Je commence par la fin et je donne déjà la conclusion en disant qu’il n’y a aucune solution à la crise énergétique, même pas une « toute petite solution ».
Si une société post-capitaliste émancipée advenait, alors elle cesserait de se préoccuper du problème énergétique ; elle n’irait pas le résoudre en étant « plus rationnelle » et « plus efficiente » avec l’énergie. Une société qui met la rareté à son principe — comme le fait le mode de production capitaliste — s’accule elle-même à devoir toujours plus rationner sa consommation d’énergie, parce qu’elle se rapproche d’une limite absolue. Elle se condamne à s’enfoncer dans une gestion totalitaire des ressources, dans des guerres de sécurisation, dans des crises socio-économiques d’impact croissant… Mais c’est une limite qui fait partie des principes fondateurs de cette société et non de la nature.
La catégorie « énergie » est une catégorie aussi abstraite que la catégorie « travail », et une fois qu’elle est posée au fondement des activités humaines, elle ne peut que s’avancer vers un gouffre, par l’effet même de sa propre logique. J’ai mis longtemps à en prendre la mesure, parce que le discours qui est martelé sur les « limites planétaires » s’impose dans sa fausse évidence, comme si c’était un problème géophysique. Or le vrai problème, ce sont les prémisses du capitalisme, avec lesquelles même les pays dits du socialisme réel n’avaient pas rompu. Si on aligne les uns à côtés des autres les différents scénarios de « transition énergétique » qui se disputent la palme, il saute aux yeux que le discours sous-jacent combine deux tendances contradictoires, présupposant que (1) l’impossible est possible, et en même temps que (2) si jamais malgré tout l’impossible est impossible, alors ce doit être un fait de nature (de nature humaine, de nature géophysique ou d’entropie universelle). De la sorte, les spécificités du mode de production capitaliste n’ont pas besoin d’être examinées.
Premièrement, dans ce débat, chacun nous explique que, le plan d’en face étant impossible, alors le sien propre doit nécessairement être meilleur. Ce raisonnement est fallacieux : ce n’est pas parce que tu as tort qu’il est démontré que j’ai raison. Ainsi, Jean-Marc Jancovici nous explique très bien pourquoi il n’est pas tenable ni économiquement ni écologiquement de couvrir la planète de panneaux solaires ou d’éoliennes ; il me semble qu’on peut tout à fait le suivre là-dessus. Mais les antinucléaires nous rappellent très bien, de leur côté, tous les problèmes économiques et écologiques liés à l’extraction d’uranium, à la construction de centrales nucléaires, à leur entretien, à leur sécurité, à la gestion de leurs déchets, etc. En réalité, chacun ne vise ici qu’à proposer le scénario qui sauverait la civilisation que certains appellent « thermo-industrielle ». Vu le désastre planétaire, il serait certainement un héros. Mais rien ne peut modifier le fait que le pétrole est de plus en plus difficile à obtenir et donc aussi de plus en plus cher à extraire. Il est frappant que la crise énergétique attribuée tout à coup à la guerre en Ukraine sévissait déjà bien avant, toujours attribuée à des raisons diverses : reprise post-pandémique, indexation du prix de l’électricité sur celui du gaz, etc. L’hystérisation de la crise climatique et maintenant la diabolisation de la Russie couvrent opportunément la crise énergétique qui a commencé dans les années 70. On fait comme si cette crise était due à des raisons géopolitiques et comme si nous devions changer nos habitudes pour « sauver le climat », parce qu’il est de plus en plus évident — même si personne ne le dit franchement — qu’aucun scénario de transition ne tient la route, et ce, pas du tout parce qu’on serait « trop lent » à mettre en place la « transition » tant célébrée. Toutes ces explications externes évitent d’aborder le problème de la crise structurelle de l’énergie.
Deuxièmement, étant foncièrement incapables de sauver cette civilisation, ces scénarios ont tous fini par intégrer ce que j’appellerais une « clause de décroissance » et à nous expliquer désormais que, bien sûr, la solution n’ira pas non plus sans économies d’énergie. Cet aspect est relativement nouveau, du moins dans les discours officiels. Il a été formulé pour la première fois dans les années 70 avec le célèbre rapport du Club de Rome, conjointement avec les travaux de Georgescu-Roegen et un certain succès de « l’hypothèse Gaia » bien accordée aux tendances New Age et intégrant la pensée cybernétique. Mais ces travaux sont restés relativement confinés dans les cercles de spécialistes jusqu’à récemment. Il faut vraiment que la situation se soit aggravée pour que la nécessité de la « décroissance » (toujours sélective cependant) soit devenue en si peu de temps — disons en une quinzaine d’années, qui coïncide avec le pic de pétrole conventionnel — un tel lieu commun. Et voilà tout à coup l’engeance écologiste, décroissante, écosocialiste, etc., d’accord avec les technocrates de tous bords pour tenter de faire passer l’infini dans le fini. C’est aussi la pierre angulaire d’un scénario comme Négawatt. On admet qu’avec le niveau de consommation actuelle, il est impossible de continuer ainsi, mais si nous améliorons l’efficacité énergétique, si nous économisons, si nous miniaturisons, si nous recyclons, si nous innovons, etc., alors, nous dit-on, tout sera possible. Cette possibilité est non seulement accrochée à des conjectures farfelues [1], mais surtout elle reste entièrement déterminée par une conception néoclassique de la production en termes de stocks finis faisant l’objet d’une allocation de ressources, et non en termes de processus de production [2], qui sont eux-mêmes pas seulement des processus physiques entropiques indissociables du procès global de production capitaliste.
Troisièmement, la théorie qu’on appelle maintenant la collapsologie (depuis le premier livre de Pablo Servigne et Raphael Stevens en 2015) nous explique pour sa part que nous sommes foutus. Mais bizarrement, le réformisme le plus éhonté et le cynisme du « tout est foutu » font bon ménage. Cette approche repose sur une anthropologie rudimentaire lancée par Jared Diamond, et que veulent bien partager les effondristes libéraux et les effondristes socio-humanistes, fondée sur l’étude de grands empires prémodernes qui ont disparu. Il paraît indéniable que ces derniers ne sauraient constituer pour nous un modèle d’émancipation. Mais il est non moins clair qu’aucun d’eux n’a placé au cœur de son fonctionnement un principe de multiplication abstraite, qui allait peu à peu transformer la totalité du monde matériel en déchet comme une créature en train de s’auto-dévorer (l’image est d´Anselm Jappe). Le succès des collapsologues montre certainement qu’ils ont touché un nerf : ils disent en effet sans détour que cette civilisation ne va pas s’en tirer en continuant à bricoler des arrangements. La seule chose qui nous reste, selon eux, c’est de s’effondrer dans la « solidarité », en somme dans la joie et la bonne humeur [3]. Cependant, ces auteurs ne sortent pas du paradigme géophysique qu’ils dénoncent en manquant précisément le caractère abstrait des processus de combustion thermo-industrielle déclenchés par le mode de production capitaliste.
Le quatrième raisonnement fallacieux et tautologique, et qui représente la version pessimiste du paradigme de l’effondrement, est celui qui explique que les choses sont ainsi parce qu’elles devaient l’être, en raison d’une nature humaine insatiable. Ce postulat est réfuté par le moindre examen historique et anthropologique ; mais surtout, l’idée de nature humaine est elle-même indéfendable en théorie. On ne peut pas expliquer par la « nature humaine » pourquoi quelqu’un est cannibale, pourquoi quelqu’un est bouddhiste ou pourquoi quelqu’un d’autre est trader à Wall Street. Chaque humain de chaque époque ressemble aux rapports sociaux particuliers qu’une société s’est donnée durant un processus historique aveugle. Ces rapports sociaux encadrent les déterminations subjectives inconscientes de l’individu, c’est-à-dire l’éventail restreint des positions qu’il peut prendre et des identifications qui lui sont permises. S’il n’y a pas de révolution clé en main, c’est parce que la crise du capitalisme est planétaire et systémique ; de ce fait, elle est sans dehors et paraît donc sans recours. Mais, comme le dit Marshall Sahlins dans son texte La nature humaine : une illusion occidentale, ce n’est pas du fait de la nature humaine ; c’est tout au plus le résultat d’une histoire contingente qui a fabriqué ses propres conditions de possibilité et d’impossibilité, conditions qui sont elles-mêmes évolutives et ne permettent pas de prédire le futur.
Tous ces raisonnements ont en commun de supposer une réalité incontestable derrière l’idée d’une certaine quantité finie, d’une certaine réserve de matière et d’énergie. Fort de leurs graphiques et de leurs statistiques, ils semblent nous parler du monde matériel. Or cette réalité matérielle découle de l’abstraction qui est posée au départ, et non l’inverse. Autrement dit : une fois qu’on commence à regarder le monde avec des lunettes énergétiques, alors oui, on est irrémédiablement foutus. Seulement le problème n’est pas dans les ressources énergétiques, mais dans ces lunettes. Qu’est-ce qui oblige à regarder le monde avec de telles lunettes et qu’est-ce qui oblige à considérer la nature comme une immense réserve de matériaux à transformer, une réserve limitée, en déplétion inéluctable, et qu’il faudrait économiser, ou bien sur laquelle il faudrait parier des disruptions technologiques mirobolantes et toujours à venir, voire lancer une course contre la montre ?
Cette question est la plus difficile de toutes parce qu’elle nous oblige à réviser entièrement nos catégories. Il ne s’agit plus de bricoler des solutions, même pas la « solidarité » ou la « satisfaction des besoins essentiels » (exigences posées elles aussi de manière aussi abstraite que les processus sociaux dont elles découlent), mais de comprendre comment on a pu en arriver à poser l’ensemble du monde vivant comme un réservoir d’énergie inépuisable. On a cru à la fameuse générosité du soleil qui alimentait l’euphorie du progrès (et son triste jumeau : le pessimisme culturel), mais on a en même temps posé la rareté au principe de toutes les activités humaines. Ce principe ne peut que conduire la totalité du monde vivant vers la déplétion inexorable. En mathématiques, il est possible de faire converger une série infinie avec une série finie. Transposé dans le monde réel, cela ne signifierait rien d’autre qu’une prolongation (relative) de l’agonie. Si on fait durer le processus de décomposition, croit-on, c’est que la fin n’arrivera pas. Eh bien si, à partir des mêmes prémisses, la fin arrivera de toutes façons, qu’elle se produise dans 50 ans ou dans 500 ans. La seule différence serait que, dans le second cas, je serai personnellement épargnée, alors que dans le premier cas, il se pourrait que je sois directement concernée. Mais une durée de vie individuelle n’est pas le bon étalon de mesure ; à l’aune des temps géologiques et de la durée de l’aventure humaine, cela reste une fin fulgurante. Il s’ajoute à ceci que cette prolongation est improbable. Le capitalisme étant caractérisé par une crise fondamentale qui ne fait que s’approfondir, il n’a même pas les moyens de s’offrir du sursis. Il est pris à la gorge par le réel de son propre mythe. Le véritable impossible est donc à cet endroit, mais cela, personne ne le dit dans les scénarios présentés.
Les remarques qui viennent d’être faites partaient d’analyses empiriques. Il reste à expliciter l’articulation de l’abstraction « énergie » avec l’abstraction « travail » et pourquoi selon les mots de Marx, « la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur. » [4] Marx montre que la valeur incorporée dans une marchandise découle du temps de travail moyen socialement nécessaire à sa production. Ce travail est défini par lui comme « travail abstrait ». Mais « la valeur ne porte pas écrit sur le front ce qu’elle est » [5]. Elle n’est pas donnée par la qualité de la chose produite, par sa nécessité, ou par le plaisir au travail, mais par la subsomption de ce travail sous la moyenne sociale de temps nécessaire à sa production. Elle n’est pas non plus donnée par le prix de la marchandise, qui ne reflète que partiellement le travail qu’elle renferme, puisque d’autres facteurs de production et contraintes de marché entrent dans la détermination du prix. Enfin, la valeur n’est pas non plus donnée par l’utilité que j’ai d’une marchandise (sa valeur d’usage). C’est donc une grandeur sociale qui n’est pas directement calculable, mais qui constitue le centre de gravité de toutes les activités économiques sous contrainte de rentabilité concurrentielle. Pour rester concurrentiels, les capitalistes sont obligés de s’approprier un excédent de travail non payé, afin de réinvestir dans le processus de production. Cet excédent est nommé par Marx surtravail et il permet d’obtenir de la survaleur.
Robert Kurz donne du travail abstrait une définition qui parle à l’expérience quotidienne : « De nos jours, la plupart des gens semblent paralysés par cette expression dont le sens est pourtant simple. Le ˝travail abstrait˝ désigne toute activité conduite pour l’argent, où le gain d’argent est le facteur décisif et où, par conséquent, la nature des tâches à effectuer devient relativement indifférente. » [6] Tous les agents individuels du système capitaliste doivent en ce sens contribuer au processus social combiné d’accumulation du capital : sinon ils ne peuvent y survivre individuellement et sont immédiatement balayés par un agent plus performant. C’est le cas du capitaliste, mais c’est aussi le cas du travailleur dont la force de travail est sans arrêt mise en concurrence avec toutes les autres. Ce mode de production fonctionne comme un aiguillon qui ne laisse jamais de trêve à personne — un sacrifice insensé à une cause impersonnelle et abstraite. Ceci constitue la nouveauté du travail sous le capitalisme par rapport à toutes les activités que les humains effectuaient dans le passé. Chacun croit qu’il va travailler et acheter des marchandises avec l’argent gagné « pour satisfaire ses besoins ». En réalité, les marchandises sont produites pour maintenir ce processus en mouvement, sans autre finalité que lui-même. C’est aussi le cas des marchandises immatérielles et intellectuelles, qui sont volontiers perçues comme au-dessus du lot commun parce qu’on s’imagine qu’y entre davantage de liberté, en accord avec la promotion moderne de la conscience de soi et de la pensée comme siège de la subjectivité.
La théorie néoclassique balaye la théorie de la valeur-travail formulée par les précurseurs de l’économie politique jusqu’à Marx, pour considérer le travail comme l’une des deux variables principales entrant, pour chaque unité de production, dans son estimation du « taux marginal de substitution technique ». Cette approche suppose une combinaison optimale de facteurs de production, à déterminer dans chaque cas, et qui, du point de vue de la fonction de production individuelle, considère le « travail vivant » et le « travail mort » comme substituables. Le rôle spécifique du travail dans la production de valeur est escamoté. Il n’est pas entièrement ignoré, sinon on ne passerait pas son temps à déplorer le taux de chômage, mais il est compris sous la catégorie de la création de pouvoir d’achat. Mais, au mépris des analyses marxiennes sur la création de valeur exclusivement tirée du surtravail effectué dans les secteurs productifs, l’analyse économique standard a développé une théorie dite subjective de la valeur qui la fait dépendre de la vente de la production sur le marché, que Marx appelle réalisation de la valeur créée dans le processus de production. Le modèle marxien insiste donc sur une grandeur sociale qui organise dans le dos des individus l’ensemble de la production capitaliste. Le modèle économique standard, lui, est centré sur le modèle de l’équilibre de l’offre et de la demande et les mécanismes de formation des prix.
Quel rapport avec l’énergie ? Né au cours de la première révolution industrielle, le concept d’énergie théorise la conservation d’une certaine grandeur au cours de la transformation d’état d’un système clos (c’est la première loi de la thermodynamique) et la dégradation de la qualité de l’énergie ou de son utilisabilité dans les systèmes réels qui sont ouverts ou fermés (c’est la deuxième loi). Sa découverte marque le début de la recherche sur l’amélioration du rendement de la machine à vapeur.
Le paradigme énergétiste suppose l’affirmation moniste « de tout un spectre de formes d’énergie différentes, qui sont toutes mutuellement convertibles » [7] mais dont le substrat, qui est une grandeur abstraite, ne change pas. « Le travail physique de la machine entre dans la conscience théorique et est codifié en tant que valeur pertinente au moment où cette machine est technologiquement en mesure de remplacer la force de travail de l’homme. » [8] Cette coïncidence historique entre la promotion du travail économique et celle du travail en physique n’est pas fortuite. L’univers entier commence à être considéré comme une machine au travail dont tous les processus de travail, humains et non humains, doivent être optimisés. Cette vision du monde émerge de la réalité des rapports de production, qui, comme on l’a dit, implique nécessairement la substitution croissante de travail humain par le travail des machines, afin pour le détenteur des moyens de production de rester compétitif. On est donc posé en face d’une contradiction insurmontable : pour se maintenir sur le marché, le capitaliste individuel est obligé d’avoir toujours une longueur d’avance sur ses concurrents en termes d’innovations techniques, jusqu’à ce que la nouvelle technologie se généralise. Cela pousse globalement le capitalisme à remplacer toujours plus les secteurs-clés du travail productif par celui des machines [9]. Mais en même temps, cette logique conduit à l’épuisement de la création de valeur sans laquelle l’ensemble de la société est de moins en moins capable de se reproduire et fabrique de plus en plus d’exclus.
Le remplacement du travail humain par celui des machines et l’affolement technologique qui s’en suivent s’enracinent dans cette contradiction. Ce n’est pas une fatalité anthropique, c’est une caractéristique du capital : « La machinerie est un moyen pour produire de la survaleur. » [10] La « contradiction en procès » conduit le capitalisme au bord du précipice en enclenchant son expansion planétaire, la destruction de toutes les sociétés précapitalistes, l’extraction effrénée des ressources et un rythme de production démentiel. Au-delà des approvisionnements limités de ressources qui font parfois la une des journaux, ce processus lui-même a un coût énergétique ; il transforme toute vie et toute chose en déchet, c’est-à-dire, en termes thermodynamiques, en haute entropie (une énergie de moins en moins utilisable). La thermodynamique, apparue à l’intérieur du capitalisme, théorise à la fois la substituabilité abstraite sur laquelle repose ce mode de production et l’impossibilité du mouvement perpétuel, c’est-à-dire la limite infranchissable sur laquelle le système se fracasse. La dépense d’énergie abstraite constitue le moment unitaire de la substitution technique à l’œuvre dans la contradiction dynamique du capital. La crise énergétique est la conséquence directe et inéluctable de cette logique. Replacées dans le rapport social qui les organise, il n’est plus possible d’isoler l’abstraction « énergie » de l’abstraction « travail » et il faut admettre qu’elles sont toutes deux des créations de la modernité.
Il n’est donc pas possible de résoudre la crise énergétique, ni dans le capitalisme, ni hors du capitalisme, en se référant à des catégories de limitation morale et d’économie des ressources. Actuellement, tout converge vers l’idée de rationnement énergétique des consommateurs (smart cities, carte carbone, crédit social, etc.). Cette évolution — qui ne résoudra même pas la crise énergétique mais, au mieux, pourrait prolonger l’agonie du système — constitue nullement une solution, mais un enfoncement collectif dans la même impasse.
Les catégories d’efficience, de rationalisation, de sobriété, d’optimisation, etc. sont toutes dérivées de l’abstraction « énergie » et sont indissociables d’une autre abstraction liée aux deux précédentes, celle de la forme-sujet moderne. Le marxisme traditionnel, le socialisme, l’écologisme, l’écosocialisme, maintiennent l’idée d’un sujet qui, débarrassé de la logique d’accumulation, pourrait, sur des bases identiques, se réapproprier les technologies développées sous le capitalisme et en faire un « bon usage ». Ce sujet pourrait, moyennant une planification « communiste », décider « librement » les bons seuils, les bonnes quantités, les vrais besoins, la juste répartition, etc. Or cette chose n’a jamais existé et n’existera jamais. Si certaines sociétés — et pas toutes — ont eu un usage raisonnable de leurs ressources, c’est pour deux raisons : d’une part parce qu’elles étaient mues par d’autres finalités (symboliques et religieuses) que celles du « besoin » immédiat et de l’accumulation de biens, et d’autre part parce qu’elles produisaient sans intermédiaire et sur de petites échelles ce qui était nécessaire à leur subsistance ; elles avaient donc une expérience directe des conséquences de leurs activités : elles en étaient les premières affectées. Ces deux conditions encadrent la possibilité d’un usage parcimonieux et responsable des ressources.
Dans le contexte d’aujourd’hui, la possibilité de telles conditions paraît verrouillée. Beaucoup les considèrent comme un insupportable retour vers le passé, bien qu’elles se déploieraient forcément dans un contexte pratique et symbolique totalement modifié. Mais cet obstacle fétichiste ne doit en aucun cas justifier de laisser croire qu’il serait possible de sortir du capitalisme et d’inventer un monde émancipé tout en maintenant le même mode de production seulement mis « entre de bonnes mains » : infrastructures globalisées, division internationale du travail, échanges monétaires, planification étatique ou supra-étatique, technologies et besoins matériels modernes (c’est-à-dire déterminés par l’état de la production capitaliste que nous avons sous les yeux)…
Parmi d’innombrables propositions opaques sur leurs propres présupposés, je cite celle de l’écosocialiste Daniel Tanuro dans son livre Trop tard pour être pessimiste ! (2020) : il s’agit de réaliser « la perspective socialiste d’une société débarrassée de l’argent, de la propriété privée des moyens de production, de la concurrence, des États, de leurs armées, de leurs polices et de leurs frontières. Une société dans laquelle le travail abstrait, en miettes et sans qualités, disparaît au profit de l’activité concrète, créatrice de valeurs d’usage, porteuse de sens, génératrice de reconnaissance sociale et de réalisation personnelle. Une société qui abolit la distinction entre travail manuel et intellectuel. Une société organisée en communautés autogérées, coordonnées de façon souple et démocratique par des délégué·es bénévoles et révocables. Une société qui a la maîtrise du temps, dans laquelle la pensée et les relations sociales – la coopération, le jeu, l’amour, le soin – sont la vraie richesse humaine. » Comment réaliser ce formidable projet ? D’abord, nous dit l’auteur, par la « conquête du pouvoir politique » de la part des exploités et des opprimés. (Nous pensions que cette carte avait déjà été historiquement jouée et décrédibilisée à jamais, mais Tanuro se contente de mettre en garde contre la bureaucratie soviétique et l’accaparement du pouvoir par une couche de « privilégiés ».) Et à quoi devrait servir cette conquête ? « Tout en réduisant la transformation et le transport de matières, le plan doit saturer la demande en biens et services répondant aux besoins fondamentaux, ce qui implique obligatoirement le partage des richesses et une réorientation profonde de l’appareil productif. (…) La mobilisation, la conscientisation, la responsabilisation, l’auto-activité et le droit au contrôle de toutes sur les plans mondial, régional, national et local sont une condition de succès (…) D’une part, il n’y a pas de réelle démocratie sans décentralisation et lutte contre les phénomènes bureaucratiques. D’autre part, la planification doit être mondiale… Les technologies énergétiques renouvelables peuvent aider à surmonter cette contradiction : elles se prêtent particulièrement bien à la décentralisation — celle-ci est même indispensable à leur mise en œuvre efficace — donc à une gestion par les communautés. »
Cette proposition définit donc l’émancipation sur la base des « bonnes décisions » opérées par les « bonnes personnes » ; elle ne fait que reconduire l’illusion subjectiviste moderne (mise en pièces par la psychanalyse). Bien que Tanuro analyse la responsabilité du capitalisme dans la situation présente et fustige le capitalisme vert, sa proposition négocie le maintien des infrastructures héritées du capitalisme mais « réorientées », sans s’interroger en détail sur la réalité concrète de la production capitaliste – toute la faute étant rejetée sur « l’accumulation capitaliste », laquelle est pourtant constituée à la fois d’une face abstraite et d’une face concrète qui sont inséparables l’une de l’autre. Lorsque les catégories du capital (marchandise, argent, travail, État, valeur) sont critiquées par Tanuro, c’est tout de même comme si on pouvait les reprendre autrement dans un énième « scénario de transition ». Lorsqu’il affirme qu’il « n’y a pas de nucléaire ou d´OGM écosocialiste », on ne comprend absolument pas en quoi les éoliennes et le dentifrice seront davantage écosocialistes. C’est pourquoi sa proposition fait le grand écart entre planification mondiale et « démocratie » locale en ignorant que les énergies renouvelables — présentées partout comme la nouvelle panacée — ne sont ni écologiques, ni équitables, ni décentralisées, si l’on prend en considération les problèmes de production des dispositifs de conversion, de place où les installer, d’intermittence, de stockage, etc. À rebours de cette proposition, il faut dire qu’il n’y a pas d’émancipation sur la base d’une justice distributive abstraite, universelle et planifiée par le haut. Les énergies renouvelables sont en fait en parfaite accointance avec la gestion cybernétique du monde par laquelle le capitalisme averti de son entropie inexorable tente de se survivre à lui-même ; ladite « décentralisation » n’y est justement qu’un appendice de la centralisation.
L’invocation d’une rationalité spontanée des humains « libérés du capital » est l’ultime supercherie de la subjectivité bourgeoise qui ne veut rien lâcher ni des promesses du capitalisme, ni de la promotion du sujet comme instance imaginaire d’organisation du monde. En réalité, cette subjectivité qui croit pouvoir refaire le monde à partir de son propre apriori est elle-même menée par le bout du nez par son propre monde. Certaines conditions sociales impliquent certaines conséquences qui sont largement en dehors de sa maîtrise. La seule chose que nous pouvons examiner, c’est quelles conditions entraînent quelles conséquences. Nous n’avons jamais accès qu’à des effets (qui ouvrent la voie à une théorie du symptôme). Un monde émancipé serait un monde dont les conditions pratiques minimales d’émancipation sont remplies et non un monde dans lequel les humains seraient subitement meilleurs moralement parce qu’on aurait bouté dehors les spéculateurs et les capitalistes. Il ne s’agit pas de reconquérir une position de décision surplombante sur le monde et la nature, miraculeusement « libérée ». Une telle conception reste, sans le savoir, déterminée par la domination virile sur soi-même qui semble impliquer qu’on est capable de prendre abstraitement les « bonnes décisions », si seulement on nous laisse participer à ces décisions. Je serais bien incapable de prendre une position avisée sur des problèmes d’envergure globale qui impliquent des quantités de niveaux interpénétrés et concernent tant de gens et de situations que j’ignore ; c’est aussi ce qui me fait dire qu’il n’y a pas de solution au problème énergétique, car il reflète l’impasse d’une conception systémique du monde, où chaque individu écrasé entretient l’idée de se hausser au point de vue global tout en étant ravalé à un simple point du système. Je partage cette limitation radicale avec mes contemporains et tous les décideurs politiques, dont il est patent qu’ils ne savent pas ce qu’ils font et qu’ils ne comprennent pas davantage les problèmes fondamentaux de la science et de la société que tout un chacun ; je ne vois pas davantage comment un scientifique occupé tout son temps à perfectionner des recherches de détail pourrait raisonnablement se prononcer sur les conséquences globales de son acte. Ce type de limite ne peut pas être compensé par une meilleure éducation populaire ni par une agrégation exponentielle de données par le big data, puisqu’elle a à voir avec la position du sujet dans le système. Laisser croire que la participation « démocratique » aux décisions politiques surmonterait cette limite n’est donc rien d’autre que de la démagogie populiste. On ne peut « participer » utilement qu’à la discussion portant sur ce dans quoi on est déjà engagé au sein de rapports matériels déterminés.
A rebours du dualisme moderne, la condition d’émancipation n’est donc ni de nature morale ou cognitive, ni de nature matérialiste (au sens de la satisfaction de besoins définis abstraitement), mais de nature strictement politique (entendu au sens de la constitution d’un nouveau rapport social) : il s’agirait de se réapproprier, à une échelle de proximité, les conditions qui permettent l’implication sensible et symbolique de chacun dans la reproduction collective. Les formes sociales qui s’y inventeraient sont forcément diverses, imprédictibles et non planifiables. La production industrielle y serait certainement de facto rendue obsolète, et avec elle tomberait l’énergie comme problème. Il faut admettre que nous sommes infiniment éloignés d’une telle issue et qu’on ne peut pas militer abstraitement et frontalement contre la production industrielle, sans faire le détour par ses catégories constituantes. La tâche primordiale semble donc d’en déployer les articulations et d’en faire apparaître les contradictions et les impossibilités intrinsèques.
Sandrine Aumercier, juin 2022
Ce texte constitue la version écrite de la présentation du livre Le mur énergétique du capital (éditions Crise & Critique) qui a été faîte à Mille bâbords (61, rue Consolat, 13001 Marseille) le 5 juin 2022.