On n’a jamais autant célébré son œuvre. Comme si finalement, ses furies antisémites n’étaient qu’un point de détail.
On n’en aura donc jamais fini avec Céline. Quand on ne songe pas à publier ses immondes pamphlets antisémites, on exhume de derrière les cadavres plusieurs romans inédits. Ou alors, histoire d’égayer l’été et de ne pas bronzer bêtement, on se permet de proposer à ses lecteurs un hors-série entièrement consacré à sa personne. À quand des figurines Panini tirées des personnages de ses romans ou des pièces de monnaie à son effigie ?
Étrange et singulière fascination que celle exercée par Céline sur le monde littéraire hexagonal. Voilà un auteur qui fut donc la pire des crapules antisémites et dont pourtant on ne cesse à longueur d’années de louer le génie sans que finalement personne n’y trouve rien à redire. Le génie, s’il existe, n’excuse pas tout. Céline fut non seulement maladivement antisémite –maladie hélas extrêmement contagieuse– mais sa haine des juifs atteignit de tels sommets qu’on peut lui incomber une part de responsabilité dans les massacres commis en France comme ailleurs sur les populations juives.
D’une certaine manière, sans Céline et ses outrances, il n’y a pas de Vel d’Hiv.
Qu’importe ! Année après année, comme un exercice mémoriel inscrit dans le marbre de la constitution, il faut nous incliner devant la grandeur de cet écrivain hors norme, le seul avec Proust à être de taille à souffrir la comparaison avec les autres géants de son siècle, Faulkner, Joyce et compagnie… C’est là affaire d’honneur national, semble-t-il. Évidemment, eût-il écrit avec une rage aussi égale pareilles infamies envers toute autre minorité –n’importe laquelle– qu’aujourd’hui personne n’oserait entretenir un quelconque rapport avec lui. À raison, la société dans son ensemble ne le permettrait pas.
Mais quand il s’agit des juifs, tout est permis ou presque.
Il est vrai que ces derniers possèdent les épaules assez larges pour supporter cette délicate attention. Ils en ont vu d’autres et des bien pires. Pour autant, si débonnaires soient-ils, ils ne sont point aveugles et dans le secret de leurs pensées, ils s’interrogent sur ce que cette passion dit de la France et de son élite culturelle. De cette fascination pour le sordide dont on s’enivre à satiété comme s’il s’agissait d’exalter ce grouillement d’inhumanité, cette salissure de l’âme, qui sommeille en chacun de nous.
Il ne faut jamais oublier que d’entre tous les pays occupés, seule la France fit œuvre de collaboration jusqu’à prendre de vitesse les autorités allemandes quant au sort de sa population juive. C’est dire à quel point l’obsession antisémite courait (court ?) depuis l’affaire Dreyfus dans l’imaginaire national, du policier zélé à l’intellectuel de salon. Une sorte de seconde nature dont on aurait pu penser qu’avec le temps, on aurait cherché à calmer les ardeurs.
Or à travers le cas Céline et sa constante et pléthorique actualité, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Parions que tout autre pays que la France aurait adopté une certaine distance vis-à-vis de son œuvre. Ne serait-ce que par respect vis-à-vis des souffrances endurées par sa population juive, de ces milliers d’enfants trimballés du Vel d’Hiv à Auschwitz, et assassinés dans les conditions que l’on sait. Par une sorte de retenue compassionnelle, pour ne point se retrouver sans cesse à justifier l’injustifiable, on aurait laissé s’épuiser la popularité de ce romancier si équivoque.
Rien de tel ne s’est produit en France. On continue encore aujourd’hui à célébrer avec ostentation son œuvre. Comme si finalement sa part d’ombre, cet antisémitisme galopant pesait peu comparé à la grandeur supposée de ses romans. Un point de détail, pas plus... quand on ne s’époumone pas à longueur de colonnes pour conjurer le lecteur d’opérer la sacro-sainte séparation de l’homme avec son œuvre –Goebbels eût-il écrit La Chartreuse de Parme que l’œuvre serait encore aux programmes de nos classes de lycée.
Ce n’est point qu’il faille cesser de lire Céline. Lisez-le autant qu’il vous chante. Non, ce qui doit s’interrompre, c’est le culte tout azimuts de sa personnalité, cette manière très discutable de perpétuer sa postérité littéraire. On ne demande pas le silence, sa mise au rebut, sa disparition de nos bibliothèques –surtout pas. Juste un minimum de décence associé à une mise en garde : quand par deux fois, un candidat de l’extrême droite arrive au second tour de l’élection présidentielle, au souvenir de ce que fut la vérité de la collaboration dans ce pays, on réfléchit à deux fois avant de céder aux sirènes de la réhabilitation d’un auteur si étroitement lié à cette période et à ses ensanglantements.
À trois fois, même.
Laurent Sagalovitsch