influentes dans leur UD21, même s’ils sont des « électrons libres »22. Ces anarchistes seront rejoints dans les années qui suivent la création de la centrale par des militants espagnols23, souvent échaudés par l’échec de la CNT. Cette minorité apparaît de fait très hétérogène. D’autant plus que chaque sensibilité fédère autour d’elle des cercles qui ne se recoupent que très partiellement. Tandis que dans l’ouest, le bulletin de l’UD le Réveil syndicaliste (Maine-et-Loire) va voir son audience s’élargir avec la création de l’Ouest syndicaliste (couvrant quatre UD), l’équipe autour de Pierre Monatte soutient la formation de cercles et publications à vocation syndicale (Cercle Zimmerwald, Ligue syndicaliste, notamment)24.
Ajoutons un dernier trait singulier qui va marquer fortement le courant libertaire durant ces décennies, à savoir son interpénétration avec le mouvement trotskiste incarné par Pierre Lambert25. Ainsi, Alexandre Hébert commence un compagnonnage qui durera plus d’un demi-siècle26. Cette habitude de travail en commun se manifeste dès l’éclatement du journal L’Unité27, à l’occasion duquel les libertaires firent front commun avec les trotskistes. Ainsi que le constate Trousset, « les libertaires cultivèrent une capacité de travailler en commun avec les trotskystes, ce qui semble préfigurer la reconfiguration de la minorité dans la CGT-FO à la fin des années cinquante et aux débuts des années soixante »28.
L’activité des anarchistes dans la décennie qui suit la création de FO peut se résumer à trois axes :
a) Favoriser l’unité d’action, en lien avec des militants d’autres centrales et d’autres horizons politiques (socialistes de gauche29, mais aussi, et surtout trotskystes). Trois moments peuvent être évoqués30 :
– Le travail au sein du regroupement dans l’Unité syndicale dans un premier temps. Mais l’échec du rassemblement intersyndical en 1952 (en particulier avec les autres révolutionnaires demeurés à la CGT), amène les libertaires à recentrer leur activité sur l’espace interne de FO. De fait, ils ne seront plus guère à l’initiative des autres tentatives de regroupement et d’unité syndicale qui se poursuivent dans les années qui suivent. Ajoutons que les divergences internes à la Fédération anarchiste, le développement d’une tendance « centraliste » et plateformiste avec Georges Fontenis, ne favorisent guère la réflexion des militants libertaires31.
– La question du PUMSUD, en 1957 à l’initiative de syndicalistes de la FEN (Denis Forestier), mais qui implique directement Roger Lapeyre Secrétaire Général de la Fédération des Travaux Publics–FO et un des représentants les plus en vue de la minorité. Cette expérience ayant fait l’objet de publication on ne s’y attardera pas ici, si ce n’est pour souligner que les discussions se concentrent au niveau des dirigeants syndicaux, mais impliquent peu la base militante de FO.
La création du CLADO (Comité de liaison et d’action pour la démocratie ouvrière, en 195632). Le CLADO, structure animée par des militants trotskystes et des anarcho-syndicalistes vise à défendre la liberté d’expression, en particulier au sein de la CGT. Basé à Nantes, l’action du CLADO se déploie néanmoins au-delà de l’Ouest de la France. C’est par son biais qu’un jeune militant anarchiste de la CGT Dassault, Joachim Salamero, va développer une action oppositionnelle, menant campagne contre la répression en Hongrie. Il sera finalement exclu pour rejoindre FO et deviendra un dirigeant de l’UD de la Gironde33.
b) Développer une pratique syndicale favorisant l’action directe au sein de la centrale et des mouvements sociaux de la période. En effet, comme le note M. Noyer à propos de l’UD de Maine-et-Loire, il n’y a pas de désaccord fondamentaux entre les réformistes et les syndicalistes révolutionnaires : « Visiblement, aucun désaccord fondamental ne transparaît, ces deux tendances étant liées par un passé commun, un souci de l’individu et une même conviction dans la mission permanente du syndicalisme. Ce n’est pas tant les revendications et les objectifs à atteindre que les méthodes qui sont mises en cause »34. C’est ce qu’illustre notamment le développement de mouvements de grèves radicales et violentes à Saint-Nazaire en 1953 et à Nantes en 1955, où l’UD-FO dirigée par A. Hébert appuie (non sans houleux débats internes) le recours à l’action directe35. Si l’action des anarcho-syndicalistes est décisive au niveau de l’UD en faveur du développement de la grève, en revanche, leur voix apparaît très fortement isolée au sein de la confédération36. La promotion de l’éducation ouvrière fait aussi partie des pratiques valorisées par les syndicalistes révolutionnaires en convergence avec certains militants réformistes37. Cependant, la mise en place d’un appareil de formation syndicale centralisé, financé par les fonds de la productivité, marginalise dès le milieu des années 50 la philosophie libertaire de « l’éducation mutuelle »38.
c) Incarner une ligne alternative au sein de la centrale, en particulier au moment des congrès, par la présentation de textes alternatifs39. Le congrès de 1952 permet l’élection de représentants des courants minoritaires dans l’appareil syndical. Raymonde Le Bourre accède au secrétariat confédéral, tandis que plusieurs de ses camarades de tendance sont élus à la CE (A. Hébert ou R. Patoux figurent parmi ces militants).
A la fin des années 1950, plus qu’un groupe organisé, les libertaires au sein de FO représentent un milieu, constitué de sensibilités et d’individualités, dont les liens avec le milieu anarchiste politique sont de surcroît très lâches, du fait de la crise qui s’y développe. C’est un milieu qui se limite à quelques dizaines d’individus, vivant en relative porosité avec l’appareil syndical, en particulier au niveau des UD qui constituent leurs places fortes, avec la prédominance de l’Ouest pour les implantations géographiques et une influence non négligeable dans quelques fédérations (métallurgie ou PTT). Les motions qu’ils soutiennent représentent entre 10 et 20% des voix aux congrès. Malgré l’échec des tentatives de regroupement, ces militants s’unifient autour de quelques valeurs fédératrices, dont l’anticommunisme virulent40, encore renforcé par l’arrivée des militants provenant de la CNT au fil des années 50. Anticommunisme qui amènera d’ailleurs le dirigeant confédéral minoritaire, certes socialiste, A. Lafond41 à s’aligner sur les positions favorables à l’Algérie française durant la guerre algérienne42 ou Louis Mercier Véga à participer pleinement aux activités du Congrès pour la liberté de la culture43. Cette proximité idéologique avec le courant majoritaire se redouble d’une fréquentation des mêmes lieux d’imprégnation culturelle que sont les milieux laïques44 ou la franc-maçonnerie. Avec les années 60 débute une nouvelle étape de l’action anarchiste dans FO.
De la création de l’UAS au référendum de 1969
Avec l’échec de l’expérience du CLADO, la situation du courant libertaire par rapport au syndicalisme va se simplifier considérablement durant la décennie qui s’ouvre (et au-delà). En effet, autour d’Alexandre Hébert, un groupe de militants syndicaux de différents horizons (CGT45, FEN46 et FO) vont se regrouper derrière une nouvelle publication, L’Anarcho-syndicaliste47. Comme on le constate, au départ, le groupe qui se rassemble n’est pas lié à proprement parler à l’action dans FO. Dans les faits, au fil des années 60, les anarchistes des autres centrales n’auront pas de rôle important (pour ceux de la tendance EE de la FEN) ou seront peu à peu écartés de la CGT, avec les autres révolutionnaires (notamment trotskystes) qui s’opposent à la direction communiste48. La revue publie son premier numéro en 1959 et paraît toujours actuellement49. L’Anarcho-syndicaliste est l’organe de l’Union des Anarcho-syndicalistes (UAS), dont les statuts précisent le caractère élitaire : Les présents statuts « ne s’appliquent pas à une organisation de masse regroupant différentes tendances du mouvement ouvrier, mais à l’organisation d’une minorité anarchiste, dont l’objectif est davantage dans la précision de pensée, garantie d’efficacité, que l’unité équivoque d’un grand nombre »50.
L’Anarcho-syndicaliste permet donc aux syndicalistes révolutionnaires de développer des positions collectives non seulement sur le syndicalisme, mais sur l’actualité politique et sociale aussi bien internationale que française.
On prendra un seul exemple, en début de période. C’est ainsi qu’après la grève des mineurs de 1963 (mars-avril), une sévère critique des bureaucraties syndicales, incluant FO, est publié. « Quand le 8 avril, à Lorient, Bothereau énonce gravement : "la victoire du syndicalisme eut été plus complète si la grève des mineurs avait été abrégée de huit jours", non seulement il célèbre le "Comité des sages", ses conclusions et sa création suggérée par FO, mais il se moque du monde puisqu’on chercherait vainement un appel à la reprise du travail pour cette période où le Bureau confédéral FO "en étroit contact" avec la fédération des mineurs, organisait la quête publique en vue… de la prolongation du conflit, en l’absence de nouveaux pourparlers ».
Si tant est que l’on puisse réduire la diversité et le foisonnement des contributions et des prises de position à un fil directeur pour toute cette période, on pourrait dire que le thème de la préservation de l’indépendance de l’organisation en constitue le vecteur principal. Non pas que la thématique soit franchement nouvelle, bien au contraire, elle réside au fondement de la participation, pour un certain nombre de militants, à la création de la centrale. Cette volonté de protéger l’indépendance contre les formes de « corporatisme »51 constitue le topos commun au travail avec les trotskystes du courant Lambert. Les relations entre ces ceux courants se renforcent tout au long des années 60, alors que l’avènement de la Ve République est interprété comme un pas de plus vers le corporatisme. Cette entreprise de préservation de l’indépendance va s’incarner dans des objets multiples, non sans écho au sein de l’organisation comme l’illustre, au début des années 50, la décision prise par la Confédération de se retirer du CIERP, considéré comme un organe d’intégration52. Au congrès de 1961, les minoritaires proposent une motion demandant que la Confédération ne soit plus représentée au Conseil du Plan. La motion recueille 28% des voix, résultat qui dépasse très largement l’influence du courant révolutionnaire53.
Cette revendication d’indépendance va s’exprimer à partir de deux axes essentiels :
– la dénonciation du christianisme social incarné par la CFDT
– le rejet de toutes formes d’intégration à l’Etat (et des partis).
En ce qui concerne le premier thème, les illustrations sont trop nombreuses pour être développées dans ce cadre. L’opposition à la CFDT conjugue un mélange d’anticléricalisme identitaire et une démarcation à l’égard d’une organisation qui entend alors se réapproprier l’héritage syndicaliste révolutionnaire. On retiendra à titre d’exemple l’édito du n° 43 de L’Anarcho-syndicaliste (nov. 1964), réagissant au congrès de fondation de la CFDT, titré : « CFDT(CFTC). Deux siècles de retard ». L’éditorialiste avance : « Il est devenu de bon ton dans certains milieux de mettre le syndicalisme chrétien sur le même plan que le réformisme traditionnel ou le réformisme stalinien. En fait, rien n’est plus faux. Cela revient à mettre sur le même plan la DGB et l’Arbeitsfront (…) Qu’on ne s’y trompe pas, dans leur rôle de chien de garde de la société bourgeoise, les hommes formés par les Jésuites seront probablement plus habiles, moins brutaux que ceux des chemises brunes et des chemises noires. Ils n’en seront pas moins féroces ». Bien plus que l’instrument d’une doctrine visant à l’association Capital/travail (n° 44), la CFDT est une incarnation du fascisme et du corporatisme au sein du mouvement ouvrier. Bref, c’est un « syndicat jaune » (n° 60, sept. 1966). Cela les amènera en interne à s’opposer frontalement au courant « moderniste » incarné par Maurice Labi54.
Par rapport aux partis, la position traditionnelle de rejet de ces derniers s’appuie sur la Charte d’Amiens55. Cela n’empêche d’ailleurs pas A. Hébert, à « titre personnel » d’appeler à voter aux élections municipales de 1965 pour André Morice, sénateur radical et partisan de l’Algérie française à Nantes56.
La condamnation de l’État s’actualise dans la dénonciation de la participation de la confédération aux organes du Plan. La déclaration commune UAS/commission syndicale de la FA57, rédigée en 1966, précise : « C’est pourquoi il est vital pour la sauvegarde des syndicats que leurs responsables à tous les échelons rompent dès maintenant avec la pernicieuse politique de présence dans les organismes où doit se réaliser l’intégration, qu’il s’agisse des commissions du Plan, du CES, du conseil de district de la région parisienne, des commissions fonctionnant dans le cadre de la procédure Toutée, des nouveaux comités d’expansion régionaux (Coder), qu’il s’agisse également des nouveaux comités d’entreprise préfigurant la législation de la section syndicale d’entreprise, chargé de réaliser à la base l’association capital-travail ». Ces dénonciations rituelles se répètent et se renouvellent sans recueillir beaucoup plus qu’un accueil poli, mais définitivement minoritaire au sein des congrès confédéraux (11% par ex. pour la motion présentée par les minoritaires au congrès de 1966). D’ailleurs A. Hébert n’est pas réélu à la CE confédérale à l’occasion de ce congrès, la minorité n’est donc plus représentée au sein des instances dirigeantes de la confédération.
C’est le projet de referendum gaulliste, consécutif à la crise de mai-juin 68 qui va précipiter l’alignement des libertaires sur les positions majoritaires. En effet, le referendum du 27 avril 1969 sur la réforme du Sénat et de la régionalisation est perçu comme un danger mortel pour le syndicalisme d’intégration dans un Sénat économique et social. La plupart des anarcho-syndicalistes58 appellent leur organisation à se prononcer pour le « Non » au référendum59 (en total accord d’ailleurs avec les trotskystes). A. Hébert ainsi que Boussel-Lambert, parmi d’autres minoritaires, négocient avec les majoritaires au sein de la commission de synthèse qui rédige l’appel du congrès au vote Non60. Ainsi que l’explique Joachim Salamero, les anarchistes ont joué un rôle non négligeable dans l’adoption de cette prise de position : « En 1969, nous avons joué un rôle important. Quand De Gaulle a lancé son référendum sur la régionalisation, la participation des syndicats etc. Nous avons mené une campagne pour le NON. Bergeron était d’accord. Et je me rappelle qu’au congrès confédéral, deux mois avant le référendum, la confédération a appelé à voter non. C’est la seule fois où elle appelé à voter. Et nous avons expliqué. Nous n’appelons pas à voter à une élection, pour tel ou tel candidat. On est pour des principes. Est-on pour ou contre la Charte du travail ? Non, bien sûr. Là, c’est pareil. Et là, il y a une différence d’appréciation avec des camarades anarchistes. Certains étaient pour l’abstention. C’est là qu’on a eu un débat »61. Cette victoire contre l’intégration du syndicalisme au « corporatisme étatique » amène d’ailleurs les minoritaires à voter le rapport moral proposé par A. Bergeron, qui recueille le score historique de 94%. Les anarcho-syndicalistes se situent clairement en phase avec la majorité de l’organisation62 sur cet aspect, baignant dans la ferveur de la victoire du non par 52.41% des voix.
A. Hébert joue également sa petite note personnelle dans cette campagne pour le Non, ce qui lui vaut une critique de la part de l’UAS63. En effet, ce dernier avait fait adopter par l’UD de Loire-Atlantique une déclaration commune CGT-CFDT-FO-FEN en appelant aux partis de gauche pour le soutien au vote Non, « seule perspective susceptible d’ouvrir des perspectives politiques claires et valables à la population laborieuse » (n° 86)..
En tous les cas, cet accord passé avec la direction majoritaire entérine l’idée avancée en 1964 à propos de la journée de grève du 11 déc. « Quant à nous qui, en 1958, avons approuvé les réformistes dans leurs déclarations contre l’intégration, nous sommes prêts, conscients d’exprimer les intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière, à leur apporter un appui total s’il est vrai, comme le dit Desvallois "qu’un mûrissement s’est produit tout d’un coup" et que des actes traduiront »64.
Cependant, si la prise de position politique d’appui à la majorité confédérale au congrès de 1969 marque un pas décisif dans l’intégration de la minorité à celle-ci, ce n’est qu’avec le XIVe congrès de 1980 que les libertaires renonceront à se compter sur une motion d’orientation propre.
Mais avant d’aborder cet aspect, il faut faire un petit retour en arrière chronologique pour aborder la manière dont ces anarchistes prennent en compte le mouvement de mai et les conséquences que cela aura pour l’UAS.
De mai 68 à l’intégration dans la majorité confédérale (1980 et au-delà)
Attentif aux mouvements sociaux, L’Anarcho-syndicaliste analyse le mouvement de grève des jeunes OS à la Saviem à Caen, fin janvier 1968 (65), en précisant quel doit être le rôle et la place des organisations syndicales. « Le syndicat appartient aux travailleurs. C’est à eux de décider en assemblées générales. Les délégués sont là pour appliquer les décisions prises. Les centrales ont un rôle de coordination. Les travailleurs en grève devraient en AG désigner un comité de grève soumis à leur contrôle. Le comité aurait, entre autre, pour mission d’organiser le soutien aux grévistes et la liaison avec l’extérieur, liaisons entre les syndicats, les comités de soutien qui se créent spontanément, avec la population, etc. »66. L’attitude de l’UAS au moment de mai est clairement celle d’un soutien au mouvement radical. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le premier mouvement d’occupation a lieu à Sud Aviation, emmené par un militant de l’OCI, Yvon Rocton67.
Surtout le mouvement de mai va provoquer un renouveau du mouvement libertaire et de nouvelles tentatives d’organisation de celui-ci. Dès novembre 1968, l’UAS envoie un courrier aux différentes composantes du spectre libertaire, afin de coordonner l’activité des anarchistes68. Finalement, une Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste (Asras), puis Alliance syndicaliste (courant syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste d’expression française) est crée le 31 janvier 1970. L’alliance syndicaliste publie un journal, Solidarité ouvrière69. Tout en s’engageant dans ce regroupement, l’UAS insiste sur les divergences qui se manifestent. Dès le numéro d’août de L’Anarcho-syndicaliste (n° 89) est publié un article qui explique les réticences. Intitulé « Gauchistes et anarcho-syndicalistes », cet article avance que « l’un des caractères qui nous différencient des gauchistes c’est que ces derniers rejettent toute tradition, toute idéologie, se refusant par exemple à choisir entre marxisme et anarchie qu’ils estiment dépassés. Dans cet ordre d’idées, il est symptomatique que dans la liste " d’établissements honteux" dont les étudiants gauchistes " exigent la fermeture" (ciné-clubs, Planning familial, etc. […], ne figurent pas les églises […] Il paraît qu’il ne s’agit là que d’une simple omission, puisque, selon eux, la lutte contre le cléricalisme et la religion serait également une " querelle dépassée" ». L’importance du thème de la dénonciation du cléricalisme constitue un trait récurrent, comme l’indique la dénonciation des dignitaires de l’Église quelques années plus tard 70. S’y ajoute également, pour l’UAS, la défense du principe syndical.
Dans ces conditions, on comprend aisément que cette tentative d’unification des forces anarchistes dans le mouvement syndical ait rapidement tourné cours. Après avoir intégré brièvement l’Alliance syndicaliste, l’UAS est reconstituée en septembre 1975 (71). L’Alliance syndicaliste constituera un lieu de regroupement de libertaires essentiellement actifs au sein de la CFDT, laquelle accueille durant une décennie les éléments les plus radicaux issus du mouvement de mai, dont certains parfois issus de FO (72).
L’UAS va concentrer son action sur la critique du projet de Nouvelle société porté par Chaban Delmas et son conseiller social, Jacques Delors. Dès décembre 1969, les contrats de progrès sont dénoncés comme une nouvelle formule tendant à intégrer l’action syndicale et à limiter l’activité contractuelle.
Parallèlement la dénonciation de la CFDT et de son projet renouvelé de Rerum Novarum, de la communauté d’entreprise autogérée prend une ampleur nouvelle, au moment même où certains des partenaires de l’UAS s’engagent plus résolument au sein de la CFDT. Marc Prévotel de son côté publiera en 1980 un article programme « Si l’autogestion était un fascisme rampant ? »73. Auparavant, en 1975 (74), s’en prenant aux écologistes, M. Prévotel avance une défense du rationalisme scientifique et voit derrière la critique du nucléaire la main… des cléricaux : « C’est pourquoi nous affirmons que le savoir, la science, créent leur idéologie propre […], nous répétons qu’ils travestissent les enfants du bon dieu en canards sauvages, en espérant que nous nous laisserons tromper par ce stratagème. Car une telle affirmation […] sert d’abord les cléricaux (et ensuite la classe dominante dont ils ont une fraction […] "Ni Dieu, ni maîtres", implique "ni diable". La fission de l’atome n’est pas une invention du diable ». Le même M. Prévotel consacre une série d’articles (commencé avec le n° 9, 1976, se prolongeant jusqu’au n° 14, mars 1977), consacré à Robert Chapuis, dirigeant du PSU (JEC, MLO, auparavant), qualifié « d’envahisseur ». Cette critique féroce (et un tantinet répétitive75) est aussi une manière de s’opposer à la dynamique de l’Union de la gauche, en particulier en s’opposant aux militants socialistes de FO (en particulier du Ceres) qui souhaitent l’unité d’action avec le bloc CGT-CFDT.
Mais l’intégration, c’est aussi la possible participation des parents aux Conseils d’école mis en place par la réforme Haby. L’ Anarcho-syndicaliste (n° 18-1977) rapporte ainsi conjointement la déclaration d’A. Bergeron « contre les conseils d’ateliers et les conseils d’école », et celle de l’OCI dénonçant la réforme Haby et les conseils d’école, car « la transformation de l’Ecole en "communauté éducative" représenterait une première victoire des autogestionnaires, théoriciens de la participation à la gestion en système capitaliste, dont l’objectif est de désorganiser la classe ouvrière en verrouillant les travailleurs dans des structures néo-corporatistes […] Ce n’est pas pour soumettre leurs enfants à la catéchèse de la " participation"et de la " vie associative", ce n’est pas en vue de la " formation du citoyen" dont rêvent Ceyrac et Belbenoit, que les travailleurs réclamaient l’École il y a cent ans »76.
Si la minorité continue à proposer des motions alternatives au congrès confédéraux, ses résultats chutent au long des années 1970. La motion présentée en 1971 remporte 13,5 %, celle de 1977 n’obtient que 6,9 % des mandats (77), tandis qu’aucune motion n’est déposée pour le congrès de 1980, faisant dire au chroniqueur de L’Année politique, économique et sociale : « Par rapport au congrès de Vichy , les minoritaires semblent volatilisés »78.
Il revient à Alexandre Hébert d’expliquer en toute clarté quelle est l’orientation que développe alors les anarchistes quelques mois avant l’élection de François Mitterrand : « Nous ne combattons pas dans les congrès fédéraux réformistes pour transformer la CGT-FO en " centrale révolutionnaire". Par contre, nous combattons avec fermeté pour que la centrale réformiste reste sur le terrain de la lutte des classes afin qu’elle ne constitue pas, le moment venu, un obstacle à l’action des travailleurs. C’est ce souci qui fixe les limites de nos alliances : en aucun cas les politiciens de tout poil, grands partisans, comme chacun sait, de l’intégration des syndicats dans l’État. C’est aussi, pourquoi, tout compte fait, nous préférons la compagnie d’André Bergeron à celle des émules avoués ou honteux de M. Edmond Maire. Mais parce qu’anarchistes, nous ne partageons pas la vision des réformistes de l’avenir de la société capitaliste, nous nous organisons "à côté et en dehors du syndicat" dans l’UAS, afin de pouvoir éventuellement (dans une situation révolutionnaire qui peut à tout moment surgir de l’état de décomposition de la société capitaliste et de ses institutions) jouer le rôle normalement dévolu à des anarchistes liés à la classe ouvrière. En attendant, nos essayons de mériter la confiance des travailleurs »79. A travers ces paroles, on dispose d’une variation de nature buzzatienne avec son « Désert des Tartares » en quelque sorte, même si J. Salamero offre une version plus active du rôle de l’UAS à cette période : « on en revient toujours indépendance, indépendance, indépendance. Aujourd’hui plus par rapport à l’État que par rapport aux partis politiques en tant que tels. Un autre exemple avec Blondel. Enfin, sur l’essentiel, on était d’accord. On l’a fait monter »80. Le CCN réunit quelques jours après le congrès élit en effet Marc Blondel et Claude Jenet au Bureau confédéral : « ce rajeunissement sans véritable signification politique pourrait cependant exprimer le désir d’une certaine évolution » (Le Monde, 22-23 juin 1980). La situation n’a pas évoluée depuis l’élection de J.-Claude Mailly en 2004.
Conclusion
Ainsi qu’on peut le constater, les libertaires se situent au début des années 80 au cœur de l’appareil de l’organisation. Réduits à une toute petite élite de dirigeants et permanents syndicaux, ils développent une lecture somme toute très orthodoxe du proudhonisme, celle d’un mouvement ouvrier agissant uniquement sur le plan économique, tout en développant son autonomie. Simplement, l’autonomie ouvrière développée au début du siècle par les tenants du syndicalisme révolutionnaire81 se confond dans leurs discours avec l’indépendance de l’organisation. Cette conception « légitimiste » comme la qualifie Karel Yon, qui inscrit la critique dans le respect de « l’ordre des choses », (en premier lieu dans la déconnexion complète entre le social et le politique), amène les libertaires à s’intégrer dans l’appareil de l’organisation pour y développer des pratiques assez peu spécifiques. C’est ainsi qu’à la fin des années 1980 les anarchistes ont pu soutenir de toute leur force l’élection de Marc Blondel contre son adversaire Claude Pitous82.
On peut enfin s’interroger sur ce qui demeure de la spécificité de cette sensibilité syndicaliste révolutionnaire quand on sait que l’UAS anime, depuis 1985, un courant anarcho-syndicaliste dans les courants partisans dirigés par les trotskystes du courant Lambert (MPPT, PT, actuellement POI (83)), et est membre de l’EIT, le regroupement international du courant lambertiste depuis sa création en 1991. Cette alliance avec le partenaire de toujours ne va d’ailleurs pas sans tension au sein du milieu, car certains se refusent à cette orientation. C’est notamment la petite équipe regroupée autour de Serge Mahé qui édite de février 1988 à décembre 2003 une Lettre anarchiste (84). Rien n’illustre mieux les relations nouées entre les syndicalistes révolutionnaires et le courant Lambert que le cas de la « dynastie Hébert ». Alors qu’Alexandre Hébert (85), figure centrale de cette mouvance a participé pendant des années à la direction du courant lambertiste comme « invité permanent », son fils, Patrick, secrétaire général de l’UD-FO 44 est officiellement membre du POI, même s’il n’y exerce pas de responsabilités affichées.
Georges Ubbiali
NDR : en complément lire http://demainlegrandsoir.org/spip.php?page=article&id_article=1397 et l’entretien avec le premier secrétaire général de l’Union Départementale Force Ouvrière d’Indre et Loire (janvier 2012)