Le 21 juin 2019, durant la fête de la musique à Nantes, Steve Maia Caniço tombe dans la Loire et se noie. Selon une reconstitution vidéo obtenue par Disclose, sa chute est liée aux tirs de grenades lacrymogène des forces de l’ordre.
Le 30 juillet 2019, au cœur de l’été, Edouard Philippe prend la parole sur le perron de Matignon. « Il ne peut être établi de lien entre l’intervention de forces de police et la disparition de M. Steve Maia Caniço », déclare le premier ministre. La veille, le corps du jeune homme de 24 ans a été repêché dans la Loire, à Nantes. Il était porté disparu depuis plus d’un mois, à la suite d’une opération de police visant à interrompre une free party organisée pour la fête de la musique, le 21 juin, sur les bords de la Loire.
Au cours de l’intervention, les forces de l’ordre ont fait usage de 33 grenades lacrymogènes, 10 grenades de désencerclement, 12 tirs de Flash-Ball et un tir de Taser.
Devant les caméras, le premier ministre ajoute, rapport de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) à l’appui, que les gardiens de la paix auraient fait face, ce soir-là, à un « rapport de force défavorable ». D’où « l’emploi de moyens lacrymogènes ». Une version reprise par l’Inspection générale de l’administration (IGA), dans un rapport rendu public quelques semaines plus tard, en septembre 2019.
L’intervention des policiers, écrivent les auteurs du rapport, « a été réalisée dans le cadre de la légitime défense ». Et Christophe Castaner, le ministre de l’intérieur de l’époque, de commenter : « Aussi douloureuse que soit cette perte, la vérité est que nul ne peut dire à ce stade avec certitude comment Steve Maia Caniço est mort (…) C’est à la justice d’apporter des réponses. »
4 600 pages de procédure
Le 7 mars dernier, le juge en charge de l’enquête pour « homicide involontaire » a clos son instruction. Disclose a obtenu une pièce maîtresse du dossier : une expertise numérique qui retrace minute par minute les circonstances de la mort de Steve Maia Caniço. Réalisée par l’agence d’expertise indépendante Index, cette reconstitution d’une durée de soixante minutes fait la synthèse des éléments accumulés au cours de l’enquête judiciaire. Soit près de 4 600 pages de procédure, cinq heures de vidéos et trente-trois heures d’échanges radio entre les policiers, le centre d’information et de commandement (CIC) et les services d’urgence.
Conclusion : Steve Maia Caniço est tombé dans la Loire lors de la première charge de la police, à l’endroit du quai où s’est abattue une pluie de grenades lacrymogènes.
« Compte tenu de l’ensemble des données disponibles, il est fortement probable que Monsieur Maia Caniço ait été affecté par du gaz lacrymogène au moment de sa chute dans la Loire », révèle l’expertise. Le lien entre la chute mortelle du jeune homme et « la progression des policiers sur le quai Wilson ne peut être écarté », complète le rapport.
Le 21 juin 2019, comme à chaque fête de la musique à Nantes, des sound systems sont installés sur le quai Wilson. Ce soir-là, comme les années précédentes, les policiers ont pour mission de faire cesser la fête à 4 heures du matin. « On va commencer à faire le tour des sound systems pour leur demander d’arrêter le son », annonce par radio le commissaire Grégoire Chassaing, qui supervise l’opération sur le terrain. Il est 4 heures précises.
Un à un, dans le calme, neuf des DJs installés le long du quai Wilson coupent le son. Un dernier, situé près d’un bâtiment appelé le « bunker », fait durer le plaisir, avant de s’exécuter à son tour, comme en attestent des conversations radios reproduites dans l’expertise obtenue par Disclose : « On a juste un “sound” là, qui a été plus récalcitrant, mais bon, la musique est coupée. »
Peu de temps après, la musique repart. Le morceau Porcherie du groupe Bérurier noir résonne sur le quai Wilson. « Le sound en question, par provocation, a remis la musique. Donc, on va s’organiser et on va y retourner », signale le commissaire Chassaing à Thierry Palermo, alors directeur départemental adjoint de la sécurité publique. Il est 4 h 25.
Avant d’y « retourner », les policiers, situés derrière le bunker, à une trentaine de mètres du DJ, s’équipent de leurs casques et leurs matraques. L’un d’eux tient un chien en laisse. A 4 h 28, le commissaire Chassaing passe un nouvel appel radio : « Une bouteille lancée dans notre direction. »
Devant les enquêteurs, le commissaire a justifié l’emploi des grenades lacrymogènes en expliquant que son équipe faisait face à une agression violente. « A peine commencions-nous à nous équiper que nous avons reçu d’abord quelques projectiles, puis une pluie de projectiles », affirme-t-il sur procès-verbal. Il précise : « C’est là où nous avons dû répliquer par une première salve de grenades lacrymogènes, à destination de ceux qui nous canardaient. » Pourtant, aucun élément recueilli au cours de l’enquête ne vient confirmer cette version des faits.
D’après une vidéo tournée à 4 h 30, au moment où les policiers viennent justement de s’équiper, « aucun jet de projectile n’est visible ou audible » à l’image, note l’expertise judiciaire. Contrairement aux affirmations du commissaire, « la situation est statique », ajoute le rapport.
Il faut attendre 4 h 31 pour que le chef d’équipe annonce un nouveau jet de « projectiles ». Il prévient aussitôt son supérieur : « Utilisation de gaz lacrymogène ».
A 4 h 32, un épais nuage de gaz est visible depuis la caméra de surveillance du quai. Il recouvre une vaste zone entre le bunker et la Loire, là où sont entassés l’écrasante majorité des noctambules. A cet instant précis, le chaos et la panique s’installent.
« Un nuage de lacrymogène s’abat sur le quai Wilson, créant un mouvement de panique impressionnant, rapporte un secouriste de la protection civile dans son rapport daté du 26 juin 2019. Je ne vois quasiment plus rien et ai un mal fou à respirer. Mais je pense à mon équipe et essaye de leur sortir un masque pour les protéger des lacrymogènes. Cela ne sert à rien. La concentration est telle que nous sommes tous livrés à nous-même. »
Une vidéo tournée à 4 h 41 montre la désorientation et l’altération de la vision dont sont victimes les personnes en contact direct du gaz lacrymogène.
Tandis que le nuage se déplace vers la Loire avec l’effet du vent, les policiers continuent leur progression en direction du « sound ». Des voix s’élèvent dans la foule : « Il y a des mecs dans la Loire » ; « Il va y avoir un drame, arrêtez. »
Au même moment, un policier prévient sa hiérarchie : « Deux individus auraient peut-être sauté dans la Loire, à hauteur de notre intervention ». « Envoyez les pompiers et les sauveteurs », martèle un autre.
A l’heure où sont passés ces deux appels radio, Steve Maia Caniço vient tout juste de chuter dans la Loire. Une expertise approfondie du téléphone portable retrouvé dans sa poche indique en effet qu’il a accroché une antenne-relais située en face du quai, à 4 h 33 minutes et 14 secondes.
En plus de Steve Maia Caniço, « quatre autres personnes sont tombées dans le fleuve, en même temps que le premier nuage de gaz lacrymogène recouvrait le quai Wilson », dévoile l’expertise judiciaire. En cause : le gaz lacrymogène.
« J’ai vu une personne courir, je me suis mis aussi à courir, je ne voyais que les pieds de cette personne, relate l’un des témoins interrogés par les enquêteurs. Je ne voyais pas à plus d’un mètre. Tout d’un coup, je n’ai plus [vu] les pieds que je suivais, j’ai continué d’avancer en courant, et je suis tombé dans l’eau. Je n’ai rien compris. »
« Stopper les lacry »
Alexis B. est lui aussi tombé dans la Loire. Aux policiers, il dit avoir été témoin d’une noyade « J’ai vu quelqu’un qui dérivait du pont des Trois Continents en direction de la grue grise, déclare-t-il. Cette personne se débattait (…) Avec mon bras droit, je l’ai attrapé par le vêtement du haut, mais cette personne me tirait vers le fond. Je commençais à couler. J’ai dû lâcher cette personne pour pouvoir ressortir la tête hors de l’eau, respirer et pouvoir me raccrocher sous le quai. »
Trois autres personnes assurent avoir aperçu un individu dériver dans le fleuve au même moment. Ils l’ont suivi sur une distance d’environ 100 mètres, avant de le perdre de vue, comme l’attestent des images de vidéosurveillance enregistrées entre 4 h 37 et 4 h 41.
A 4 h 37, les radios des policiers s’affolent. « Vous stoppez, vous stoppez les moyens lacrymo, en attente de renforts », ordonne le centre de commandement. Le CIC réitère son alerte quelques secondes plus tard : « C’est capté pour le message ? On stoppe, on stoppe les moyens lacrymo en attente des renforts. » A 4 h 40, il exhorte de nouveau les policiers au calme : « On temporise. On temporise, la lacry va direction Loire. »
Malgré les consignes et les chutes de plusieurs personnes dans la Loire, les policiers vont continuer à faire usage de grenades lacrymogènes. Au total, selon l’expertise judiciaire, ce sont sept nuages de gaz lacrymogène qui enveloppent le quai Wilson entre 4 h 32 et 4 h 53. Vingt minutes au cours desquelles Steve Maia Caniço va faire une chute mortelle dans la Loire.
Une conclusion contre laquelle ferraillent les avocats du commissaire Chassaing et de Claude d’Harcourt, l’ancien préfet de Loire-Atlantique, tous deux mis en examen pour « homicide involontaire ». Début mars, leurs conseils ont déposé un recours en nullité contre la reconstitution réalisée par Index, contestant « l’impartialité » de l’organisation.