Publié chez Grasset, « Assemblées », le premier roman de la députée insoumise de Seine-Saint-Denis Clémentine Autain réussit la synthèse entre le plat et le ridicule. Dans un style qui ferait passer Aymeric Caron pour la réincarnation de Balzac.
« Lila déteste l’expression "tomber amoureuse" parce qu’elle raconte une chose qui échappe, une chute. Pourtant, seule dans sa chambre d’hôtel alors qu’elle se brosse les dents, enfile un tee-shirt et met son portable à charger, Lila ne trouve pas d’autres mots pour exprimer ce qu’elle ressent. » On ne le sait pas encore à ce moment-là, mais cet incipit du roman Assemblées de Clémentine Autain (Grasset) ne dévoile pas seulement l’intrigue du livre, il est également une bouleversante évocation en creux de la figure de l’auteur, qui parvient, lui, au contraire des personnages, à trouver les mots.
« La littérature, ce sont des mots qui ne se satisfont pas de n’être que des mots », disait Pierre Jourde dans son excellent essai La littérature sans estomac. C’est ce que fait Clémentine Autain qui refuse obstinément toute facilité langagière pour atteindre l’universel dans un style qui n’est pas sans rappeler les meilleures pages de Katherine Pancol. Elle crée une nouvelle langue, à la frontière entre les tics journalistiques, les éléments de langage politiques, le coaching en développement personnel et les anglicismes : « un mental en zone de turbulences », « Jeanne (…) trace sa route vers les toilettes », « Antoine sort de sa zone de confort », « Estelle prend une bouffée de réassurance », « une batterie d’arguments », « le langage de leurs corps », « Lila revisite sa propre allure », « le désir avec un grand D », « casser les codes » « elle est sortie de sa bulle », « pourquoi diable Antoine se met-il dans un corner ? », « un côté vintage ».
Les scènes de rencontre relèguent nos grands auteurs aux oubliettes et pourraient aisément figurer dans les masterclass de Bernard Werber pour écrivains en herbe : « Elle sut immédiatement qu’il y aurait un avant et un après cette seconde qui la bouleversa », « L’effet aphrodisiaque d’Antoine emporte tout, son insupportable Bonjour mademoiselle, son alliance en or massif qui brille encore, sa Rolex qui dépasse de la manche de son costume. » Quant aux scènes d’amour, elles sont tout aussi sublimes. Tout juste regrette-t-on parfois qu’on n’ait pas utilisé certaines formules pour des publicités pour parfums, comme : « Alors, elle se laisse transporter par les vapeurs du désir ».
Malgré la perfection du style, la romancière ne peut s’empêcher d’accompagner le récit de réflexions sur le langage, comme si elle ne pouvait se contenter de ses formules pourtant inégalables. Ainsi, lorsqu’elle nous apprend que l’un de ses personnages « matait les fesses », elle s’interroge immédiatement : « comment le dire autrement ? ». Honnêtement, on ne voit pas. D’ailleurs, elle n’hésite pas à réinventer la langue, comme lorsqu’elle dit de ses héroïnes qu’elles sont « toujours partantes pour faire quatre ou cinq cents coups » (vous l’avez ?), ou qu’un autre personnage a eu l’impression d’attendre « un siècle ou deux ».
Accompagner le lecteur
C’est également la précision de son propos qui interpelle. À plusieurs reprises, elle ne manque pas de détailler que lorsqu’un personnage pense, il le fait « dans sa tête ». D’ailleurs, lorsqu’elle confond les expressions « faire campagne » et « battre la campagne », ce ne peut être qu’une distraction.
Elle a aussi l’immense mérite de prendre le lecteur par la main afin qu’il ne se perde pas dans les dédales de sa pensée complexe. Clémentine Autain, c’est Gilles Le Gendre fait romancière. Lorsque Lila, qui a un rendez-vous galant avec Antoine et doit choisir sa paire de chaussures, « s’arrête sans hésiter sur ses escarpins à talons compensés », elle ajoute astucieusement : « comme si elle voulait se grandir face à Antoine », au cas où l’on n’aurait pas compris. De même, lorsqu’Estelle, qui cherche une thérapeute compétente, « tomb(e) sur madame Serein », la narratrice prend la peine d’ajouter : « Ce nom de famille lui avait inspiré confiance, il avait sonné comme un coup du destin. » Le patronyme était sans doute trop subtil pour le quidam.
Certes, il y a deux ou trois incohérences, comme lorsque l’une des héroïnes « perd pied » et « oublie tous ses plans » en embrassant son amant. Elle avait auparavant commencé par « saisir son sexe », il faut reconnaître que c’est rarement le moment idéal pour débuter une conversation. De même, lorsque la narratrice s’interroge : « Après tout, n’est-elle pas en train de devenir une autre ? À moins qu’elle ne devienne elle-même, ce qui reste une autre », on n’est pas sûr de comprendre toutes les subtilités du raisonnement. Mais ces passages un peu moins réussis sont largement compensés par une explication très détaillée de la façon dont Jeanne se fait vomir, ou la description intégrale de l’épilation quasi-intégrale de Lila qui se sent changée de façon invisible, comme dans les meilleures pubs pour serviettes hygiéniques.
Effacer les clichés
Quant à l’intrigue, on ne saurait la résumer tant elle échappe aux clichés. Pour faire vite, on pourrait dire que c’est l’histoire d’un quadragénaire un peu bourgeois et conservateur qui séduit malgré ses défauts tout ce qui bouge, à commencer par les trois héroïnes du livre, puis qui décède d’une crise cardiaque, libérant par là même ces pauvres femmes brimées de l’emprise du patriarcat. Mais ce serait faire injure à cette œuvre majeure que de la réduire à ces approximations en oubliant par exemple sa portée métaphysique : « ils avaient déploré le temps qui file à la vitesse de l’éclair ».
En réalité, l’épaisseur psychologique de chaque personnage est sidérante. Lila, par exemple, « n’a jamais supporté de rester sagement à la place qui lui est réservée », autant dire que « ce n’est pas maintenant qu’elle va commencer ». Sacrée Lila, en voilà une qui n’a pas froid aux yeux ! Elle ne tombe pas amoureuse de n’importe qui : « Quand Antoine lui adressa un large sourire, Lila vit dans sa dent de devant qui en chevauchait une autre un charme singulier, la signature d’une personnalité ». Heureusement qu’il n’a pas louché, elle n’aurait pu faire autrement que de lui consacrer sa vie. Lorsqu’elle écrit, dans son nouvel essai en cours : « Ce vent de financiarisation de l’économie s’abat sur le monde comme un ouragan », Lila est tout à coup saisie d’un doute et « juge sa phrase convenue ». C’est pourtant, et de très loin, l’une des meilleures du livre.
Les béni-oui-oui du Président
Jeanne, quant à elle, « écoute toujours la musique à fond, elle est à fond » et « adore attendre un homme, ou alors elle ne sait pas faire autrement » (On espère qu’elle va déconstruire ce penchant de toute urgence !). Elle est « venue à la politique d’abord par l’écologie », et lorsqu’elle boit une canette de Coca zéro, « s’en veut de ne pas boire développement durable ». Fort heureusement, elle se rattrape en buvant du « lait de soja », en se promenant avec « son sac en toile bio sur lequel est imprimé GRL PWR », et en aimant « cancaner sur tous ces béni-oui-oui du Président ». « Ça, c’est d’la meuf ! » aurait-on envie de s’enthousiasmer si la volonté d’élévation du roman ne nous rappelait constamment à la retenue.
Estelle, enfin, la femme polytrompée d’Antoine, n’a pourtant « besoin de personne pour se démaquiller, se mettre au lit, finir peut-être le dernier roman de Jérôme Ferrari, éteindre la lumière ». Loin des poncifs, elle « remarque combien faire chauffer la carte bleue soulag(e) sa déprime ». Elle découvre sur le tard, aveuglée jusqu’alors par le sexisme de son mari « ces termes imprimés qui arrivent presque vierges dans sa tête : sororité, genre, patriarcat, queer… Des mots familiers sans être bien connus qui lui paraissent soudain dérangeants ». C’est si vrai : quand brisera-t-on enfin le tabou de leur emploi ?
La réponse se trouve peut-être dans la mort d’Antoine. C’est ce que suggère l’un des personnages à Lila : « Pardon mais c’est à se demander si sa mort ne t’a pas sauvée. » Au cas où cette morale digne des plus grandes fables de La Fontaine ne serait pas assez claire, elle sera de nouveau évoquée par un autre personnage : « J’ai l’impression que la mort d’Antoine symbolise la fin d’un monde. » Pour le dire autrement, un bon non-féministe est un non-féministe mort. Heureusement, les femmes veillent désormais. Ainsi, si l’une des héroïnes ne voit rien à redire à l’attitude de l’homme qui scrute son derrière, elle le traite de « connard » quand celui-ci propose de payer son verre car « dans chaque acte apparemment anodin entre un homme et une femme, deux mille ans d’histoire entre les sexes sont susceptibles de s’inviter ». La galanterie ne passera pas !
Enfin, il y a chez l’auteur un inimitable art de la chute. Aucun chapitre n’y échappe, ni celui qui se conclut par ce trait d’esprit : « Elle se laisse conduire par le désir de cet homme qui semble savoir ce qu’il veut, où il va. Elle se demande juste s’il n’a pas changé de déodorant », ni cet autre, encore plus bouleversant et dont on se demande encore s’il n’est pas un hommage à feu Tonton David : « Quelque chose ne tourne pas rond. »
On ne sera donc pas étonné que la chute du roman nous emmène dans les plus hautes sphères. Certains croyaient naïvement que les plus grands excipits avaient été écrits par Flaubert dans L’Éducation sentimentale ou Giono dans Un roi sans divertissement. C’était avant de lire les dernières lignes du roman de Clémentine Autain. Lila, qui écoute la conversation de deux féministes, est « saisie par la justesse et la simplicité des mots prononcés, elle s’avance vers les deux femmes : Et maintenant, on fait comment ? » On fait comment ? Osons formuler une réponse en forme de proposition : et si on lisait de vrais livres ?
Samuel Piquet