Cette étude a été rédigée essentiellement à partir des documents de la série M4 des Archives Départementales du Finistère. Cette série qui rassemble les documents relatifs aux anarchistes dans le Finistère de 1879 à 1935, est constituée de rapports de police, de rapports du sous-préfet de Brest et du préfet du Finistère au ministre de l’Intérieur, de circulaires et de télégrammes pour recherches et surveillances et enfin des dossiers individuels des anarchistes originaires ou de passage dans le Finistère. On y trouve également un certain nombre de tracts, libelles ou affiches collectés par les services de police. Par ailleurs, l’ouvrage de Jean MAITRON, « Le mouvement anarchiste en France des origines à 1914 » (Paris, 1975), nous a permis de replacer cette étude dans le contexte plus général du développement du mouvement anarchiste à la même époque. Qu’il nous soit permis d’insister ici sur le caractère particulier des archives utilisées -archives policières- et donc sur les limites de cette étude qui est autant une narration des débuts de l’anarchisme à Brest qu’une description des méthodes policières et de la façon dont la police -et par contre coup, la bourgeoisie brestoise- percevait les anarchistes et au-delà, la classe laborieuse. Le mépris est sous-jacent dans beaucoup de rapports de police qui insistent à l’envie sur la paresse ou l’ivrognerie supposées des anarchistes, sur leur passé de repris de justice, voire sur leur état mental ou même sur le caractère « complaisant » de leurs compagnes…Quoiqu’il en soit, ces archives sont d’une importance capitale puisqu’elles constituent quasiment la seule source de connaissance des débuts de l’anarchisme militant à Brest (de l’anarchisme et non du syndicalisme révolutionnaire, les deux étant souvent confondus à Brest). Les rapports de police reproduits partiellement ou en totalité dans cette étude le sont avec leurs imperfections, fautes de rédaction ou de style.
Les frémissements…
Il est difficile de dater précisément l’apparition de l’anarchisme à Brest. Notons tout d’abord que parmi les fondateurs de la section brestoise de l’Internationale en 1869 se trouvait Jean- Louis PINDY (1840-1917) qui devait, par la suite, devenir l’un des animateurs du socialisme libertaire en France. Notons également que la section brestoise de l’A.I.T., avec à sa tête Constant LE DORE (1), distribuait aux ouvriers du port, outre des brochures et des libelles, des journaux suisses de l’Internationale (2), ce qui laisse supposer que les internationaux brestois entretenaient des relations suivies avec la Fédération Jurassienne c’est à dire avec le creuset de l’anarchisme. Un anarchiste est signalé à Brest avant 1892. Il s’agit de Jean-Pierre GOURMELON, né le 21 août 1845 à Landévennec, employé à l’arsenal de Brest du 5 octobre 1878 au 28 novembre 1883 comme charpentier. Il fut renvoyé de l’arsenal au bout de cinq ans en raison « de ses habitudes d’ivrognerie et de paresse ». Après avoir été congédié du port, il fut employé comme journalier chez M.M. FRANCOIS et OMNES, entrepreneurs à Brest. « Ceux qui l’ont connu le considèrent comme anarchiste » précise un rapport de police le concernant. Il quitta Brest en 1892, « furtivement, la nuit, en emmenant sa famille, sans payer l’appartement qu’il occupait rue Navarin n°1 ». Toujours selon la police, « il ne paraissait pas très dangereux » (pour l’ordre établi s’entend). En fait, il faut attendre 1889 pour entendre parler d’Anarchie à Brest. Le 21 mars 1889, Joseph TORTELIER (3), conférencier anarchiste parisien, vint à Brest (4). Le soir même, il donna une conférence à la salle de Venise sur le thème : « Des gouvernants et de la misère ». 250 personnes vinrent l’écouter. Le 23 mars, seconde conférence à la salle du Treillis Vert devant 170 personnes et le 24 mars, dernière conférence à Saint-Pierre devant une soixantaine de personnes. Quelques mois plus tard, dans la nuit du 3 au 4 août 1889, plusieurs affiches tirées du journal « La Révolte » (5) furent placardées à Brest, notamment par un ouvrier du port, SALAUN, habitant Lambézellec.
Le premier essor de l’anarchisme à Brest (1892)
A partir de 1892, l’anarchisme va connaître un essor important dans la région brestoise et concurrencer sérieusement le socialisme parlementaire. En 1893, le mouvement s’organise, des groupes de propagande se forment et déploient une intense activité. Ce développement de l’anarchisme est cependant brusquement stoppé en 1894 par la répression policière. A partit de 1892, notre étude est facilitée par l’abondance des documents. En effet, avec la période des attentats qui commence, la surveillance des anarchistes devient plus rigoureuse : la Sûreté Générale attache un grand intérêt à connaître les milieux anarchistes et nous sommes, de ce fait, mieux renseignés. Le 12 mars 1892, le conférencier anarchiste Paul MARTINET (6) vient à Brest, invité par le « Comité Socialiste Brestois » aux frais duquel il est logé et hébergé chez LAVAYSSIERE, compagnon charpentier, rue de Paris à Lambézellec. Il apparaît clairement qu’à cette date, les idées anarchistes rencontrent un écho favorable parmi les socialistes brestois comme parmi les ouvriers du port. Paul MARTINET arrive à Brest le 12 mars 1892 par l’express de 9 heures 33. Deux socialistes l’attendent à la gare et l’emmènent chez LAVAYSSIERE à Lambézellec. Le soir même, il donne une première conférence à la salle de Venise. Mais écoutons plutôt le commissaire de police nous raconter la soirée : « Le même jour à 8 heures du soir, dans une immense salle appelée « Salle de Venise » et située dans le faubourg populeux de Recouvrance, le sieur MARTINET avait convoqué la population brestoise, ainsi que les prédicateurs qui sont venus prêcher la station du Carême dans les diverses églises de Brest, à assister à sa conférence qui avait pour sujet : « Le socialisme autoritaire, le socialisme libertaire, le socialisme du Pape et le socialisme des révoltés ». Cinq à six cent personnes et non douze cents comme l’a annoncé un journal local, s’étaient rendues à l’appel de cet anarchiste, mais il faut bien le dire, il y avait au moins les deux tiers de curieux qui n’appartenaient pas au parti socialiste. A huit heures et demi, l’orateur commence par faire un tableau très gracieux de notre belle France, mais il déplore la faiblesse du peuple français qui ne sait pas en tirer parti et qui reste l’esclave du riche. Il aborde ensuite une question personnelle ; se tournant vers l’assemblée, il s’écrie : « Moi, MARTINET, compagnon repris de justice, condamné il y a quelques jours seulement à six mois de prison, je m’attends à être arrêté dans quelques jours. Savez-vous pourquoi j’ai été condamné ? c’est pour avoir dit à ceux-là qu’on appelle des juges la vérité sur le socialisme.
La société n’est gouvernée et commandée que par des fainéants, car tous les fonctionnaires sans exception le sont ». L’orateur est sifflé et hué. Passant ensuite à un autre ordre d’idées, toujours les mêmes phrases répétées dans toutes les réunions de ce genre, il déclare que l’homme n’a besoin d’aucun maître, qu’il ne sera heureux que lorsqu’il se sera révolté et qu’il aura secoué le joug qui l’opprime ; que la terre appartient à tout le monde et que la mécanique qui est à l’Elysée n’est pas plus heureux que l’Anastay qui est en prison (sic). Il parle du mariage et dit que lorsqu’une jeune fille désire posséder un homme, qu’elle n’a qu’à le prendre sans cela ce sera un vieux riche qui se la paiera ; il veut parler de la prostitution mais il est sifflé et hué. Il parle des troubles de Fourmies et de l’ancien ministre de l’Intérieur qu’il traite d’assassin et dit que les troupes étaient commandées par des massacreurs. Il parle également de Dieu qui n’existe pas ; quant au Clergé, il faut le supprimer. Le compagnon MARTINET n’a obtenu qu’un bien médiocre succès car il faut bien le dire, si la ville de Brest et ses environs possèdent six à sept cents socialistes qui appartiennent à la classe ouvrière du port, c’est à peu près tout et il n’y en avait qu’un bien petit nombre à la conférence ». Le lendemain, 13 mars 1892, le Comité Socialiste Brestois organise une réunion privée à laquelle est invité Paul MARTINET. Réunion « privée » jusqu’à un certain point seulement puisque la police y a ses agents comme le prouve le rapport suivant : « Le lendemain 13, le citoyen BIZIEN, secrétaire du Comité Socialiste Brestois et qui est employé comme dessinateur au port de Brest ayant pour assesseurs les compagnons MOURET et DEMEULE, également employés au port, organisa une réunion privée dans une salle de danse située rue Arago, 50, local appartenant à une veuve LE MAHO. Soixante personnes, parmi lesquelles un certain nombre de femmes et d’enfants, avaient répondu à l’appel. Le citoyen GOUZIEN (7) prit la parole et dit aux assistants que le but de la réunion était de consommer et de s’amuser. On entonna la Carmagnole et on continua à chanter quelques chansons révolutionnaires. Le citoyen MARTINET qui n’avait encore rien dit, se leva et prenant la parole, invita les citoyens et les citoyennes à s’affranchir et à se révolter, en disant que pour y arriver, il fallait commencer par assassiner les généraux, les amiraux, les préfets, les procureurs les commissaires de police et en général, tous les fonctionnaires susceptibles d’entraver leur entreprise. GOUZIEN remit 2000 billets aux ouvriers du port présents pour les distribuer dans les ateliers le lendemain : ces billets portaient convocation pour la conférence du 14 qui ne fut pas bien brillante. On distribua ensuite quelques numéros des journaux « La Révolte » et « Le Père Peinard » mais comme il fallait payer chaque numéro 0,20 centimes, on ne put en placer que dix. A la sortie, le citoyen DEMEULE, qui était en état d’ivresse, voulut interpeller le brigadier de la Sûreté dans la rue mais celui-ci l’appréhenda et le conduisit au violon du poste de police du 4eme arrondissement ». Le 14 mars, nouvelle conférence à la salle de Venise, sur invitation cette fois, puisque GOUZIEN, chef des socialistes brestois, avait fait remettre 2000 cartes aux ouvriers du port (voir ci-dessus). Paul MARTINET traite la question : « Richesse et misère » : « (…) A bout d’arguments et profitant de la présence dans la salle de quelques marins de l’Etat, il voulut prêcher la révolte et la désobéissance envers leurs chefs mais sa voix fut couverte par des huées et des sifflets. Cette intempérance de langage n’eut aucun succès parmi l’auditoire et les marins présents accueillirent très froidement ces paroles. Commencée à huit heures et demi devant 300 personnes environ, dont les deux tiers au moins n’appartenaient pas au parti socialiste, elle s’est terminée à dix heures sans autre incident et l’orateur a obtenu un succès bien médiocre » (extrait du rapport de police). Le 15 mars, Paul MARTINET donna une dernière conférence à la Salle du Treillis Vert : « C’était donc hier, le 15 mars, le tour du quartier de l’Annexion qui se trouve à proximité de la commune de Lambézellec qui possède un grand nombre d’ouvriers employés à l’arsenal. La vaste salle du Treillis Vert ne contenait environ que 170 à 200 personnes parmi lesquelles se trouvait une vingtaine de marins de l’Etat en tenue ; une trentaine de socialistes faisait escorte à MARTINET et le reste tous citoyens paisibles qui étaient venus là comme curieux. A 8 heures 45, le conférencier monte seul à la tribune, pas de bureau constitué. Il commence par attaquer le nouveau ministère qui, d’après lui, n’est autre que le précédent sauf le scélérat, le voleur, le bandit et l’assassin de Constans (sic). Il attaque l’opportunisme mais il développe très maladroitement sa théorie. Il essaie de faire croire que la question des pensions civiles n’est autre chose que l’exploitation du riche contre le pauvre ; il prétend que ce projet de loi n’a été élaboré qu’au profit de l’employé aux appointements de deux à trois mille francs tandis que celui qui ne touche que neuf cents francs ne pourra jamais prélever aucune retenue sur ses modiques appointements et par ce fait, ne pourra pas participer à la retraite. Il fait ensuite le procès des radicaux prenant pour base le projet de loi Maujean sur les droits de succession. Parlant ensuite des socialistes autoritaires, il dit que ceux-là veulent la création de fonctionnaires sous une dénomination quelconque, tandis que les anarchistes au contraire, veulent la suppression de tous les fonctionnaires parasites, vermines, budgétivores, fainéants, voleurs, assassins, depuis le Président de la République jusqu’au garde champêtre. Il est interrompu par une personne qui lui pose la question suivante : « Puisque vous demandez la suppression ou plutôt l’abolition de la justice et de la police, si je suis attaqué dans la rue par une bande de malfaiteurs qui attenteront à ma vie pour me voler, à qui faudra-t-il m’adresser pour faire arrêter et punir les coupables ? ». Après un moment d’hésitation, il se décide à répondre et dit que lui, anarchiste, attaqué et frappé dans la rue, cela ne l’empêchera pas d’aimer son agresseur, il cherchera à le remettre dans la bonne voie au lieu de le livrer aux mouchards et aux magistrats. Il critique le socialisme chrétien et fait de nouveau l’apologie des victimes de Fourmies. Il fait ensuite l’apologie des anarchistes disant que hors de cette secte, il n’y a point de salut ; avec eux sont : la liberté, l’égalité, le bonheur et la perfection. Avant de terminer sa conférence, il a soin de lancer quelques épithètes malsonnantes à l’adresse de M. le Préfet maritime et lève la séance à 10 heures 45 en faisant appel à la révolte et à la désobéissance des marins envers leurs chefs, et au peuple, il recommande la révolte à l’égard des magistrats, de la gendarmerie, de la police et de tous les fonctionnaires en général » (rapport de police). Quel fut l’écho de ces conférences dans la population brestoise ? Si l’on en croit le commissaire de police, « le compagnon MARTINET n’a eu aucun succès à Brest où le parti socialiste est en grande minorité et ce ne sont pas les trois conférences qui auront exercé une grande influence sur la population brestoise… ». Paul MARTINET, sa tournée de conférences achevée, quitta Brest le 16 mars 1892 par le train de 8 heures 35 en direction de Saint-Malo où il s’embarqua pour Londres. Il fut condamné quelques semaines plus tard pour les propos qu’il avait tenus lors de ses conférences à Brest. Quelques semaines plus tard, dans la nuit du 1er mai 1892, trois anarchistes, les compagnons LE MINEZ, LE MOIGNE et BARRE furent arrêtés et maintenus en détention pour avoir placardé des affiches anarchistes. L’affaire se termina par un non-lieu. Tandis que l’anarchisme rencontrait en cette année 1892, un écho favorable parmi les socialistes brestois et les ouvriers du port (8) (quoiqu’en disait le commissaire de police !), un premier noyau anarchiste apparut à Lambézellec, formé autour d’Adolphe SEVRE, André BIZIEN et Jean-Marie PETREQUIN. Nous ne savons que peu de choses sur ce groupe en 1892 : la surveillance policière étant encore assez lâche, les archives en ont gardé peu de traces. Nous savons cependant qu’Adolphe SEVRE, dessinateur au port, que la police considérait comme le chef des anarchistes, fut condamné à quinze jours de prison pour outrage au procureur de la république. Mais c’est surtout à partir de 1893, avec l’arrivée à Brest de Régis MEUNIER, que les anarchistes de Lambézellec vont faire parler d’eux, comme on le verra par la suite.
En cette année 1892, si le terme « anarchiste » est assez fréquemment employé par la police, il convient toutefois de signaler que les documents officiels et autres rapports de police ne font pas encore nettement la différence entre socialistes (c’est à dire socialistes parlementaires) et anarchistes et ceci d’autant plus que bon nombre d’anarchistes brestois sont des transfuges du parti socialiste. Les anarchistes sont indifféremment désignés par les termes de socialistes, socialistes-révolutionnaires, socialistes-anarchistes, anarchistes. Ainsi en 1892, Paul MARTINET qui vient de Paris est, pour la police, un « anarchiste », mais ses conférences sont qualifiées de « socialistes-révolutionnaires » et les Brestois qui accueillent MARTINET sont des « socialistes ». Les frontières sémantiques ne sont pas encore fixées. Un rapport du préfet daté du 29 mars 1892 nous dit qu’à « proprement parler, il n’existe ni à Brest, ni dans les communes suburbaines, aucun anarchiste. Il y a seulement un certain nombre de socialistes ». En fait, à cette date du 29 mars, soit après la venue de MARTINET, il y a bel et bien des anarchistes à Brest et à Lambézellec mais la police mettra encore quelques mois à s’en rendre compte. On remarquera également qu’en 1892, le terme « libertaire » n’apparaît pas dans les documents officiels ; une exception cependant : MARTINET parle du « socialisme libertaire » lors de sa conférence du 12 mars 1892.
La Maison Carrée à Lambézellec
Au cours de l’année 1893, les anarchistes furent l’objet d’une surveillance toute particulière et à la fin de l’année, un premier état numérique des anarchistes –cette fois-ci désignés comme tels- put être établi. Le rapport que le préfet du Finistère envoya le 16 décembre 1893 au ministre de l’Intérieur en préparation du recensement des anarchistes, nous indique qu’il existe à Lambézellec un « noyau anarchiste » formé de quatre compagnons qui vivent ensemble au lieu dit « Keranfurus Izella » dans une maison entourée d’un mur de deux mètres de hauteur et éloignée de 150 à 200 mètres des autres habitations, appelée « Maison Carrée » et surnommée « la maison des anarchistes ». Ces quatre compagnons sont : MEUNIER Auguste Régis, né le 26 avril 1864 à Champ-Saint-Père en Vendée. Régis MEUNIER fut d’abord employé de commerce, puis capucin à Fontenay-le-Comte et plus tard trappiste à Bellefontaine. Il est resté plusieurs années dans chacun de ces établissements et le dossier de la Roche-Sur-Yon qui le concerne est rempli de lettres pieuses écrites par lui à ses anciens supérieurs dans lesquelles il expose ses hésitations et leur demande de l’argent. Condamné en 1889 par la cour d’assises de la Roche-Sur-Yon à 18 mois de prison pour vol, il est condamné une seconde fois en 1891 par la cour d’assises de la Loire Inférieure à un an de prison et cent francs d’amende pour excitation au meurtre et au pillage (9). Le même jour, il est condamné par le même tribunal à un mois de prison et cent francs d’amende pour avoir crié « Vive l’anarchie ! » à la lecture du jugement. Au début de février 1893, il arrive à Angers où il trouve à s’employer comme ouvrier cordonnier. Dès lors, il fréquente assidûment les anarchistes de cette ville. En avril 1893, il pousse par ses discours les ouvriers filassiers en grève (grève dont il était l’un des organisateurs) aux émeutes des 18 et 21 avril. Après s’être absenté d’Angers quelque temps, il y revient en juillet 1893 et s’installe à Trélazé comme raccommodeur de chaussures. Durant l’année 1893, il vient à Brest à diverses reprises pour y faire des conférences anarchistes et s’installe finalement à Lambézellec au mois d’octobre 1893. En mai 1894, il est condamné à 7 ans d’emprisonnement et à 10 ans d’interdiction de séjour par la cour d’assises du Maine et Loire. Bénéficiant de l’agitation anarchiste au moment de l’affaire DREYFUS, il est libéré et revient du bagne en 1902. Il s’installe à nouveau à Brest où il continuera la propagande anarchiste. Régis MEUNIER était classé par la police comme « anarchiste dangereux »(10).
HAMELIN Emile Théodore, né le 7 février 1864 à Trélazé, près d’Angers. Emile HAMELIN arrive à Brest à la fin de l’année 1893. Déjà condamné en 1883 pour outrage à agents par le tribunal d’Angers, HAMELIN est déjà connu pour ses idées anarchistes avant son arrivée à Brest. Il vend dans la rue des brochures et le journal « Le Père Peinard » et aussi parfois « La Révolte ». Le 10 mars 1894, Emile HAMELIN et sa compagne quittent Brest pour retourner à Trélazé où il est arrêté dès son arrivée. Malgré les tracasseries policières, il continue à lutter pour l’anarchie et en septembre 1910, il sera à nouveau signalé en Bretagne. Un télégramme du commissaire de police de Morlaix au préfet de Quimper et au commissaire de police de Guingamp, daté de septembre 1910, le décrit ainsi : « Vêtu d’un pantalon velours marron, gilet lustrine noire, casquette bleue, porte un sac en toile grise contenant journaux et brochures anarchistes La Guerre Sociale, Les Temps Nouveaux, Le Libertaire ; distribue ses journaux de porte en porte et sur les places »(11). BIZIEN André, né le 2 février 1864 à Brest ; élève de SEVRE. Pas de condamnation. PETREQUIN Jean-Marie, né le 8 février 1849 à Guingamp ; élève de SEVRE. La « Maison Carrée » où vivaient ces quatre compagnons, appartenait à Adolphe SEVRE. Adolphe SEVRE qui passait aux yeux de la police pour le chef des anarchistes dans la région brestoise, était né le 29 novembre 1859 à Langon en Ille-et-Vilaine. Condamné en 1892 à 15 jours de prison pour outrages au procureur de la république de Brest, il quitte Brest à la fin de la même année. La police le suit jusqu’au Havre où il réside quelque temps, puis perd sa trace. On croit d’abord qu’il est parti pour la Belgique où il se serait fait embaucher comme dessinateur dans une usine bruxelloise. La police le recherche et finit par le retrouver au Havre qu’il n’avait en réalité jamais quitté ; il avait seulement changé de nom pour échapper aux recherches et habite au n°116 de la rue Péret sous le faux nom de DUPUY. Il revient à Brest le 23 janvier 1894 pour quelques jours, rend visite à François DELAUNNAY et Pierre PAUBERT, militants anarchistes connus, et repart pour Le Havre le 10 février suivant. Bien qu’étant au Havre, Adolphe SEVRE entretient des relations suivies avec les anarchistes de Keranfurus Izella à Lambézellec. La maison de SEVRE, que la rumeur publique avait d’ailleurs surnommée « la maison des anarchistes », était étroitement surveillée. Les anarchistes qui y vivaient avec leurs compagnes, « des femmes complaisantes » selon la police, devaient pour pouvoir y entrer, être seuls et faire un signe de reconnaissance. En décembre 1893, afin de renforcer la surveillance, le sous-préfet s’était assuré le concours du directeur de la poste de Lambézellec et pouvait ainsi contrôler la correspondance des compagnons en application de l’article 3 de la loi sur la correspondance télégraphique privée du 29 novembre 1850. C’est le 25 décembre 1893 que le sous-préfet sollicita la collaboration du directeur de la poste de Lambézellec en ces termes : « Vous savez par la déclaration qu’il a faite au Parlement et par les lois qu’il a fait voter, combien le gouvernement est décidé à réprimer avec énergie les attentats anarchistes. Il est essentiel de veiller à prévenir ces attentats et de tenir dans une surveillance continuelle et étroite les malfaiteurs qui pourraient les préparer et les commettre. Cette surveillance est très difficile. Elle peut être facilitée par les services des postes sans entraîner la violation du secret des lettres. J’estime en effet qu’un receveur de bureau peut renseigner confidentiellement l’autorité administrative sur le lieu d’origine et la date de départ de tous les envois faits par la poste à des individus déterminés. J’ai donc l’honneur de vous prier de faire parvenir sans le moindre retard le réquisitoire ci-joint à madame la receveuse du bureau de poste de Lambézellec. Parmi les anarchistes que je lui nomme, il s’en trouve un très actif et très dangereux, le sieur MEUNIER qui réside depuis peu de temps à Lambézellec et résidait ces derniers mois à Angers, est originaire de Vendée où il entretient des relations. J’ai des raisons de penser que les renseignements que je demande au bureau de poste de Lambézellec de me fournir, me donneraient des indications très utiles pour aider la surveillance de cet individu. Je prends sous ma seule et complète responsabilité l’ordre que je donne à votre subordonnée. Je compte sur son zèle pour l’exécuter. » Et du zèle, la receveuse de la poste de Lambézellec en avait plus qu’il n’en fallait ! Elle nota chaque jour, patiemment, le lieu d’origine et la date du départ de toutes les lettres, paquets, envois quelconques adressés par la poste à François LE MINEZ, Hervé LE MINEZ, Emile HAMELIN, Régis MEUNIER , François DELAUNAY, Eugène MARION, Rolland LE MOIGNE, André BIZIEN, Jean-Marie PETREQUIN, tous compagnons anarchistes demeurant à Lambézellec. Régis MEUNIER , Emile HAMELIN, André BIZIEN et Jean- Marie PETREQUIN, tous les quatre habitant à Keranfurus-Izella furent de plus l’objet d’un excès d’attention. Nous savons ainsi aujourd’hui que le « noyau anarchiste » de Lambézellec, installé à la « maison carrée » à Keranfurus-Izella entretenait une correspondance suivie avec cinq villes de France : Saint-Nazaire, Nantes, Paris, Le Havre, Angers. Emile HAMELIN recevait fréquemment des paquets de journaux et de brochures ; Régis MEUNIER recevait du courrier au nom de « Monsieur GEORGES » ; quant à Jean-Marie PETREQUIN, il était en relation avec Adolphe SEVRE au Havre. Le « noyau » anarchiste de Lambézellec déploya une intense activité en 1893 organisant de nombreuses réunions et distribuant journaux et brochures anarchistes. Les conférences furent surtout le fait de Régis MEUNIER. La première eut lieu le 6 mai 1893 à huit heures du soir à la salle de Venise à Recouvrance. MEUNIER devait parler de « L’inanité des réformes dans une société d’appropriation et d’autorité ». Entre 800 et 900 personnes –selon la police- assistèrent à cette réunion qui se déroula dans une ambiance houleuse, les prêtres de plusieurs paroisses de Brest ainsi que les avocats catholiques DUBOIS et DEGREE DU LOU, s’étant déplacés pour porter la contradiction à l’orateur. Quelques jours plus tard, le 10 mai 1893, une seconde conférence fut organisée à la Salle du Treillis Vert, non loin de Lambézellec, sur le thème : « Dieu-Religion-Patrie ». L’affiche qui annonçait la réunion précisait que l’entrée avait été fixée à 20 centimes mais qu’elle serait gratuite pour les dames. Ces conférences au cours desquelles le clergé et la religion étaient violemment attaqués, ne tardèrent pas à provoquer une réaction des forces religieuses. Le 6 mai déjà, comme le précise le rapport du commissaire de police, les vicaires des paroisses de Recouvrance, Saint-Louis et Lambézellec ainsi que deux avocats catholiques renommés, étaient venus porter la contradiction à Régis MEUNIER lors de sa conférence. La réponse de l’église catholique n’allait pas tarder davantage. Le 14 novembre 1893, des membres des cercles catholiques de Brest organisaient à leur tour une « réunion publique et contradictoire », salle de Venise, avec l’abbé NAUDET, directeur du journal catholique « La Justice Sociale » de Bordeaux. Régis MEUNIER s’y rendit et prit la parole après l’abbé NAUDET qui pendant une heure avait exposé ses idées sur la question sociale, et « avec une imperturbable faconde, l’orateur anarchiste fit à l’abbé une sorte de cours d’histoire et d’écriture saintes qui mit une bonne moitié de la salle en gaieté » comme le racontait dès le lendemain le journal La Dépêche de Brest qui rendait compte de l’événement. Car cette série de conférences déclenchée par les anarchistes avaient fini par faire le bonheur des journalistes et au-delà, de nombreux curieux et amateurs « venus là comme au spectacle, prêts à s’amuser d’une joute oratoire et à compter les coups » ainsi que l’écrivait La Dépêche. Le 21 novembre suivant, les anarchistes organisèrent une nouvelle conférence dont l’ordre du jour, si l’on en croit l’affiche imprimée à cette occasion, était triple : 1°) La réponse à l’abbé NAUDET et Cie. 2°) Propriété-Patrie-Liberté 3°) Les assassins. L’entrée était fixée à 20 centimes « pour couvrir les frais » ; l’affiche précisait en outre que « les femmes et les jeunes gens sont spécialement invités ». MEUNIER parla « devant 600 personnes environ qui avaient répondu à son appel plutôt par curiosité » (Rapport de police). Il tonna contre les bourgeois, les propriétaires et le patriotisme et, parlant du récent attentat de Barcelone, il s’écria : « Je n’approuve pas ces faits, mais je ne les désapprouve pas non plus, je les constate. Je plains les malheureuses victimes, innocentes peut-être, mais je déclare que c’est le prélude de la vengeance des malheureux contre les bourgeois, leurs exploiteurs » (extrait du rapport de police). Mais la véritable réponse de Régis MEUNIER à l’abbé NAUDET fut la conférence qu’il donna le 3 décembre 1893 à la salle du Treillis Vert. Le sujet en était : « Les dernières manœuvres des saltimbanques noirs et la dernière réponse des anarchistes ». Ce fut effectivement la dernière réponse des anarchistes qui ne croyaient sans doute pas si bien dire ce soir là, puisqu’ un mois après, la répression policière devait mettre un point-virgule à leur action dans la région brestoise-nous y reviendrons. En attendant cette réunion du 3 décembre se termina en bagarre entre les anarchistes et les partisans de l’avocat catholique DEGREE DU LOU venus en force. Si dans son rapport, le commissaire de police tenait l’avocat catholique pour responsable des incidents, ce n’était pas l’avis du journal La Bretagne qui présentait ainsi les faits : « L’on s’attendait à des menaces et c’est pour cela que DEGREE DU LOU, accompagné d’un groupe de solides ouvriers catholiques, s’était rendu à la réunion, voulant montrer à tous que des hommes convaincus ne doivent jamais reculer devant les violences de leurs adversaires » ; et le journal La Bretagne concluait : « Cette réunion publique sera pour le groupe anarchiste tel qu’il est actuellement composé, un effondrement dont il ne pourra pas se relever ». A la suite de cette bagarre, un compagnon anarchiste, Jules DESERT fut condamné le 6 décembre, à un mois de prison pour avoir frappé le brigadier de la sûreté MICHAS qui s’était porté au secours de l’avocat DEGREE DU LOU.
L’organisation des anarchistes de la région brestoise
Comment étaient organisés les anarchistes dans la région brestoise ? Avant d’apporter quelques éléments de réponse à cette question, il nous faut tout d’abord souligner le manque total d’organisation des anarchistes tant au plan régional qu’au niveau national. Comme le précise Jean MAITRON « si l’on fait abstraction de quelques essais isolés et sans lendemain…durant une douzaine d’années, de 1882 à 1894, il n’y a en France ni « parti » anarchiste national, ni fédérations régionales, il n’existe que des groupes locaux sans liens entre eux » (12). Mais qu’est-ce qu’un groupe anarchiste en cette fin du 19eme siècle ? Jean MAITRON le définit ainsi : « C’est un organisme très particulier et qui ne ressemble en rien aux sections ou groupes des autres partis. Il n’y a ni bureau, ni cotisation fixe et aucun compagnon n’est obligé d’annoncer d’où il vient, ce qu’il fait et où il va. La salle du groupe est un lieu de passage où chacun discourt à sa guise, lieu d’éducation et non d’action. Nul du moins n’est tenu d’annoncer ses projets à qui que ce soit, et les premiers étonnés de l’acte d’un RAVACHOL assassinant l’ermite de Chambles ou de celui d’un VAILLANT jetant sa bombe à la Chambre des Députés, seront les membres du groupe auquel appartenaient ces compagnons » (13). Le compagnon Emile GAUTIER a donné en 1883, lors du procès des anarchistes de Lyon, une bonne définition des groupes anarchistes, « simples rendez-vous où des amis se réunissent chaque semaine pour parler entre eux des choses qui les intéressent. La plupart du temps même, on y voit guère que de nouvelles figures, à l’exception d’un petit noyau de quatre ou cinq fidèles » (14). Ces principes d’organisation ou de non-organisation présentent sans doute certains avantages, comme le note Jean MAITRON : « La police, qui s’introduit aisément dans les groupes, en surveille par contre très difficilement les membres puisque ceux-ci ne sont pas tenus de dire ce qu’ils ont l’intention de faire » (15). Dans le Finistère, il semble que la police n’ait pas réussi à pénétrer les milieux anarchistes avant 1900. Nul doute qu’elle ait essayé de trouver des « correspondants » parmi les compagnons : tout laisse cependant penser qu’elle n’y est pas parvenue (16). De ce fait, nous sommes peu renseignés sur les réunions anarchistes strictement privées. Si l’on excepte la réunion privée, à caractère récréatif, du 13 mars 1892 (voir page 3 ), un seul rapport de police en date du 20 mars 1893 concerne une réunion privée. Encore faut-il préciser que, bien que privée, cette réunion était largement ouverte puisqu’une centaine de personnes y assistait et qu’elle avait été organisée à l’occasion de l’anniversaire de la Commune de Paris. Voici le rapport qu’en fit le commissaire de police au préfet du Finistère : « J’ai l’honneur de vous rendre compte qu’une réunion privée de socialistes anarchistes s’est tenue samedi soir à Recouvrance, salle de Venise, à l’occasion de l’anniversaire du 18 mars. Commencée à 8 heures 30, cette réunion organisée sous prétexte d’un punch et pendant laquelle deux anarchistes, les sieurs DEMEULE et GUERENNEUR, ont prononcé des discours révolutionnaires, prenait fin à 11 heures. Une centaine de personnes, parmi lesquelles une dizaine de femmes et un certain nombre de repris de justice y assistaient : elles se sont séparées en se donnant rendez-vous pour le 1er mai prochain, afin de fêter la fête des travailleurs. Aucun incident de nature à être signalé ne s’est produit. Toutefois, après la sortie, six individus dont une femme, ont été arrêtés rue de la Vierge pour chant et tapage nocturnes et conduits au poste de police de Saint-Martin (annexion), délit pour lequel ils seront poursuivis en simple police ». Comment étaient organisés les anarchistes dans le Finistère en 1893 ? Précisons tout d’abord qu’avant 1900, l’anarchisme n’est présent qu’à Brest et à Lambézellec ainsi que le rapporte le préfet du Finistère au ministre de l’Intérieur à la fin de 1892 : « Les individus qui, dans le Finistère, se sont faits connaître comme anarchistes résident tous dans la ville de Brest et à Lambézellec. La plus grande partie d’entre eux est employée à l’arsenal maritime de Brest ». A Brest et à Lambézellec, il n’existe pas de groupe anarchiste dans le sens où l’entend Jean Maitron , pas de groupe anarchiste qui dispose d’un local et dont la salle soit « un lieu de passage où chacun discourt à sa guise, lieu d’éducation et non d’action ». Pas de réunions régulières non plus. En ce sens, on pourrait dire qu’il n’y a pas à Brest ou à Lambézellec, de groupe anarchiste constitué (17). Par contre, il existe des « noyaux » anarchistes : deux ou trois compagnons autour desquels se rassemblent quelques individus pour organiser conférences et réunions publiques ou pour mener ensemble une action précise. Pas de groupe constitué, pas de local, pas de réunions régulières, le local de ces compagnons, c’est l’arsenal : c’est là qu’ils se rencontrent. En 1893, il existe ainsi deux noyaux anarchistes : un à Brest, formé des individus rassemblés autour de Jean-Marie GUERENNEUR et de Jean DEMEULE ; un autre à Lambézellec, formé autour des compagnons de Keranfurus-Izella (MEUNIER , HAMELIN, BIZIEN, PETREQUIN, SEVRE). Selon un rapport de police du 15 novembre 1893 : « Les anarchistes de Lambézellec ne se réunissent à ceux de Brest que lors de réunions organisées par des conférenciers étrangers ». En fait, nous sommes fort mal renseignés sur les rapports qu’entretenaient les anarchistes entre eux, et sur les rapports des anarchistes de Brest avec ceux de Lambézellec (ce qui confirme l’absence de « mouchards de la police » parmi les compagnons). Il semble toutefois qu’en 1893, c’est ensemble que les anarchistes de Brest et ceux de Lambézellec formèrent un « Comité de propagande socialiste- anarchiste brestois ». Selon toute vraisemblance, ce comité fut créé à l’initiative de DEMEULE et GUERENNEUR, en vue des élections législatives des 20 août et 4 septembre 1893. Ce comité en effet présenta quatre candidatures « anti-votardes » à ces élections et fit imprimer une affiche appelant à l’abstention. La présentation de candidatures « anti-votardes » aux élections était une pratique très courante à cette époque pour les anarchistes. Elle le restera d’ailleurs jusqu’en 1914 et l’on verra à Brest plusieurs autres anarchistes, tel Victor PENGAM (18) en 1910, présenter leur candidature abstentionniste.
La Campagne abstentionniste de 1893
Le 20 août et le 4 septembre 1893, quatre compagnons se présentent. Il s’agit de : GUERENNEUR Jean-Marie, né le 6 janvier 1862 à Lambézellec, dessinateur au port, demeurant à Brest, rue Graveran. Abonné au journal d’Emile POUGET « Le Père Peinard », il recevait fréquemment des ballots de placards de Londres (d’ailleurs saisis par la police au bureau de poste de Brest) et entretenait une correspondance suivie avec des anarchistes d’autres départements et de l’étranger. Considéré comme dangereux (comprenez : organisateur efficace et crédible aux yeux de la population ouvrière), il joua un rôle important dans le développement de l’anarchisme à Brest, organisant avec Jean DEMEULE des conférences anarchistes. En 1894, cinq perquisitions furent effectuées à son domicile sans aucun résultat. Un rapport de police du 21 août 1894 note : « Cet individu est particulièrement surveillé ». Jamais condamné, il prenait parfois la parole dans les conférences anarchistes mais était avant tout un organisateur et non un orateur. Il se présenta aux élections législatives dans la 2ème circonscription de Brest. Il devait décéder le 27 avril 1897. DEMEULE Jean, Henry, né le 19 février 1862 à Brest, tonnelier au port. Ami de Jean GUERENNEUR, il joua comme lui un rôle important dans le développement de l’anarchisme à Brest. Jamais condamné, c’était avant tout un organisateur. Il présenta sa candidature dans la 3ème circonscription de Brest. Les activités de GUERENNEUR et de DEMEULE inquiétaient la police. On peut en effet penser qu’avec Adolphe SEVRE, ils furent à l’origine du développement de l’anarchisme à Brest. Le 12 août 1893, le ministre de l’Intérieur fit parvenir une note au préfet du Finistère afin de lui demander des renseignements sur ces deux compagnons : « Je vous prie de me renseigner en détail sur les agissements des sieurs GUERENNEUR et DEMEULE dont l’attitude me paraît pouvoir très difficilement se concilier avec leur qualité d’Employés d’Etablissement de l’Etat et de me dire si vous ne pensez pas qu’il y ait lieu d’intervenir à leur sujet auprès de M. Le Ministre de la Marine ». Signé : Le directeur du Cabinet du personnel et du Secrétariat. Les deux autres candidats aux élections de 1893 sont : MARION Eugène, né le 19 janvier 1857 à la Bouexière (Ille-et-Vilaine). Il fut jugé à Rennes le 23 février 1869 à Rennes pour vols et mendicité, acquitté « parce qu’ayant agi sans discernement », mais envoyé en maison de correction jusqu’à l’âge de dix-huit ans « accomplis ». Charpentier au port, domicilié 166, rue de la Vierge à Lambézellec, il est candidat dans la 2ème circonscription. GUYARD Prosper, Michel, né le 10 mai 1864 à Welleferding (Moselle). Prosper GUYARD arrive à Brest dans les premiers mois de 1893, après avoir quitté Paris où il habitait rue du faubourg Saint-Martin. « Cet individu qui se trouvait souvent sans domicile fixe à Paris, couchait habituellement dans les asiles de nuits et notamment celui de la rue de Tocqueville » note un rapport de police le concernant. A son arrivée à Brest, Prosper GUYARD s’installe à la Maison Carrée de Keranfurus Izella à Lambézellec. Le 3 août 1893, il dépose sa candidature aux élections législatives. Le préfet la refuse parce que non-légalisée : « Je reçois une déclaration de candidature pour les élections législatives du 20 août dans la 1ère circonscription de Brest, signée GUYARD Prosper, domicilié à Keranfurus Izella en Lambézellec. Veuillez informer d’urgence M. GUYARD que la loi exige que les déclarations de candidatures soient légalisées, que la sienne n’ayant pas été soumise à cette formalité n’est pas valable » (lettre du préfet au maire de Lambézellec). Devant ce refus, Prosper Guyard ne se décourage nullement et récidive le 5 août en renvoyant une déclaration de candidature légalisée du tampon de la mairie de Lambézellec. Il est finalement candidat dans la 1ère circonscription de Brest. Le rapport de police le concernant précise qu’il n’a aucune influence mais qu’il est cependant « à surveiller de très près ». La campagne que vont mener ces quatre candidats en faveur de l’abstention est classique : des affiches imprimées spécialement pour l’occasion sont placardées, des réunions publiques, organisées. L ‘affiche, imprimée au nom du « Comité de propagande socialiste-anarchiste brestois à l’imprimerie « Uzel-Caroff et fils » à Brest, s’adresse aux électeurs en ces termes : « Compagnons, Voici encore la foire électorale ouverte, où le peuple est cyniquement invité à se donner des maîtres. En 1893 comme en 1889, la lutte est très vive et la victoire violemment disputée pour conserver ou conquérir le pouvoir gouvernemental, source de tous les privilèges. Quand, du geste et de la voix, les politiciens de l’un ou l’autre parti vous invitent à voter pour celui-ci ou pour celui-là, avez-vous jamais songé à vous poser cette simple question : « Est-ce dans mon intérêt ou pour leur plus grand avantage que ces gens-ci : candidats, comités, journalistes, se démènent avec tant d’ardeur, s’attaquent avec acharnement, se couvrent de la boue les uns les autres ? ». Si vous l’avez fait, que penser de votre acte ? car votre bon sens a dû vous répondre : Non, ce n’est pas nous qui les intéressons. Cependant, entendez-les : Du premier au dernier, tous n’ont en vue que votre bien, tous vous promettent…la lune. Et plus vous les changez, plus c’est toujours la même chose. O Bon Electeur, Du moment que tu as dit oui avec plus ou moins de connaissance de cause, plus ou moins de liberté morale ou matérielle, n’appartiens-tu pas à ce Pouvoir qui sort de Toi et qui n’est pas Toi ? Si l’on disait à un condamné à mort : « Le bourreau ne sera plus délégué par l’Administration, tu l’éliras toi-même, et avant de te trancher la tête, il te déclarera que c’est en vertu de ta souveraineté qu’il te coupe le cou », crois-tu que le sort du guillotiné en serait essentiellement changé ? Eh bien ! cette théorie est celle de la souveraineté déléguée. Tu a voté hier . Voteras-tu demain ? Voteras-tu toujours ? Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne disent rien eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins, ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, tu nommes ton boucher et tu choisis ton bourgeois. Tu as fait des révolutions pour conquérir ce droit. On te dit : tu es le Maître, le Souverain, tu es tout le jour d’élection. Comment veux-tu que celui qui commande obéisse ? Jamais il ne sera ni la Liberté, ni l’Egalité puisqu’il est l’Autorité, par conséquent le privilège c’est à dire le contraire de la Liberté et de l’Egalité.
Souviens-toi, tu étais Souverain lorsque tes élus de février 48 envoyaient l’immonde Cavaignac te mitrailler en juin. Tu faisais acte de Souveraineté lorsque de Bonaparte tu fis ton empereur. C’est au nom de ta Souveraineté que Thiers faisait fusiller trente-cinq mille Parisiens en 1871. Mais vois-tu, il n’y a pas aussi longtemps que tu as vu, à Fourmies, le lebel, engin perfectionné, perforer des adolescents, des jeunes filles, le bouquet de mai au corsage ; c’est aussi cependant au nom de ta Souveraineté. As-tu oublié le Wilsonisme, le Panamisthme, pour que tu t’entêtes à faire durer le Parlementarisme ? Tu vois ça rime et c’est la même chose. C’est toujours cependant au nom de ta Souveraineté Sacrée que les grands voleurs des dernières législatures ont extorqué à des malheureux les millions de Panama. Réveille-toi ! A toi la Terre, Paysan ; à toi la Mine, Mineur ; Ouvrier, à toi l’Usine ! Au diable le bulletin de vote. Alors tu ne verras plus : de maçons sans logis, de cordonniers sans souliers, de tailleurs en haillons. Tu ne verras plus de mères aux mamelles taries par les privations de toutes sortes, se suicider, elles et leurs enfants, pour se soustraire à la famine du taudis. L’homme que tu élèves ne représente ni ta misère, ni tes aspirations, ni rien de toi, crois-moi ; il ne représente que ses propres passions et ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens. Ecoute les anarchistes quand ils te disent qu’il n’y a de transformation sociale possible que par la Révolution Sociale nous conduisant tous à une Société Libre sans Dieu ni Maître : à l’Anarchie ! Et s’il existe en un endroit ignoré, un honnête homme capable de te gouverner et de t’aimer ne le regrette pas. Il serait trop jaloux de sa dignité pour se mêler à la lutte fangeuse des partis, trop fier pour tenir de toi un mandat que tu n’accordes jamais qu’à l’audace cynique, à l’insulte et au mensonge. Je te le dis bonhomme, rentre chez toi et fais la grève raisonnée des bulletins de vote. Vive l’Humanité libre ! Vive la République anarchique ! Vu : le candidat abstentionniste ». Pendant la campagne électorale, les anarchistes organisèrent plusieurs réunions en faveur de l’abstention à Brest et à Lambézellec. Ainsi le 17 août 1893, à la salle du Treillis Vert, Jean DEMEULE et Jean-Marie GUERENNEUR parlèrent de « la loi et de l’autorité ». Le même sujet fut traité par Eugène MARION quelques jours plus tard, le 19 août à la salle de Venise. Le 26 août, Jean-Marie GUERENNEUR, Jean DEMEULE et Régis MEUNIER -qui n’était pas candidat- parlèrent de « l’anarchie » à la salle de Venise et le 30 août, le même sujet fut à l’ordre du jour d’une réunion organisée à la salle du Treillis Vert. Les socialistes parlementaires, qui ne présentaient pas de candidats à ces élections, ne virent cependant pas d’un bon œil la campagne abstentionniste menée par les anarchistes. Victor CHIRON (19) refusa de prêcher l’abstention et appela à voter pour les candidats républicains.
Le recensement des anarchistes à la fin de 1893
A la fin de 1893, un premier recensement des anarchistes est réalisé par les services de police. L’état nominatif des individus signalés comme anarchistes ne voyageant pas en dehors du département, donne les noms suivants (au 21 novembre 1893) : GUERENNEUR Jean-Marie ; 31 ans ; dessinateur au port ; 2, rue Graveran à Brest. DEMEULE Jean, Henry ; 31 ans ; tonnelier au port ; 135, rue de la Vierge à Brest. MOURET Firman ; 33 ans ; dessinateur au port ; 6, rue du Moulin à Brest. POHER Yves, Adrien ; 33 ans ; comptable au port ; 37, rue Duret à Brest. LAVAYSSIERE Emile ; 30 ans ; charpentier ; 5, rue Keruscun à Brest. CABIOCH Antoine, Louis ; 39 ans ; dessinateur au port ; 1, venelle du Bois d’Amour à Brest. LE BOUC Yves, Auguste ; 47 ans ; contremaître au port ; 5, rue Bugeaud à Brest. BARRE Claude, Marie ; 42 ans ; charpentier au port ; 3, venelle Colbert à Brest. BLOCH Félix, François ; 30 ans ; chandelier ; 31, rue Bruat à Brest. BLOCH Jean ; 34 ans ; chandelier ; 38, rue Bruat à Brest. BOUQUET Eugène ; 40 ans ; tailleur d’habits ; 54, rue de la Mairie à Brest. GUYARD Prosper ; 29 ans ; sans profession ; sans domicile fixe. LE GALL Jean, Pierre, Marie ; 35 ans ; tonnelier au port ; 6, rue de la Touche-Fréville à Brest. SIMONET Auguste, Emile ; 29 ans ; colporteur ; 69, rue de Paris à Brest. DESERT Jules, François ; 24 ans ; charpentier au port ; 141, rue de Paris à Brest. HALL Valentin, Marie ; 33 ans ; charpentier au port ; 6, rue de l’Observatoire à Brest. COSLEOU Désiré ; 43 ans ; ouvrier au port ; rue Bel-Air à Brest. La liste nominative des anarchistes habitant Lambézellec, établie le 20 novembre 1893, donne les noms suivants (l’âge n’étant pas cette fois-ci précisé) : LE MINEZ Hervé ; journalier au port ; 15, rue de Brest à Lambézellec. DELAUNAY François ; menuisier au port ; 132, rue de Brest à Lambézellec. MARION Eugène ; charpentier au port ; 166, rue de la Vierge à Lambézellec. LE MOIGNE Rolland ; ouvrier de ville ; Dourjacq en Lambézellec. BIZIEN André ; menuisier au port ; Keranfurus Izella en Lambézellec. PETREQUIN Jean-Marie ; ouvrier au port ; Keranfurus Izella en Lambézellec. PAUBERT Pierre ; tailleur d’habits à l’hôpital maritime ; 158, rue de Brest à Lambézellec. A ces deux premières listes, il convient d’en ajouter une troisième qui d’ailleurs ne comporte que deux noms ; il s’agit de l’état nominatif des anarchistes voyageant en dehors du département : MEUNIER Régis ; 40 ans environ (en réalité il a 39 ans en 1893) ; cordonnier ; Keranfurus Izella à Lambézellec. HAMELIN Emile ; 29 ans ; colporteur du « Père Peinard » ; Keranfurus Izella en Lambézellec. On remarquera que la moyenne d’âge des anarchistes brestois se situe entre 30 et 40 ans (3 ont moins de 30 ans ; 3 ont plus de 40 ans), que presque tous sont employés à l’arsenal (au « port ») et que la plupart d’entre eux appartiennent à une certaine « aristocratie ouvrière » : il ne s’agit pas de simples ouvriers, de manoeuvres ou de journaliers (3 dessinateurs, 1 comptable, 1 contremaître, 1 tailleur, plusieurs charpentiers, tonneliers). Le seul « en-dehors »
-pour utiliser une expression anarchiste de l’époque- est Prosper GUYARD, sans profession et sans domicile fixe, qui n’est pas originaire de Brest : arrivé à Brest dans les premiers mois de 1893, il en repartira en 1894. Les anarchistes de Lambézellec, au nombre de 9, ont les mêmes caractéristiques que leurs compagnons de Brest. Cinq d’entre eux travaillent au port, un autre à l’hôpital maritime ; un seul est ouvrier de ville. Les deux compagnons signalés comme voyageant hors du département (MEUNIER et HAMELIN) ne sont pas originaires de la région. Tous deux arrivent à Brest en 1893 et quitteront Brest en 1894. Le fait que la plupart des anarchistes de Brest et de Lambézellec soient employés à l’arsenal ou au port militaire ne laisse pas d’inquiéter les autorités. En décembre 1893, le procureur général de la Cour d’Appel de Rennes écrit à ce sujet au Garde des Sceaux : « Vous remarquerez peut-être avec une certaine surprise, Monsieur le Garde des Sceaux, que presque tous les anarchistes sont employés à l’arsenal ou au port. Peut-être pourrait-on à cette occasion se demander si l’autorité maritime n’ouvre pas trop facilement les portes de ses établissements à des hommes qui, en dehors de leurs heures de travail, professent les théories les plus subversives ? Il me suffira d’appeler votre haute attention sur ce point, n’ayant pas compétence pour formuler un avis. » A bien des égards, l’ouvrier de l’arsenal apparaît comme un privilégié. Son salaire est supérieur dans le Finistère aux salaires pratiqués dans l’industrie privée et surtout, ce salaire est perçu régulièrement, ce qui n’est pas mince avantage à l’époque. Ajoutez à cela que la durée quotidienne de travail à l’arsenal est inférieure à celle pratiquée en ville (ce qui laisse du temps aux ouvriers du port) et que l’arsenal étant la seule grande industrie, implantée de longue date dans la région, il s’y est développé une tradition ouvrière qui n’existe nulle part ailleurs dans le département, vous aurez ainsi les principales causes qui expliquent la présence d’anarchistes (et de socialistes) au port. Nous avons vu que la majorité des anarchistes brestois appartenaient à une certaine aristocratie ouvrière. On signalera également que presque tous étaient nés à Brest ou à Lambézellec c’est à dire dans deux communes où la langue française était bien implantée. En effet, la propagande anarchiste était menée uniquement en français, alors que de nombreux ouvriers venus des campagnes ne parlaient que breton (à titre d’exemple, signalons qu’en 1904, lors du procès des ouvriers boulangers à la suite des émeutes, on aura recours à un interprète). De ce fait, la propagande anarchiste ne s’adressait qu’à une partie du prolétariat brestois, aux ouvriers qui parlaient suffisamment le français et qui étaient souvent les plus instruits et les plus qualifiés. 7°) La répression de l’anarchisme à Brest en 1894 A partir de janvier 1894, les anarchistes brestois sont en butte à la répression. Le 3 janvier 1894, agissant en vertu de l’article 10 du code d’instruction criminelle et de la loi du 18 décembre 1893 (l’une des « lois scélérates » votées à la hâte pour réprimer l’anarchisme), deux brigades de gendarmerie perquisitionnent chez Jean-Marie GUERENNEUR, Jean DEMEULE, Emile HAMELIN, André BIZIEN, Jean-Marie PETREQUIN, Régis MEUNIER et Yves POHER. Cette première vague de perquisitions ne donne aucun résultat : Chez Jean- Marie GUERENNEUR, les policiers saisissent deux publications anarchistes (« La Revue Anarchiste » et « Le Concours des Intelligences ») et deux brochures de KROPOTKINE (« Le salariat » et « Un siècle d’attente ») ; chez Henri DEMEULE, un numéro du « Libertaire » et des brochures ; chez Régis MEUNIER, des lettres, des notes de conférences, des brochures anarchistes et deux bouteilles de glycérine ; chez André BIZIEN , des numéros du « Père Peinard » et de « La Révolte », ainsi qu’une bouteille d’acide sulfurique. De janvier à juillet 1894, les perquisitions se multiplient. Le 3 février, la police perquisitionne chez les époux DUPUIS, sans résultats. Le 4 février, chez Prosper GUYARD et les époux LEMARCHAND : « Dans la chambre de GUYARD, on a saisi une malle remplie de journaux et de placards anarchistes tandis que chez les époux LEMARCHAND, on n’a rien découvert de compromettant ». Le 5 février, nouvelle perquisition chez les époux DUPUY : « Nous avons procédé à une nouvelle perquisition qui a eu pour résultat la découverte d’une certaine quantité de journaux et de brochures anarchistes que nous n’avions pas saisie lors de la première perquisition. (…) Dans un des placards, lequel n’était pas fermé à clef, nous y avons trouvé trois cartouches à blanc de fusil lebel que nous n’avions pas trouvées lors de notre première perquisition. Dans ce même placard que nous avons fouillé aussi minutieusement qu’il est possible de le faire, nous y avons trouvé des correspondances et des papiers… ». Le 12 mars, deux autres perquisitions, plusieurs autres au mois de mai, le 12 juillet, encore cinq perquisitions. Le 18 juillet 1894, par un télégramme chiffré, le préfet rend compte au ministre de l’Intérieur de son action : « L’arrondissement de Brest est le seul point de mon département où il y ait des anarchistes. Je les tiens en étroite surveillance. Conformément à vos instructions du 19 février et du 8 mars derniers, 18 perquisitions isolées et individuelles ont été faites depuis six mois. Les dernières faites encore le 12 courant chez trois anarchistes à Brest et deux à Lambézellec, n’ont produit aucun résultat ». Un télégramme chiffré du ministre de l’Intérieur aux préfets de France et d’Algérie, daté du 5 juillet 1894, précise les raisons de ces perquisitions : « J’insiste vivement sur la nécessité absolue de faire aux individus reconnus comme anarchistes un régime d’investigations soudaines et répétées, de visites fréquentes à leurs domiciles, dans leurs ateliers et lieux de réunions, en un mot un régime tel qu’ils se sentent constamment surveillés et en quelque sorte, traqués ». Les perquisitions s’accompagnent d’autres mesures répressives. Ainsi, dans une lettre du 7 mars 1894, le sous-préfet de Brest rend compte au préfet des instructions qu’il a données au commissaire central au sujet des réunions publiques : « Déléguer le commissaire le plus énergique de Brest pour assister à toutes les réunions anarchistes. Noter très exactement les paroles prononcées au cours de ces réunions et qui pourraient donner lieu à des poursuites par application de la loi de 1881 modifiée par la loi de décembre 1893 et dans le cas où le conférencier ou des assistants formuleraient par discours, cris ou menaces des provocations au vol, meurtre, pillage ou incendie ou en feraient l’apologie, procéder immédiatement à leur arrestation au cours de la réunion même, si aucune collision n’est à craindre et si la force armée est suffisante. Dans le cas contraire, attendre la sortie de la réunion pour procéder à ces arrestations et faire perquisitionner sans délai dans les conditions légales chez les anarchistes arrêtés. Faire surveiller avec le plus grand soin leurs domiciles si les perquisitions ne peuvent être faites que le lendemain ». Les commissaires de Brest qui, sous les ordres du préfet, sont chargés de la répression de l’anarchisme, doivent, sous peine de sanctions, faire preuve de zèle et d’audace ; c’est ce qu’un télégramme du ministre de l’Intérieur rappelle au préfet en juillet 1894 : « C’est à vous qu’il appartient de diriger les recherches et de stimuler le zèle des agents placés sous vos ordres. Vous devez me proposer non pas le déplacement mais le remplacement de ceux qui ne vous paraîtraient pas capables de remplir leurs fonctions. Veuillez notifier aux commissaires sous vos ordres que tous ceux d’entre eux reconnus inaptes au service seront rayés des cadres sans qu’ils puissent invoquer aucune considération ou aucune influence étrangère ».
Brest étant une ville portuaire, une surveillance spéciale est organisée afin de prévenir toute entrée clandestine en France d’anarchistes étrangers ou le retour d’éléments indésirables. Plusieurs télégrammes du ministère de l’Intérieur parviennent en ce sens au préfet en 1894 : « Je vous recommande de nouveau de faire exercer la surveillance la plus active sur les individus embarqués à bord des bateaux arrivant d’Angleterre. Il est d’autant plus nécessaire de redoubler de vigilance à cet égard que, d’après les renseignements fournis à M. le Ministre de l’Intérieur, il se produirait actuellement un mouvement d’anarchistes partant d’Angleterre pour se diriger sur la France. Dans les principaux ports, la surveillance peut être aisément exercée par le commissaire spécial avec le concours de la douane, mais il est essentiel d’étendre les mesures de précaution aux ports d’importance secondaire où viennent atterrir les bateaux charbonniers venant d’Angleterre, bateaux sur lesquels pourraient se faire embarquer certains anarchistes en vue d’essayer de se soustraire aux investigations de la police. Veuillez en conséquence vous entendre avec le service des douanes pour qu’une surveillance spéciale soit établie pendant un certain temps dans tous les ports du Finistère sur les bateaux venant d’Angleterre ». A partir d’août 1894, une surveillance est donc établie, avec le concours du service des douanes de Brest, dans tous les ports du Finistère. Les bateaux en provenance d’Angleterre sont les plus surveillés. Nombreux sont à cette époque en effet, les anarchistes réfugiés à Londres et pendant quelques années, la capitale du royaume britannique sera également celle de l’Anarchie. Les théoriciens et les propagandistes les plus connus y ont trouvé refuge ; citons entre autres MALATESTA, MALATO, KROPOTKINE, LOUISE MICHEL…Après l’interdiction des journaux anarchistes an France en 1894, c’est à Londres que ces journaux reparaissent. La capitale britannique constitue une plaque tournante pour le mouvement anarchiste international : brochures, manifestes, livres, affiches y sont imprimés puis introduits clandestinement en Europe, en Russie ou en Amérique. En août 1895, un télégramme chiffré du ministère de l’Intérieur (Sûreté Générale) attire l’attention des préfets du littoral sur ces entrées clandestines de matériel de propagande anarchiste : « Je suis informé que les anarchistes de Londres auraient l’intention d’introduire en France des manifestes révolutionnaires en prenant toutes les précautions nécessaires pour tromper la surveillance de la douane. Je vous recommande à cette occasion de redoubler de surveillance et de prescrire toutes les mesures nécessaires sans cependant donner l’éveil afin de saisir les manifestes dont il s’agit et que mon administration à intérêt à connaître ». La répression de l’anarchisme à Brest redevient moins sévère après 1894. La surveillance des anarchistes n’en reste pas moins étroite et continue comme le prouve cette lettre du sous- préfet de Brest au préfet, qui résume les mesures prises à l’encontre des compagnons : « A Brest, indépendamment de la police et de la gendarmerie, un agent de la Sûreté est spécialement affecté à ce service. Il a pour mission de se renseigner adroitement sur les relations que peuvent avoir les anarchistes entre eux et d’exercer une surveillance des plus étroites sur ceux qui notamment, sont sujets à des déplacements. Un agent qui les connaît à peu près tous et qui possède leurs notices et leurs signalements est spécialement préposé à la surveillance de la gare, au départ et à l’arrivée des trains. Afin de rendre cette surveillance plus efficace encore, j’ai remis au commissaire central et au capitaine de gendarmerie la liste complète des anarchistes de Brest et de Lambézellec. A Lambézellec, un garde champêtre exerce une surveillance des plus étroites sur la maison SEVRE, située au lieu-dit Keranfurus , qui est habitée par quatre anarchistes, dont le sieur MEUNIER et qui pourrait à un moment donné, servir de refuge à d’autres individus suspects. De leur côté, le commissaire de police et la gendarmerie portent leur surveillance dans les divers quartiers où résident les autres anarchistes de Lambézellec.
Enfin, je me suis assuré le concours de M. le receveur des Postes de Brest et de Madame la Receveuse des Postes à Lambézellec dans le but de savoir si les anarchistes de Brest correspondant avec l’étranger ou avec d’autres départements de l’intérieur. Je vous tiendrai d’ailleurs au courant de tous les renseignements qui me parviendront et qui seront de nature à intéresser la sécurité publique ou à faire opérer des recherches ». 8°) Le second recensement des anarchistes (fin 1894) A la fin de l’année 1894, un second recensement des anarchistes est effectué. L’état récapitulatif des anarchistes à résidence fixe, au 31 décembre 1894, donne les noms et les appréciations suivants : BARRE Claude, Marie ; Brest ; « N’est pas bien dangereux ». BIZIEN André ; Lambézellec ; « Dangereux ». BLOCH Jean ; Brest ; « Exalté, peu équilibré ». BLOCH Félix, François ; Brest ; « Exalté, peu équilibré ». BLOCH Anne, Victorine ; Brest ; « Exaltée, n’est pas dangereuse ». BOUQUET Eugène ; Brest ; « N’est pas dangereux ». CABIOCH Antoine, Louis ; Brest ; « N’est pas dangereux ». COSLEOU Désiré, Alfred ; Brest ; « Dangereux ». DEMEULE Jean, Henry ; Brest ; « Très exalté. A surveiller de très près ». DELAUNAY François ; Lambézellec ; « Parfois exalté, mais n’est pas dangereux ». DESERT Jules, François ; Brest ; « N’est pas dangereux » GAUTRON Marc, Joseph ; Brest ; « N’est pas dangereux ». GUERENNEUR Jean-Marie ; Brest ; « Dangereux. A surveiller de très près ». GUELARD Théophile, Jean ; Brest ; « N’est pas dangereux ». HALL Valentin, Marie ; Brest ; « Assez dangereux ». LE GALL Jean-Pierre ; Brest ; « N’est pas trop dangereux ». LE MINEZ Hervé ; Lambézellec ; « Alcoolique ». LE MOIGNE Rolland, Alexis ; Lambézellec ; « Alcoolique ». LUCAS Eugène, Gabriel ; Brest ; « N’est pas dangereux » LE BOUC Yves, Auguste ; Brest ; « exalté, mais n’est pas dangereux ». MARION Eugène ; Lambézellec ; « Dangereux ». PAUBERT Pierre ; Brest ; « N’est pas dangereux. Sans instruction ». PETREQUIN Jean-Marie ; Lambézellec ; « Dangereux ». RAYMOND Auguste, Marie ; Brest ; « N’est pas dangereux ». RAYMOND Philippe, Antoine ; Brest ; « N’est pas dangereux ». SIMONET Auguste, Emile ; Brest ; « Paraît être dangereux ». L’état des anarchistes qui ont des habitudes de déplacement, établi en octobre 1894, donne, de plus, les noms suivants : DUPUIS Victor Xavier ; Brest. GUYARD Prosper ; Brest ; « Dangereux ». HAMELIN Emile ; Lambézellec ; « Dangereux ». MEUNIER Régis, Auguste ; Lambézellec ; « Dangereux ». PAUL Jeanne, Louise ; Brest ; « Très exaltée ». (mention manuscrite : décédée le 19/9/1894) GOURAND Saturnin ; « sans domicile fixe ».
LE GIVRE Jules, Albert ; Brest. LENOIR Louis, Victor ; « Sans domicile fixe ». Trois noms figurent sur deux listes (résidence fixe / habitudes de déplacement). Ce sont : LE MINEZ François ; Lambézellec. SIMONET Auguste, Emile ; Brest. GAUTRON Marc, Joseph ; Brest. En 1894, il n’y a pas d’anarchistes étrangers en résidence dans le Finistère. Aux noms mentionnés ci-dessus, il convient d’ajouter en 1894 les noms de quelques personnes soupçonnées d’anarchisme parce qu’abonnées au journal « La Révolte » : CORRE A. (Docteur) 42, rue de la Mairie à Brest. HERVE demeurant à Lesneven. MORVAN J. 14, rue Petite Eglise (Recouvrance) à Brest. Il faut également ajouter le nom de : Antoine GOUZIEN 83, rue de Brest à Lambézellec, « extrait d’une liste d’abonnés, de correspondants et d’amis fournie par Charles MALATO aux fondateurs du journal « L’Insurgé », organe des Egaux du Xie arrondissement ». On ajoutera enfin le nom de : Louis TREGUIER à Pontanézen « par Lambézellec », « extrait d’une liste de noms saisis au cours d’une perquisition opérée à Paris chez l’anarchiste MASINI ». On arrive ainsi au total de 42 personnes, anarchistes ou soupçonnées d’anarchisme en 1894 dans la région brestoise. On remarquera une fois de plus, qu’à une exception près (HERVE à Lesneven), tous ces individus résident à Brest ou à Lambézellec. La grande majorité est d’ailleurs employée à l’arsenal. Le nombre des anarchistes restera stable (environ une quarantaine) jusqu’en 1900. Puis le syndicalisme révolutionnaire se développant, il augmentera jusqu’à la veille de la première guerre mondiale. 9°) La reprise de la propagande anarchiste La répression déclenchée contre les anarchistes en 1894 eut pour effet immédiat l’arrêt quasi total de la propagande libertaire à Brest durant deux ans et demi, de 1894 à 1896. En février 1894, les anarchistes de Brest firent venir de Toulon un conférencier, Auguste MARCELLIN, afin d’organiser des réunions publiques à Brest et dans les environs, mais il fut arrêté quelques jours après son arrivée sous l’inculpation de vagabondage avant même d’avoir pu donner la moindre conférence. Cette vague de répression provoqua également le départ de Brest d’un certain nombre d’anarchistes qui étaient venus s’y installer en 1893. Ainsi, les perquisitions répétées, les tracasseries policières, les arrestations et les procès eurent-ils raison des compagnons qui cessèrent toute activité jusqu’en 1896. En juillet 1896, l’anarchisme fit sa réapparition à Brest avec un nouvel orateur, BROUSSOULOUX (20) qui donna des conférences les 25,26,27,28 et 29 juillet 1896. De ces cinq conférences, auxquelles, outre la police, plusieurs centaines de personnes assistèrent, nous en retiendrons plus particulièrement une, celle du 29 juillet, qui les résume toutes. Le sujet en était : « La crise économique et les moyens d’en finir. Le militarisme et le parlementarisme » : « Le conférencier BROUSSOULOUX, cherchant des poses et des gestes à la MIRABEAU, un grand besoin de discourir et une grande volubilité de paroles, s’exprime à peu près en ces termes : Le militarisme : Plus d’armée, plus de frontières, ne sommes-nous pas tous frères ? Tenez, vous les ouvriers du port, vous forgez des canons, des fusils…et pourquoi ? Pour tuer des hommes comme vous… Vous dépensez vingt milliards pour cette armée permanente qui profiteraient aux déshérités… Le patriotisme des exploiteurs capitalistes ne va que jusqu’au coffre-fort … La paix est au prix de la fin du monde bourgeois. Le parlementarisme : Les députés sont tous des coquins. Qu’est-ce qu’ils ont fait depuis 25 ans que nous sommes en république ? Rien. Si ! Ils ont discuté la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; moi, je ne veux pas d’Etat, je suis anarchiste –mais non par le fait- et quant à l’Eglise, je suis pour la suppression des églises, des curés et la reprise de tous leurs biens…Avons- nous besoin des lois ? Non car les seules que nous ayons à connaître sont celles de la nature. La crise économique et les moyens d’en finir : L’union des travailleurs est nécessaire à l’humanité. Je ne suis pas de l’avis de ceux qui disent que les machines portent tort à l’ouvrier. Le danger économique c’est que ces machines soient en possession de capitalistes bourgeois qui en font un instrument d’exploitation à nos dépens. Aux mines d’Anzin, l’ouvrier gagne 2,33 francs par jour. Le régime capitaliste n’est plus susceptible d’être modifié, il doit être remplacé par la révolution économique fatale…Nous sommes révolutionnaires parce que nous savons que la révolution se produira…Est-ce qu’ORSINI lorsqu’il a jeté la bombe contre l’empereur n’était pas un révolutionnaire ? Les RAVACHOL, Les Emile HENRY, les VAILLANT, les CASIERO, que je n’approuve pas dans leurs actes car je ne suis pas un partisan de la propagande par le fait, ont cru être utiles à l’humanité. On a fait cette loi inique contre les anarchistes que les collectivistes qui ont soutenu le ministère bourgeois n’ont pas abrogée. Depuis, j’ai cessé d’être collectiviste… » (Rapport du commissaire de police sur la conférence du 29 juillet 1896). Ces conférences organisées par Jean DEMEULE et André BIZIEN, méritent notre plus grande attention. En effet, tout ce qui, quelques années plus tard, constituera les grandes lignes du syndicalisme révolutionnaire à Brest s’y trouve résumé : antimilitarisme, antipatriotisme, anticléricalisme, antiparlementarisme. Et les déclarations de BROUSSOULOUX lors de ces conférences laissent clairement présager l’entrée prochaine des anarchistes dans les syndicats brestois récemment formés. Ainsi, le 27 juillet, BROUSSOULOUX s’écrie : « Camarades, il faut nous préparer à cette révolution économique inévitable et pour cela, il faut former dès ce jour des syndicats corporatifs c’est à dire les maçons entre eux, les tailleurs entre eux etc…Il faut démolir les syndicats qui existent et qui sous prétexte de s’occuper du travailleur forment des politiciens. Ce sont de véritables foyers politiques (21) » et il ajoute « Les questions politiques ne peuvent amener que des conflits, le bonheur du peuple ne repose que sur les questions économiques » (Extrait du rapport du commissaire de police sur la conférence du 27 juillet 1896). Mais qu’en est-il du syndicalisme à Brest en cette année 1896 ? Depuis 1891, année de la création du syndicat du livre, plusieurs syndicats se sont formés : syndicats des ouvriers sur métaux, syndicat des menuisiers en charpente, syndicat des maçons, syndicat de l’ameublement. En avril 1894, ces syndicats se sont regroupés pour constituer l’Union Syndicale des Travailleurs de Brest. Comme on peut le constater, ce n’est que tardivement que les travailleurs brestois commencent à se grouper en syndicats et, de toute évidence, les anarchistes n’ont rien à voir avec l’apparition de ces premiers syndicats comme le prouve une lettre du préfet, datée de décembre 1893, adressée au ministre de l’Intérieur, en réponse à une circulaire ministérielle qui demandait aux préfets de bien vouloir préciser le degré d’implantation révolutionnaire dans les syndicats de leur département : « En réponse à votre circulaire confidentielle du 22 de ce mois, j’ai l’honneur de vous faire connaître qu’aucun des syndicats de mon département ne poursuit, sous les dehors d’association professionnelle, un but politique et révolutionnaire. Ils se consacrent tous à la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux ou agricoles ». En fait c’est surtout avec la création du syndicat de l’arsenal en 1900 que les idées libertaires vont influencer le syndicalisme brestois. En 1896, les conférences de BROUSSOULOUX annoncent l’anarcho-syndicalisme de 1904/1905 et l’entrée en scène de Victor PENGAM, Jules LE GALL (22), Jules ROULLIER (23) pour ne citer que les plus connus. D’ailleurs la plupart des futurs animateurs du syndicalisme révolutionnaire assistent aux conférences de BROUSSOULOUX. Les organisateurs même de ces conférences seront bientôt à la tête des syndicats révolutionnaires brestois (Jean DEMEULE, André BIZIEN). Mais en 1896, le syndicalisme à Brest est encore paternaliste et réformiste. Il entretient de bons rapports avec la municipalité et les milieux catholiques. Il n’inquiète pas comme le montre une lettre du sous- préfet en réponse à un télégramme ministériel qui demandait à nouveau aux préfets d’enquêter sur l’influence des anarchistes dans les syndicats : « En réponse à votre lettre du 3 septembre 1896, relative aux Bourses du travail, j’ai l’honneur de vous faire connaître qu’il n’en existe pas dans mon département. A Brest, neuf syndicats se sont constitués ; cinq ont formé l’Union Syndicale des Travailleurs de Brest qui a pour président le sieur AUBERT (24) et pour secrétaire le sieur CHIRON ; ce dernier qui dirige la politique des syndicats a des idées très avancées mais ne saurait toutefois être considéré comme anarchiste ».
Le troisième recensement des anarchistes (fin 1896)
A la fin de l’année 1896, un nouvel état numérique des anarchistes est établi à Brest. Comme nous l’avons déjà noté, le nombre des anarchistes restera stable jusqu’au développement de l’anarcho-syndicalisme –une quarantaine environ. Il est intéressant de constater que, malgré la répression, ce nombre ne baisse pas. En 1896, de nouvelles recrues viennent compenser les départs et les décès. Il s’agit de : BUATOIS Claude, Marie, Prosper, né le 22 avril 1874 en Saône-et-Loire. « Anarchiste militant. S’occupe de contrebande d’alcool. Des journaux libertaires ont été trouvés à son domicile lors d’une perquisition faite par le service des contributions indirectes ». BOUQUET, Eugène, né le 2 juin 1853 à Brest ; tailleur d’habits. « A été patron et c’est par suite d’inconduite qu’il est devenu simple ouvrier. C’est un déclassé qui ne fréquente plus que les réunions anarchistes. A surveiller de très près. » GIRBAL Benoît, né en 1868 ; marchand forain ; « sans domicile fixe » (quitte Brest en 1897). KERRIEN Théophile, né en 1872 à Tréguier ; menuisier au port ; 35, Grand’Rue à Brest. MODEST Louis, Pierre ; né le 6 mars 1875 à Brest ; mécanicien au port ; 6, rue de Turenne à Brest. MEUNIER Noël, Marie ; né le 8 octobre 1869 à Huelgoat ; charpentier au port ; 46, rue Keravel à Brest.
En 1896, si la répression de l’anarchisme est moins vigoureuse que deux ans auparavant, les perquisitions n’en continuent pas moins à faire partie de la vie quotidienne des compagnons anarchistes. Ces perquisitions d’ailleurs ne donnent plus guère de résultats puisque d’une part, elles ne fournissent rien qui puisse entraîner des condamnations et que d’autre part, les anarchistes s’y étant habitués, elles n’entravent plus leur action. Elles permettent cependant à la police de saisir quelques lettres ou quelques papiers confidentiels comme par exemple cette copie d’une lettre de Benoît GIRBAL à Sébastien FAURE, envoyée quelque temps auparavant alors que GIRBAL se trouvait à Lorient : « Mon cher coreligionnaire politique, Il y a quelques temps, j’ai eu l’honneur et l’avantage de solliciter de votre bienveillant concours pour ouvrir une souscription en faveur des infortunés espagnols persécutés en haine de nos opinions. Je manquerais donc à un devoir de solidarité si, étant un des promoteurs de l’idée mise à exécution par notre puissant auxiliaire ROCHEFORT, je ne venais vous faire parvenir ma modeste obole en faveur de ceux qui ont souffert pour nos nobles pensées. Je suis loin d’être rupin. Je suis camelot et les pourris sont sceptiques ; les affaires difficiles, dures, néanmoins je vous adresse un bon de poste de 3 Fr. 25 dont 1 Fr. 50 à distribuer aux réfugiés espagnols, 1 Fr. 50 pour la Ligue d’Enseignement Libertaire, 0 Fr. 25 pour que vous me fassiez parvenir, poste restante à Lorient aux initiales de G.B., les deux derniers exemplaires parus du Libertaire. Confiant sur votre bienveillance pour l’exécution de ces trois choses, je suis et je reste un contempteur de toute autorité, de tous les préjugés et une victime de la société de ceux qui se sont investis du droit de légiférer ou d’appliquer ce que l’on est, dans l’état social actuel, convenu d’appeler la justice et que je puis qualifier d’oppression de la volonté, de la force contre le droit. En attendant l’ère du triomphe de nos idées, je vous prie d’agréer l’expression de mon admiration pour le courage héroïque et l’abnégation profonde avec lesquels vous luttez dans l’intérêt de notre noble et sublime pensée. Je fais des vœux ardents pour la destruction des contempteurs de tous les droits de l’humanité, des tyrans et des despotes qui dans leur intérêt personnel nous persécutent avec violence et fureur, et je termine en vous disant salut, fraternité et courage en un avenir meilleur. Un anarchiste conscient, G.B. »
L’enracinement de l’anarchisme à Brest (1897-1903)
A partir de 1897, la présence anarchiste s’affirme et se renforce à Brest. Les réunions, les conférences, les manifestations de rue aussi, se multiplient. Désormais, la propagande libertaire se développe suivant deux axes bien définis : L’anticléricalisme. Le syndicalisme. L’antimilitarisme, plutôt que de faire l’objet d’une campagne particulière, est désormais intégré à l’action syndicale des anarchistes. D’ailleurs, l’antimilitarisme, partie intégrante du syndicalisme révolutionnaire, posera à partir de 1900, un problème grave aux autorités de l’arsenal. Le 10 février 1897, une affiche du « Libertaire » contre la religion est placardée dans les rues de Brest. Par quelques phrases brèves, elle appelle à l’action contre le cléricalisme : « Contre le cléricalisme, Camarades de tous les pays, En France, la religion est moins une croyance qu’une force au service des dirigeants et des patrons. Aussi le cléricalisme s’adaptant aux nécessités du milieu a-t-il modernisé ses procédés inquisitoriaux : Par l’éducation, il cherche à s’emparer de l’enfance. Par le confessionnal, il s’introduit dans la famille. Par l’œuvre des patronages, il pèse sur l’adolescent. Par les cercles catholiques et les groupes chrétiens, il s’efforce de conserver sur l âge mûr l’influence acquise sur la jeunesse. Par les syndicats mixtes, il maintient l’ouvrier, même hors de l’atelier, sous la surveillance du patron. Agissons donc ! Que les conférences se multiplient, Que les conférences se succèdent, Défendons-nous ! Le Libertaire » Dès lors, la propagande anticléricale, menée essentiellement par les anarchistes, connaît à Brest, un développement spectaculaire. A partir de 1899, des conférenciers renommés tel Sébastien FAURE, Louise MICHEL ou Séraphine PAJAUD viennent à Brest. Des centaines, parfois des milliers de personnes viennent les écouter. Ainsi le 21 décembre 1899, quand Sébastien FAURE vient à Brest parler de « L’absurdité des religions », 2000 personnes sont dans la salle pour l’écouter. Nul doute que l’anticléricalisme, l’anticléricalisme ouvrier, fut à Brest l’un des moteurs du développement de l’anarchisme. Les conférences anticléricales connaissaient à Brest un succès sans égal en Bretagne. Sébastien FAURE revint d’ailleurs à Brest plusieurs fois pour tonner contre la « calotte ». Les 14 et 16 janvier 1901, il donna encore deux conférences à la salle de Venise, conférences organisées cette fois-ci par la « Libre Pensée Bretonne » (25). En juin 1901, une ex-religieuse trappiste, Marie MURJAS (26), vint à Brest donner deux conférences, toujours sous les auspices de la « Libre Pensée Bretonne ». La première eut lieu le 5 juin à la salle de Venise. La conférencière parla des couvents et de la question religieuse et termina en prêchant la révolution sociale. Six à sept cents personnes assistaient à cette conférence mais selon la police, « le succès de cette réunion est dû en partie à ce que c’était jour de paye et parmi les assistants beaucoup étaient déjà pris de boisson ». Le 8 juin, autre conférence de Marie MURJAS, le jour de paye est passé, il y a pourtant toujours beaucoup de monde : cinq à six cents personnes selon la police. Cette nouvelle conférence fut en réalité un long affrontement oratoire entre la conférencière et les socialistes présents dans la salle : Marie MURJAS, s’étant dès le début déclarée libertaire, se livra ensuite à une vigoureuse attaque contre les socialistes, déclarant notamment qu’avec eux, il y aurait toujours des gendarmes, des soldats, des juges. Les socialistes répliquèrent et la conférence dévia de son sujet anticlérical. De nombreuses autres conférences et réunions anticléricales furent organisées. Notons une conférence de Régis MEUNIER, enfin libéré du bagne, qui parla des religieuses le 5 juillet 1902. Notons également les conférences de Séraphine PAJAUD (27) en février 1902 et novembre 1904 et la venue à Brest de Louise MICHEL qui donna une conférence le 2 octobre 1903 avec pour sujet « Pourquoi des églises ? Pourquoi des châteaux ? ». Ces conférences anticléricales rencontrèrent un vif succès parmi la population ouvrière brestoise, d’autant plus que la propagande anticléricale fut relayée à partir de 1900 par le syndicalisme révolutionnaire. Ainsi le 18 février 1903, les ouvriers manifestent devant la préfecture maritime aux cris de « Vive la Sociale ! Vive l’Anarchie ! A bas la calotte ! » après l’arrestation d’un frère des écoles chrétiennes accusé d’attentat aux mœurs sur la personne d’un de ses élèves. Le 7 avril 1903, on manifeste à nouveau pour protester contre l’acquittement de ce religieux. Le syndicalisme –second axe du développement de l’anarchisme à Brest à partir de 1897- a déjà fait l’objet de plusieurs études (28). Nous avons vu que lors de ses conférences en 1896, BROUSSOULOUX avait préconisé l’entrée des anarchistes dans les syndicats. L’idée fit lentement son chemin. En mai 1897, BROUSSOULOUX revint à Brest parler des « moyens de faire la Révolution Sociale avec certitude ». Plus d’un millier de personnes vinrent l’écouter. Il semble que dans un premier temps, la tactique des anarchistes fut de provoquer l’affrontement avec les socialistes qui étaient à la tête des syndicats brestois et de dénoncer le socialisme parlementaire à chaque fois que l’occasion s’en présentait. BROUSSOULOUX n’avait-il pas déclaré lors d’une de ses conférences en juillet 1896 : « Il faut démolir les syndicats existants qui sous prétexte de s’occuper des travailleurs, forment des politiciens ». C’était là une attaque directe contre Victor CHIRON et Victor AUBERT, chefs des socialistes brestois et en même temps, dirigeants de l’Union Syndicale des Travailleurs de Brest. Pour démolir les syndicats existants, il fallait d’abord réduire l’influence que les socialistes parlementaires conservaient sur la classe ouvrière brestoise. Les anarchistes le comprirent fort bien et s’employèrent dès lors à multiplier avec eux les heurts et les tensions. Le 7 mai 1897, au cours de sa conférence sur « les moyens de faire la Révolution Sociale avec certitude », BROUSSOULOUX déclara encore que « pas plus que les radicaux, que les opportunistes, les socialistes ne sont les hommes des anarchistes », précision supplémentaire, peut-être pas inutile pour des ouvriers qui ne faisaient guère de différences entre les diverses écoles du socialisme. Cependant les anarchistes n’eurent pas besoin de « démolir » les syndicats déjà existants pour radicaliser le syndicalisme à Brest ; en effet, c’est surtout par le biais de la création du syndicat de l’arsenal que l’anarchisme va influencer considérablement le syndicalisme brestois et l’amener à une théorie et une pratique révolutionnaire. Le syndicat de l’arsenal est de création tardive. La constitution des syndicats dans les arsenaux débute à Toulon en 1898, puis à Lorient en 1899. A Brest, les ouvriers étaient groupés dans un « Comité ouvrier du port de Brest », organisation paternaliste animée par le député radical ISNARD. C’est en avril 1900 que ce comité se transforma en syndicat sous l’impulsion d’un ouvrier mouleur Jean VIBERT (29). Très rapidement, le syndicat regroupa près de 3000 ouvriers. Dans les années suivantes, le syndicat de l’arsenal devint l’étalon du syndicalisme dans la région, instaurant un climat revendicatif permanent à Brest et se donnant en modèle à l’ensemble des travailleurs brestois. De part leur nombre à l’arsenal, les anarchistes se trouvaient en position de force au sein du nouveau syndicat, leur habileté fit le reste… Si l’anticléricalisme et le syndicalisme sont désormais les deux chevaux de bataille des anarchistes brestois, l’affaire DREYFUS va également leur donner l’occasion de mener campagne contre la réaction. En juin 1899, les compagnons placardèrent en ville des affiches en faveur de DREYFUS : « Appel aux hommes de vérité, de lumière et de justice Travailleurs brestois, DREYFUS, la victime des empanachés de l’état-major, débarquera à Brest, en toute probabilité, le 23 courant (30). Citoyens, dans les milieux pourris de la réaction, on conspire, on veut apeurer les pouvoirs publics et terroriser les défenseurs de la lumière et de la vérité. Tous les ennemis de la république, le déchet du boulangisme, le résidu du trône et de l’autel ; tous les partisans des ténèbres du passé, unis avec la tourbe nobiliaire qui rêve au bon vieux temps de droit de jambage, déportation et mesures inquisitoriales ; tous ces ennemis du peuple se lèveront pour braver la lumière et la justice représentées en la personne du capitaine DREYFUS. Citoyens ! Les laisserons-nous faire ? Les laisserons-nous triompher ? Ne leur barrerons-nous pas la route ? Travailleurs brestois, Nos frères de Paris, révolutionnaires affranchis ont fait leur devoir, à nous de faire le nôtre en acclamant la liberté et la lumière. N’oublions pas qu’en ce moment le monde entier a les yeux fixé sur Brest. La réaction profitera de cette attention pour manifester en bloc contre DREYFUS et contre la Liberté. Hommes de lumière, nous ne permettrons pas à ceux qui rêvent d’étrangler la République de s’emparer de la rue ; nous saurons y tenir notre place et si les circonstances l’exigent, nous devrons les expulser. C’est à nous de répondre aux appels d’insurrection par l’insurrection elle-même. Citoyen brestois, Levez-vous pour venir défendre les principes que vous a légués la Révolution. Le groupe de coalition révolutionnaire de Brest » Le 26 juin, les anarchistes tentèrent d’organiser une grande réunion publique sur l ‘affaire DREYFUS avec BROUSSOULOUX, rédacteur au Journal du Peuple (31) pour l’occasion, et apposèrent des affiches en ville annonçant la réunion en ces termes :
« Salle du Treillis Vert Aujourd’hui 26 juin 1899 à 8 heures ½ du soir Grande manifestation populaire Organisée par le citoyen Broussouloux, rédacteur au Journal du Peuple _________ sujets traités : Sabre et goupillon ! De la boue et du sang ! Sus à la réaction ! __________ Peuple de Brest , debout ! Laisserez-vous les calotins et les soudards imposer à l’humanité cette suprême honte : la condamnation d’un innocent ? Laisserez-vous le cléricalisme et le militarisme supprimer les quelques libertés acquises au prix de quatre révolutions ? Laisserez-vous préparer le coup d’état permettant d’opérer une saignée populaire ? Non ! n’est-ce pas ? Alors en avant ! Sus à la réaction ! A bas les jésuites ! Vive la liberté ! Entrée : 0,10 Fr. pour les frais. » Mais la réunion annoncée n’eut pas lieu. Le propriétaire de la Salle du Treillis Vert refusa au dernier moment. BROUSSOULOUX voulut alors tenir la réunion prévue sur la place même mais la police l’en empêcha. Suivi de 1200 personnes, il tenta d’organiser une manifestation en ville : à 21 heures, malgré l’intervention de la police, une partie des manifestants réussit à défiler dans la rue de Siam. Trois arrestations furent opérées pour tapage nocturne. Finalement, après une dernière tentative de rassemblement Place du Champ de Bataille, les choses en restèrent là. Les archives ne semblent pas avoir gardé la trace d’autres actions menées à Brest par les anarchistes en faveur de DREYFUS. Notons cependant que l’agitation anarchiste menée au plan national à l’occasion de l’Affaire DREYFUS permit de faire libérer un certain nombre d’anarchistes envoyés au bagne, parmi ceux-ci Régis MEUNIER qui, libéré en 1902, revint s’installer à Brest la même année. 12°) Epilogue A partir de 1903, les réunions et conférences spécifiquement anarchistes sont moins nombreuses. Les principaux militants délaissent la propagande et l’action anarchistes pour le syndicalisme révolutionnaire (32) qui va désormais connaître à Brest un développement important. DEMEULE et BIZIEN sont alors parmi les dirigeants du syndicat du port. Dans le même temps, une nouvelle génération de jeunes militants apparaît nourris au lait des conférences de BROUSSOULOUX ou Sébastien FAURE. Parmi ces jeunes anarchistes, deux se font plus particulièrement remarquer en créant en 1903 le premier groupe de la « Jeunesse Syndicaliste de France », groupe que la police tiendra pour responsable de la vague de grèves violentes de 1904 qui vaudra à Brest son surnom de « Brest La Rouge » : il s’agit de Victor PENGAM et de Jules LE GALL. Tous deux animeront le mouvement libertaire et syndicaliste jusqu’à la première guerre mondiale et même après (33). En 1904, profitant de l’essor du syndicalisme révolutionnaire, les socialistes parviennent à conquérir la mairie…
Groupe La Sociale de la Fédération Anarchiste à dimanche, juin 26, 2022