Le 15 décembre 2021 la “Plateforme communiste libertaire en construction” publia un texte intitulé “Nous quittons l’UCL pour des motifs politiques”1. On savait depuis un bon moment que la situation n’était pas au beau fixe au sein d’Alternative libertaire, puis au sein de l’UCL après la fusion avec des groupes de la CGA. Il importe peu que cette fusion ait pu aggraver les problèmes au sein de la nouvelle organisation, les nouveaux arrivants ayant pu amener avec eux leurs propres questionnements. Les “partants” se présentent comme des militants de longue date, parfois depuis plus de quarante ans pour certains, ce qui suggère implicitement qu’il existerait une coupure(générationnelle ?) avec les militants les plus jeunes.
Il y a 34 signataires à ce texte, chiffre qui ne comptabilise sans doute pas ceux qui sont déjà partis et ceux qui vont partir. Leur constat est que les “relations humaines” sont malmenées dans l’Union Communiste libertaire, créée il y a deux ans, et que les “textes fondateurs” ne sont plus respectés. L’organisation, devenue une “fin en soi” aurait opéré une “rupture avec toute perspective révolutionnaire”. En bref, “l’évolution de l’UCL met à mal le projet communiste-libertaire” : l’accusation est extrêmement grave.
Quel est le contenu de cette accusation ?
Le débat n’est plus nourri par des points de vue politiques mais se manifeste par des “anathèmes à partir d’une essentialisation des militant.es”2. Ce n’est plus le contenu de ce qui est exprimé qui est retenu, mais la personne qui s’exprime, en fonction de “la couleur de sa peau, son âge, son genre, etc.” On peut en conclure que le discours de certaines personnes définies par le degré de leur “oppression”, réelle ou ressentie, a plus de valeur, mérite plus d’attention que celui d’une personne qui est supposée n’être victime d’aucune “oppression” — et le pas est vite franchi pour ranger cette personne dans le camp des oppresseurs, non par par l’action qu’elle pourrait exercer mais pour son simple être.
Ainsi peut-on lire :
“Seul l’antipatriarcat ‘post-moderniste’ semble avoir le vent en poupe et constitue de fait un bureau politique qui ne dit pas son nom, minorant ainsi la parole des militantes qui portent une approche et une méthodologie autres. Le genre est en effet devenu le prisme de tout change. Les camarades hommes hétérosexuels sont, notamment, soumis à une critique permanente du simple fait de ce qu’ils sont, quel que soit leur engagement concret dans la lutte pour l’égalité des droits, y compris dans leur viequotidienne.”
Précisément, pour les démissionnaires de l’UCL, “les personnes doivent être reconnues dans leurs propos et leurs actes, et non par la liste des dominations vécues.
Quant aux vécus et aux ressentis, s’ils ont une place, ils ne justifient pas l’imposition d’une ligne politique.”
J’avoue être plutôt effaré de lire tout cela. Etant un vieux briscard, sans doute à peu près de la même génération que bien des démissionnaires de l’UCL puisque je suis dans le mouvement libertaire depuis 50 ans, j’ai connu l’UTCL et toute son évolution jusqu’à Alternative libertaire et je ne me serais jamais imaginé que cette organisation qui prônait la rigueur, la discipline etc., selon les préceptes du “Plateformisme” s’effondre comme un soufflet au fromage. Je suis extrêmement étonné que ceux qui étaient jadis les partisans les plus fermes du plateformisme en soient arrivés à être poussés hors de leur organisation par des gens qui représentaient autrefois ceux-là mêmes qu’ils méprisaient : on les appelait alors les “anarchistes style de vie” (lifestyle anarchists comme disent les plateformistes américains), auxquels la Fédération anarchiste était abusivement assimilée, devenus aujourd’hui des partisans de la forme la plus caricaturale du “wokisme” (comme disent encore les Américains).
Précisément, les camarades démissionnaires écrivent dans leur document que “Le plate-formisme, à l’origine fondé pour tirer les conséquences de l’échec total des mouvements anarchistes pendant la révolution russe, est indispensable en ces mauvais temps”.
Ce n’est un secret pour personne je ne suis jamais tombé dans l’hystérie anti-plateformiste qui frappe malheureusement certains anarchistes, qui n’ont sans doute pas pris la peine de lire sérieusement le document fondateur de ce courant. En lisant les statuts de la CGT-SR, ceux des anarchistes qui ont des états d’âme dès qu’on parle de discipline ou d’appliquer les décisions prises seraient bien plus horrifiés. Ou les statuts de n’importe quel syndicat, d’ailleurs. La plateforme d’Archinov est un document qui date de presque cent ans et c’est une relique historique qui me paraît un peu obsolète aujourd’hui. Même chose pour la “Synthèse anarchiste”, d’ailleurs, que la FA ne pratique plus depuis longtemps.
D’ailleurs, les partisans de la Plateforme d’Archinov qui dominaient dans Alternative libertaire ne semblent eux-mêmes pas avoir su “tirer les conséquences de l’échec” de leur propre organisation et n’ont pas su trouver dans la Plateforme les moyens d’éviter cet échec — ce qui ne parle pas précisément en faveur de ladite Plateforme. Sauf à penser que la fusion d’AL avec la CGA fut un moyen de marginaliser les “vétérans-lutte des classes” de l’ex-UTCL en créant de l’espace pour les partisans des théories wokistes à la mode.
Si l’idéologie woke a légitimement pour vocation de s’intéresser aux gens sensibles aux injustices sociales et aux iniquités raciales, rappelons que ces questions sont au fondement même de l’anarchisme. Malheureusement cette idéologie woke, qui a enveloppé l’UCL de son aile envahissante, se fonde, elle, sur le rejet du principe de lutte des classes, qui est lui aussi un des principes de base de l’anarchisme. Ce dont les démissionnaires de l’UCL sont bien sûr parfaitement au courant puisqu’ils écrivent que dans l’UCL d’aujourd’hui, “la lutte de classes est systématiquement opposée à ‘l’intersectionnalité’, alors que pour nous toutes les luttes doivent être articulées ensemble”, ce qui me semble aller de soi.
L’explication de la fracture qui a provoqué les démissions n’est peut-être pas politique mais sociologique : pour que la lutte des classes apparaisse comme évidente à une personne, encore faut-il que celle-ci soit dans une position de la vivre dans son quotidien. La personne qui ne vit pas une relation d’exploitation et qui veut apparaître comme “radicale” se voit confinée dans “des discours prétendument radicaux”, comme le dit le document des démissionnaires de l’UCL, parce qu’elles n’ont pas d’“engagements concrets en lien direct avec les classes populaires”. Ce qui est peut-être une façon allusive de dire que ceux des membres de l’UCL qui ont provoqué les démissions sont des petits-bourgeois : n’est-ce pas ce qui est exprimé lorsqu’on lit que “dans l’UCL s’expriment dorénavant surtout celles et ceux qui sont maîtres du temps”.
Comment cette organisation en est-elle arrivée à instaurer un terrorisme intellectuel tel que ceux qui ne sont pas “maîtres du temps” (en résumé ceux qui bossent par opposition à ceux qui ont du loisir) n’ont pas d’autre choix que “de subir l’opprobre public, de s’autocensurer ou de se taire”, ou de se voir accuser sans fondement “de racisme ou d’antisémitisme, de sexisme, de complicité de la culture du viol, de transphobie, de validisme, de putophobie” ? (Les chauves passeraient-ils au travers de ces catégorisations ?).
L’insistance lancinante sur d’innombrables micro-luttes partielles présentées comme essentielles conduit à oblitérer le fait que les prolétaires, au sens où l’entendait la CGT-SR dans les années 30, ont des intérêts communs et que la lutte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression ne peut avoir d’efficacité que si elle est globale. Cette insistance lancinante sur d’innombrables micro-luttes partielles conduit aussi les victimes d’une “oppression” déterminée à récuser aux tenants d’une autre “oppression” le droit de se dire opprimés. Notons que dans ce débat, on parle beaucoup plus d’opprimés que d’exploités.
Enfin, la question de la religion. Les démissionnaires de l’UCL nous disent que “la critique de toutes les religions, incarnée depuis toujours par le mouvement libertaire, [...] est devenue tabou et donne même lieu à des accusations de racisme lorsqu’elle est proposée, alors que le Manifeste de l’UCL rappelle son engagement à défendre ‘un projet de société libéré de l’aliénation religieuse’.” Il y a eu un peu le même problème à la FA, sans que cela ne prenne une importance disproportionnée. Un de ces camarades que les démissionnaires de l’UCL présentent comme “maître du temps”, autrement dit ayant du loisir, a tenté il y a quelques années d’introduire dans la FA la relativisation de l’importance de la religion, le refus de critiquer l’islam, etc., mais ça a fait long feu.
Mais là, on a affaire à un problème général, je dirais même international : depuis des années, on constate une sorte de laxisme dans le mouvement libertaire sur la question de la religion, alors que le problème est extrêmement clair : être anarchiste, c’est être athée.
La croyance en Dieu, c’est-à-dire en un être placé au-dessus de nous et qui nous est supérieur, est une aliénation. Être anarchiste, c’est être opposé à l’aliénation économique du capital, à l’aliénation politique de l’État et l’aliénation religieuse de Dieu. Or nombre d’anarchistes d’aujourd’hui tendent à relâcher la pression sur l’aliénation religieuse, jusqu’à considérer qu’il n’est pas contraire aux principes de l’anarchisme d’accepter l’adhésion de croyants dans l’organisation. Ces camarades ne semblent pas capables de faire la distinction entre l’organisation spécifique, fondée sur des principes, dont l’athéisme, et l’organisation de masse rassemblant les exploités et opprimés sans distinction de croyance. Ils ont l’air de penser que parce qu’on est athées, on ne peut militer côte à côte avec des croyants. C’est évidemment idiot.
Ce relâchement est particulièrement visible s’agissant de l’islam : sous prétexte que ce serait la “religion des opprimés”, on n’aurait pas le droit de la critiquer. Il ne vient pas à l’esprit de ces camarades que si c’est la religion des opprimés, c’est une religion qui les opprime d’autant plus. Aussi ces anarchistes-là s’efforcent-ils de défendre les femmes qui portent le voile plutôt que de défendre ces innombrables femmes qui ne veulent pas le porter. Comment concevoir le cas de figure où dans une organisation anarchiste il y ait des femmes qui portent le voile mais également des femmes qui se battent pour ne pas le porter ? L’organisation anarchiste ne serait-elle pas plus fondée à faire adhérer des femmes de culture musulmane qui se battent contre le port du voile ?
Il y avait une forme de démagogie dans l’attitude de l’UCL lorsqu’elle s’est constituée comme partie prenante dans l’organisation de la manifestation du 10 novembre 2019 contre l’islamophobie. Précisons que ce n’est pas d’avoir appelé à manifester contre le racisme anti-arabe qui était contestable, mais aux côtés de qui l’UCL a appelé : des organisations fondamentalistes islamiques notoires. Ce fut, il faut dire, une faute politique très grave, un piège dans lequel la FA n’est pas tombée. La liste des organisations ou personnalités islamistes signataires de cet appel avait été publiée sur une liste interne de la FA, avec un curriculum de chaque signataire, et le résultat était consternant : l’UCL s’était clairement compromise avec des ennemis de classe.
Un texte avait circulé en interne dans la FA, dans lequel on pouvait lire : “L’Union communiste libertaire et le Nouveau parti anticapitaliste n’ont pas simplement mis leur signature, parmi d’autres, en bas d’un appel : ces organisations sont À L’INITIATIVE d’un appel aux côtés l’organisations dont les objectifs sont à l’exact opposé de nos objectifs d’émancipation humaine. Le choix fait par l’UCL de signer cet appel avec le NPA montre d’une part que les habitudes de suivisme de l’ex-Alternative libertaire n’ont pas été abandonnées, d’autre part que l’UCL persiste dans le désir de se fondre dans le magma de la ’gauche radicale’ dans l’espoir de s’y faire une place, quitte à renier toute perspective libertaire.”
Il est cocasse de constater que l’organisation désignée par tous les plateformistes de la planète comme étant “lifestyle”, “folklorique” et théoriquement inconsistante ait pu faire preuve d’une clairvoyance politique aussi aiguë. J’aimerais savoir quelle avait été la position des 34 démissionnaires d’aujourd’hui sur cette affaire.
Les démissionnaires de l’UCL disent, concernant l’islamophobie, qu’ils “ne sont pas dupes” par rapport à l’islamophobie. Il serait intéressant de savoir précisément ce qu’ils entendent par là. La plupart des militants de la FA sont très réticents par rapport à ce terme, qui est une forme détournée pour désigner le racisme anti-arabe, mais qui présente pour les islamistes l’avantage considérable de confessionaliser ce racisme, un piège dans lequel nos bons camarades de la “gauche radicale”, du NPA et de l’UCL qui ne le suivait jamais de bien loin, sont tombés à pieds joints.
Dans les périodes de crise, de régression de la pensée critique et d’expansion de la réaction, les militants révolutionnaires peuvent en arriver à douter de leurs convictions athées et matérialistes et, par souci de conformisme, ils finissent par se demander s’il n’y a pas un peu de vrai dans le discours de la réaction triomphante dont ils finissent par être imprégnés. J’ai fortement l’impression qu’on est dans cette ce cas de figure aujourd’hui.
L’imprégnation du religieux est tellement forte que certains camarades en arrivent à relativiser l’importance de l’athéisme dans le fondement doctrinal de l’anarchisme par crainte de se trouver marginalisés alors même que dans ces périodes de recul il faut affirmer clairement nos principes. Mais en réalité le religieux ne semble fort aujourd’hui que parce qu’il est extrêmement bruyant, et les militants de la gauche dite radicale se laissent impressionner par ce bruit alors que les enquêtes montrent que seul un tiers des Français croient aujourd’hui en Dieu.
Il me semble que la lutte contre le racisme anti-arabe sous la forme confessionalisée de lutte contre l’islamophobie est une manière pour une certaine gauche, y compris anarchiste, de se trouver un prolétariat de substitution auquel accrocher sa mauvaiseconscience de petits bourgeois.
Je ne suis plus à la FA depuis plus d’un an. Je ne l’ai pas quittée en claquant la porte, je ne l’ai pas quittée parce que j’avais des divergences insurmontables avec elle, je l’ai quittée simplement pour prendre ma retraite de militant en conservant d’excellentes relations avec mes anciens camarades. La FA a des défauts, cela va de soi, mais j’imagine mal qu’elle puisse être confisquée par une bande d’hurluberlus développant des théories fumeuses, en partie parce que je trouve que la plupart des camarades ont le sens de réalités et raisonnent sainement, mais aussi parce que ses structures ne le permettraient pas. Nos camarades de l’UCL devraient y réfléchir, dont les convictions plateformistes n’ont pas été capables d’empêcher les dérives de leur organisation.
Je pense que personne à la FA, et surtout pas moi, ne se réjouit de ce qui se passe.
Deux ans après une fusion à laquelle la FA s’est tenue prudemment à l’écart mais qui aurait pu être potentiellement prometteuse, des militants parmi les plus expérimentés de cette nouvelle organisation démissionnent. J’espère que ceux qui sont restés à l’UCL tenteront de comprendre les causes de cet échec et ne se limiteront pas à dire : “Bon débarras”.
Il ne fait pas de doute que le mouvement libertaire ne fera pas la révolution tout seul : si un grand bouleversement social a lieu, il devra compter avec la présence d’autres organisations, voire d’autres projets politiques, faire des compromis et contracter des alliances. La question reste de savoir quel type d’entente il sera possible de trouver avec une organisation présentant les caractéristiques de ce que l’UCL sera devenue lorsque tous les militants qui ont la même analyse que celle des 34 démissionnaires seront partis.
Depuis toujours, les anarchistes pensent que l’action militante quotidienne devrait être la préfiguration du modèle de société émancipée qu’ils entendent bâtir. Il est possible que la lutte des classes dans les formes qu’elle adopte aujourd’hui suscite des formes de lutte et d’organisation qui ne correspondent plus aux schémas auxquels nous étions habitués (ce processus a d’ailleurs largement commencé, selon moi) et que les combats de l’avenir se feront en dehors des organisations libertaires “traditionnelles”, sans les militants qui s’accrochent à des schémas dépassés ou ceux qui s’engagent dans des combats disséminés.
Une société libertaire est une société fonctionnant de manière libertaire, non une société peuplée exclusivement de libertaires “purs jus”. Il est évident que nous vivons aujourd’hui une période de régression de la pensée critique, de défaites sur le front des luttes sociales. On pense à ce que disait Bakounine dans sa dernière lettre à Elisée Reclus, peu avant as mort. Il parle des “ terribles défaites dont nous avons été les plus ou moins coupables victimes” ; il constate que lorsque “la pensée, l’espérance et la passion révolutionnaires [...] ne se trouvent absolument pas dans les masses”, on ne peut rien faire. Pourtant, comme après l’écrasement de la Commune qui a instauré une chape de plomb sur la classe ouvrière, le feu couve encore sous la braise, les luttes continuent, les grèves se multiplient, l’organisation ouvrière résiste.
Plutôt que de se focaliser sur les patriotismes d’organisation et de rêver à une grande organisation anarchiste spécifique qui ne ferait au fond que reproduire les dérives de la société globale, les militants et militantes qui aujourd’hui comprennent la nécessité de continuer la lutte devraient plus modestement se regrouper là où se trouvent les exploités et les opprimés. Peut-être est-il temps de revenir aux fondements de ce qui constitua l’anarchisme de la Première internationale et de l’Alliance bakouninienne : un anarchisme profondément impliqué dans les luttes ouvrières, dans la lutte des classes.
René Berthier
Cercle d’Etudes libertaires Gaston-Leval