Demain Le Grand Soir
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Il renaît ce mardi 27 octobre 2014 de ses cendres.

" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Antonio Gramsci : Adresse aux anarchistes
Article mis en ligne le 28 août 2022
dernière modification le 21 août 2022

par siksatnam

Ci-dessous deux textes envoyés par Jacques Ducol (un intellectuel marxiste). Une nouvelle fois, nous ne partageons l’ensemble du point de vue, notamment la sous-estimation par Gramsci du poids de l’anarcho-syndicalisme dans la classe ouvrière à cette époque (et particulièrement en Espagne, en Italie, en Argentine, à Cuba, aux États unis, en France, au Chili, au Brésil, au Portugal, à l’est de l’Ukraine, en Bolivie, au Mexique, etc... et même en Manchourie et en Corée !). Cet anarcho-syndicalisme s’attachant justement à donner un sens politique au syndicalisme pour dépasser le cadre strictement revendicatif. L’exemple le plus abouti de cette démarche se concrétisant par les résolutions du congrès de Saragosse de la CNT, en 1936, peu de temps avant l’insurrection fasciste, qui déclarent vouloir instaurer le communisme libertaire. Résolutions qui se verront réaliser par la collectivisation et la socialisation des terres et des usines dès l’été 36, par une large majorité du prolétariat (bien au delà des seuls rangs de la CNT) et qui démontreront, dans les faits, que l’anarchisme peut être largement porté et développer dans la classe ouvrière et lui servir de vecteur essentiel à son émancipation (en zappant la passage par "le parti d’avant garde)...

1) Les Conseils, point de départ pour dépasser le capitalisme ?

Au cours de cette période, Gramsci ne manque pas de marquer sa différence tant par rapport à ses camarades du Parti socialiste qu’à ceux, plus proches, de l’Ordine Nuovo. Il refuse par exemple de considérer avec Serrati (représentant du courant majoritaire au sein du Parti aux Assises de Florence de novembre 1917, puis à celles de Bologne en novembre 1918) que faire voter les non-organisés est une aberration, ou que la dictature du prolétariat doit être la dictature consciente du Parti socialiste (comme Gramsci le répétera souvent par la suite, la dictature du prolétariat est la dictature d’une classe, et non pas d’un parti, quand bien même ce parti représenterait aux mieux les intérêts de cette classe). Mais l’argumentation de Serrati repose sur la distinction, que Gramsci et ses camarades refusent, entre les Soviets, organisations politiques et instruments de gouvernement au service d’une révolution victorieuse, et les Conseils d’usine, organismes techniques au service de la production et du développement industriel : si Gramsci ne nie pas la dimension technique des Conseils, il reste qu’ils ont pour lui une dimension nécessairement politique dans la mesure où c’est bien sur le lieu de la production que doit naître et se développer le processus révolutionnaire.

Mais il s’oppose également à Tasca sur la façon dont il faut interpréter le mouvement des Conseils et sur les rapports que ces nouvelles structures doivent entretenir avec les organisations de la classe ouvrière déjà existantes, le parti et le syndicat : faut-il que le syndicat soit en position subordonnée face à des Conseils reconnus comme la forme historique la mieux adaptée à cette nouvelle période révolutionnaire, ou, au contraire, faut-il entraver le développement de ces Conseils afin de conserver au syndicat son traditionnel pouvoir de décision sur les questions intéressant le monde du travail, quitte à laisser au parti la charge de faire les choix politiques appropriés ? Jusqu’en mars 1920, Tasca et Gramsci sont sur la même « longueur d’onde », tous les deux estimant que les Conseils doivent constituer la base de la nouvelle démocratie prolétarienne et qu’ils sont la garantie la plus sûre de la victoire à venir de la société communiste. Comme le rappelle Gramsci dans son analyse de la défaite ouvrière lors de « la grève des aiguilles » (lo sciopero delle lancette) , il n’y a que « le Conseil d’usine et le système des Conseils qui pourront satisfaire » le besoin de changer les choses, le besoin de révolution qui perdure « dans la conscience des ouvriers » ; parce que, élus par les ouvriers, « ses membres » sont continuellement sous leur contrôle, et « peuvent être révoqués à tout instant », tout le contraire d’une organisation syndicale comme la CGL composée « d’employés arrivés à ce poste grâce à des manœuvres bureaucratiques, grâce à certaines amitiés » et qui, de plus, « ne voient même pas ce que les industriels et l’Etat préparent, qui ne connaissent pas la vie de l’usine et les besoins des ouvriers ». Et l’auteur de conclure qu’il faut non pas se couper des syndicats traditionnels, mais agir également en leur sein pour que toutes les forces convergent : « Il faut coordonner Turin et les forces syndicales révolutionnaires de toute l’Italie, pour jeter les bases d’un plan organique de rénovation de l’appareil syndical qui permette à la volonté des masses de s’exprimer » (Superstition et réalité, NCF, 215, article non signé mais attribué à Gramsci). De nombreux textes montrent que Tasca dans un premier temps est d’accord avec la position qui consiste à donner la priorité aux Conseils pour mener à bien la lutte révolutionnaire, mais qu’il va ensuite infléchir sa position en mettant sur le même plan les Conseils d’usine, les syndicats et le Parti considérés tous ensemble comme les instruments d’une unique marche vers le pouvoir, ajoutant même que d’autres structures comme les Coopératives, les Bourses du Travail etc., peuvent avoir, au même titre, une dimension révolutionnaire si l’on s’efforce de faire converger leurs actions, si elles sont organisées sur de nouvelles bases. Et c’est là le point de rupture essentiel avec Tasca qui, aux yeux de Gramsci, ne semble pas comprendre le caractère historiquement nouveau des Conseils, même s’il leur reconnaît une signification révolutionnaire évidente. Lisons ce passage d’un article de l’Ordine Nuovo intitulé Le rapport Tasca et le Congrès de la Bourse du Travail de Turin et daté du 5 juin 1920 : « Nous, nous concevons le Conseil d’usine comme une institution absolument originale, qui naît de la situation imposée à la classe ouvrière, dans la période historique actuelle, par la structure même du capitalisme, comme une institution qui ne peut pas être confondue avec le syndicat, qui ne peut pas être liée et subordonnée au syndicat, mais qui au contraire, en naissant et en se développant, détermine des changements radicaux dans la structure et dans la forme du syndicat ». Avec en toile de fond le problème concret de la réorganisation de la section socialiste de Turin, c’est la rupture définitive entre celui que Gramsci définira comme « réformiste » et celui que Tasca n’hésitera pas à qualifier d’ « anarchosyndicaliste » . Gramsci répond facilement à cette attaque en soulignant que l’on doit reconnaître que les anarchistes ont joué un rôle non négligeable dans le mouvement des Conseils, qu’il est même possible « d’arriver à un compromis dans le conflit qui oppose communistes et anarchistes », mais seulement avec « les groupes anarchistes formés d’ouvriers ayant acquis une conscience de classe », en aucun cas avec « les groupes anarchistes d’intellectuels, professionnels de l’idéologie » (Discours aux anarchistes, NCF, 208). Pourquoi ? Parce que, concrètement, pour les ouvriers libertaires, l’anarchisme semble une arme authentique pour lutter contre la bourgeoisie, parce que l’Etat qu’ils combattent n’est pas « l’Etat en soi » ou « l’idée d’Etat », mais « l’Etat bourgeois capitaliste », parce que la propriété qu’ils veulent supprimer n’est pas « la propriété en soi » mais la « propriété capitaliste » (ibid., 208). Plus clairvoyant que Tasca, Gramsci a bien compris que l’anarchisme n’est pas une attitude pratique et théorique propre à la classe ouvrière, mais « la conception subversive élémentaire de chaque classe opprimée et la conscience diffuse de chaque classe dominante. Comme toute oppression de classe prend forme à travers l’Etat, l’anarchisme est cette conception subversive élémentaire qui voit dans l’Etat la cause de tous les malheurs de la classe opprimée » (ibid., .207). Prenant l’exemple de la classe bourgeoise, Gramsci montre qu’elle peut être anarchiste « avant qu’elle n’ait conquis le pouvoir et imposé à la société un régime en phase avec le mode de production capitaliste », mais également après sa propre révolution : elle continue alors à être anarchiste « dans la mesure où les lois de son Etat ne sont pas pour elles des contraintes », parce que « ce sont ses lois » et qu’elle peut ainsi se glorifier de pouvoir vivre sans loi, de façon libertaire (ibid., 207-208). Le libéralisme sans rivages actuel, qui est tendanciellement refus de la loi quand elle va à l’encontre de ses propres intérêts, qui fait de l’Etat une entité aux fonctions subsidiaires (utile quand il sert ses intérêts, inutile quand il lui impose des contraintes au nom de l’intérêt collectif), ne confirme-t-il pas les analyses gramsciennes qui conduisent en effet à affirmer que dans l’hypothèse d’un triomphe de la révolution prolétarienne qui fondera un Etat de type nouveau et promulguera des lois contraires aux objectifs et aux intérêts de la classe bourgeoise, celle-ci retrouvera rapidement les vertus de l’anarchisme, tant il semble vrai que, fondamentalement, l’anarchisme de la classe bourgeoise n’est que le masque de la « doctrine libérale ?

Gramsci repousse également l’extrémisme de Bordiga qui estime que le prolétariat ne pourra pas s’émanciper lui-même si le capitalisme domine non seulement au niveau économique mais également au niveau du pouvoir d’Etat, et qu’en conséquence il est inutile de substituer un nouvel organisme, les Conseils, à ceux qui existent déjà dans la mesure où, pour lui, l’unique instrument de l’émancipation ouvrière ne peut être que le Parti. Le 3 octobre 1919, dans un article du Soviet, journal napolitain qu’il a lui-même fondé, Bordiga écrit que « …le fameux problème du contrôle, et toute l’agitation démarrée à Turin par un groupe dont l’orientation laissait à désirer, ne nous ont jamais beaucoup enthousiasmés : dès le début nous avons facilement prévu que ce terrain ouvrait la voie à de nouveaux expédients réformistes, et que le contrôle ouvrier sur la production, loin de susciter un incendie révolutionnaire, aurait fini dans un quelconque projet législatif de l’Etat bourgeois […]. La lutte réellement révolutionnaire se réalisera quand le problème du pouvoir politique, de la direction sociale, sera irrévocablement posé, et quand la bataille sera dirigée par cette avant-garde consciente qu’est le Parti communiste […] Pour imposer en Italie le problème de la dictature du prolétariat, auquel les masses sont merveilleusement prédisposées, il faut précisément avoir un tel parti ». Certes Gramsci rejoint Bordiga sur la nécessité de construire un véritable parti prolétarien afin que les luttes, orientées vers l’objectif du socialisme et du communisme, soient conduites victorieusement. Mais il sait mettre en lumière les contradictions d’un discours politique abstrait, construit à partir d’apriori idéologiques qui empêchent l’analyse concrète de la réalité concrète : comment est-il possible en effet d’affirmer sans se contredire que le mouvement des Conseils n’est pas plus « intrinsèquement » révolutionnaire que « la lutte syndicale traditionnelle », que son contenu révolutionnaire ne peut y être « introduit » que de l’extérieur, par l’intervention des « communistes » et du « parti communiste », et, d’un même mouvement, reconnaître que « les masses sont merveilleusement prédisposées » à la « dictature prolétarienne » ? Comment écrire que ce mouvement sans précédent ne fut qu’un « petit accroc […] aux formes bourgeoises pures de l’économie et du droit », que la bourgeoisie ne l’aurait pas nié « de toutes ses forces », alors qu’elle utilisa pourtant, comme on le sait, la manière forte pour réprimer et stopper définitivement le mouvement ? Est-ce que la véritable perspective révolutionnaire se résume à laisser se développer sans entrave « l’anarchie de la production », caractéristique du système capitaliste, et, en conséquence, à attendre passivement que les contradictions du système soient telles qu’il s’écroule tout seul ? De nos jours, en ce début de 21ème siècle, faut-il laisser le système capitaliste libéral régner en maître sans tenter de s’y opposer alors que l’on sait dès maintenant qu’il conduit l’humanité tout entière à sa perte ? Pour Gramsci, qui reprendrait volontiers ici les mots de Lénine, il s’agit d’une pensée « infantile », d’une pensée abstraite, sectaire, qui conçoit l’activité révolutionnaire à travers le prisme de représentations intellectuelles apriori.

Ce que Gramsci a bien compris, c’est que les Conseils d’usine représentent une forme de démocratie ouvrière inédite (y compris par rapport à ce qui se passe en Union Soviétique avec les soviets) qui préfigure à ses yeux ce que sera la dictature du prolétariat, une dictature de la classe ouvrière appelée à conduire les transformations révolutionnaires nécessaires : mais, comme nous l’avons déjà souligné, pour Gramsci, la dictature du prolétariat est la dictature d’une classe, en aucun cas celle d’un parti, quand bien même ce parti représenterait véritablement les intérêts de cette classe. C’est pourquoi il lui semble essentiel que le Conseil d’usine soit élu directement par tous les travailleurs, syndiqués ou non, membres du Parti ou non, afin que les ouvriers, en tant que classe, assument pleinement leur fonction dirigeante et dominante, la fonction historique qui leur incombe en tant que producteurs. Car c’est bien d’abord sur le lieu de production que doit se construire le processus révolutionnaire par lequel tous les ouvriers, tous les employés, tous les techniciens, tous les ingénieurs, ainsi que tous les paysans, à court terme tous les éléments actifs de la société, passeront de l’état de simples exécutants à celui de dirigeants du processus de production, de l’état de simples rouages dociles du système capitaliste à celui de sujets conscients maîtrisant librement leur propre avenir. L’importance des Conseils tient à ce qu’ils sont à la fois le dépassement des formes traditionnelles de la lutte ouvrière, et, en tant que forme de pouvoir prolétarien, le modèle possible de la société réglée (ou société communiste) à venir.

Dépassement des formes traditionnelles de lutte ? Dans un article de l’Ordine Nuovo du 12 juillet 1919 intitulé La conquête de l’Etat, quelques jours avant le déclenchement du mouvement, Gramsci dénonce ce qu’il appelle « l’erreur du syndicalisme » qui tient au fait qu’il accepte comme « fait permanent, comme forme pérenne de toute association, le syndicat professionnel dans la forme et dans ses fonctions actuelles, qui sont imposées et non proposées […] le syndicalisme, qui se présenta comme l’expression d’une tradition libérale spontanéiste, n’a été en vérité que l’un des nombreux déguisements de l’esprit jacobin et abstrait » (SR, 25). Le syndicalisme traditionnel, né du développement même du mouvement ouvrier, dans ses formes d’organisation comme dans ses objectifs, reste dans une très large mesure prisonnier du système économique capitaliste et de son idéologie, notamment en ce qu’il reproduit la distinction dirigeant / dirigé en « imposant » des directives à l’ensemble des salariés : non seulement il n’est pas révolutionnaire, mais il n’est même pas démocratique. Comme Gramsci le répétera souvent dans les Cahiers de prison, il est de l’essence même du syndicat de ne pas avoir les moyens de dépasser le système capitaliste, tout simplement - et c’est la leçon de Marx notamment dans Salaires, Prix et profits - parce que les syndicats et l’ensemble des organisations ouvrières (Coopératives, Bourses du travail etc.) « sont partie intégrante de la société capitaliste exercent une fonction inhérente au régime de la propriété privée » (Les Syndicats et la dictature, SR, 54 et 55). En effet, dans le cadre de rapports de production fondés sur le système du salariat où celui qui ne possède que sa force de travail se voit obligé de la vendre au capitaliste en échange d’un salaire, objectivement, c’est-à-dire même si certaines organisations syndicales ont clairement exprimé l’idée que « seule la lutte de classe peut conduire le prolétariat à son émancipation » et que le but ultime qu’elles se donnent est bien de « supprimer le profit individuel et l’exploitation de l’homme par l’homme » (SR, ibid., 53), le syndicat ne peut être « rien d’autre qu’une société commerciale de type étroitement capitaliste, qui cherche à obtenir, dans l’intérêt du prolétariat, le prix maximum pour la force de travail » (ibid.), qui mobilise toute la puissance syndicale dans le seul but « d’améliorer les conditions de vie du prolétariat en demandant de plus hauts salaires, la diminution des heures de travail, des éléments de législation sociale » (ibid.). Puisque dans l’élément syndical prévaut encore « le rapport entre salarié d’un côté, bénéficiaire des profits de l’autre », « tant que l’ouvrier d’un côté et l’industriel de l’autre devront se préoccuper du salaire et du profit » (Q15, §39, 1796-1797), il est évident que non seulement le vieux syndicalisme ne pourra être dépassé, mais, surtout, qu’il est absurde, voire puéril, de soutenir « que le syndicalisme possède en lui-même le pouvoir de dépasser le capitalisme » (La conquête de l’Etat, SR, 53), de dépasser « dans son domaine et avec ses propres moyens la société capitaliste » (ibid.). Gramsci résume la différence irréductible entre syndicat traditionnel et Conseil d’usine en une formule claire et précise : « Le syndicat se base sur l’individu, le Conseil se base sur l’unité organique et concrète du métier qui se réalise dans la discipline du processus industriel » (Syndicats et Conseils, NCF, 199). Bien sûr Gramsci n’oublie pas cette grande leçon de Marx, évoquée rapidement plus haut, sur le caractère indispensable des luttes de tous les jours : « Si la classe ouvrière lâchait pied dans son combat quotidien avec le capital, elle se priverait certainement elle-même de la possibilité d’entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure » . Mais il est tout aussi certain que pour ouvrir la nécessaire perspective révolutionnaire il faut que dès maintenant le prolétariat aille plus loin et inscrive sur ses drapeaux : « Abolition du salariat », c’est-à-dire abolition du capitaliste et du prolétaire, en conséquence dépassement du système capitaliste dont le fondement est précisément le rapport dialectiquement objectif (l’un ne pouvant exister sans l’autre) entre celui qui possède la force de travail et celui qui peut l’acheter et l’exploiter. Néanmoins, Marx ne méconnaît pas que chaque mouvement « dans lequel la classe ouvrière s’oppose en tant que classe aux classes dominantes et cherche à les faire plier par une pression de l’extérieur est un mouvement politique » . Et c’est bien ainsi, selon Gramsci, qu’il faut comprendre le mouvement des Conseils d’usine : ce qui le conduira, lors du Congrès de Lyon en janvier 1926, à repousser les thèses extrémistes d’un Bordiga pour qui le parti « devrait s’abstenir d’appuyer des actions partielles ou d’y prendre part parce que les problèmes que rencontrent les classes laborieuses ne peuvent être résolus que par la chute du régime capitaliste et par une action générale de toutes les forces anticapitalistes » (Thèses de Lyon, point 39 SR, 329). Dépasser le capitalisme (superare, c’est-à-dire à la fois aller au-delà et être supérieur) n’est évidemment pas possible dans le cadre des structures syndicales actuelles, quels que soient les projets annoncés et la volonté proclamée, parce que la lutte syndicale ne deviendra un facteur révolutionnaire que si le prolétariat « l’accompagne de la lutte politique », que s’il a « conscience d’être le protagoniste d’une lutte générale qui concerne toutes les questions les plus vitales de l’organisation sociale », c’est à dire s’il a conscience « de lutter pour le socialisme » (Pour une préparation idéologique de masse, document pour la ‘Section d’agitprop du PC’ rédigé en mai 1925, SR, 329). Au cours de la période que les Italiens appellent le biennio rosso (les deux années rouges, en particulier marquées par le mouvement des Conseils d’usine), la classe ouvrière italienne a fait une expérience inédite, voire emblématique : pour Gramsci ont été alors esquissées les formes possibles du mouvement révolutionnaire à venir, qui nécessairement renaîtra par-delà les échecs du présent.

Jacques Ducol.

" Antonio Gramsci, adresse aux anarchistes " (article paru dans L’Ordine Nuovo, 3-10 avril 1920)

Les anarchistes italiens sont très susceptibles parce qu’ils sont trop prétentieux : ils ont toujours été persuadés d’être les dépositaires de la vérité révolutionnaire révélée ; cette conviction est devenue « monstrueuse » depuis que le Parti socialiste, par l’influence de la révolution russe et de la propagande bolchévique, a fait siens certains points fondamentaux de la doctrine marxiste et les divulgue de manière simple et efficace au sein des masses ouvrières et paysannes. Depuis quelque temps les anarchistes italiens se font des gorges chaudes en disant avec satisfaction « Nous l’avons toujours dit ! Nous, nous avions raison ! », sans jamais oser se poser ces questions : Pourquoi, ayant raison, nous n’avons pas été suivis par la plus grande partie du prolétariat italien ? Pourquoi la plus grande partie du prolétariat italien a toujours suivi le Parti socialiste et les organisations syndicales qui lui sont alliées ? (Pourquoi le prolétariat italien s’est-il toujours laissé « tromper » par le Parti socialiste et les organisations syndicales qui lui sont alliées ?) À ces questions les anarchistes italiens pourraient répondre de façon approfondie à condition de faire preuve d’humilité et de contrition : mais seulement après avoir abandonné le point de vue anarchiste, le point de vue de la vérité absolue, et après avoir reconnu d’avoir eu tort quand … ils avaient raison ; mais seulement après avoir reconnu que la vérité absolue ne suffit pas pour entraîner les masses dans l’action, pour faire naître dans les masses l’esprit révolutionnaire, mais qu’est nécessaire une « vérité » déterminée, après avoir reconnu qu’au regard de l’histoire humaine n’est « vérité » que celle qui ne se concrétise que dans l’action, que celle qui stimule la conscience actuelle et suscite son intérêt, que celle qui se traduit en mouvements profonds et en réelles conquêtes de la part des masses elles-mêmes. Le Parti socialiste a toujours été le parti des classes laborieuses italiennes : ses erreurs, ses faiblesses sont les erreurs et les faiblesses des classes laborieuses italiennes ; en Italie les conditions de vie matérielles ont évolué, la conscience de classe du prolétariat s’est développée, le Parti socialiste, sur le plan politique, a mieux affirmé sa différence, a tenté de se construire une doctrine spécifique. Les anarchistes sont restés immobiles, continuent à rester immobiles, hypnotisés par la conviction d’avoir été dans le vrai, d’être encore aujourd’hui dans le vrai : le Parti socialiste a changé à l’unisson avec le prolétariat, il a changé parce que la conscience de classe du prolétariat a changé : au cours de ce changement la vérité profonde de la doctrine marxiste est devenue sa doctrine propre, de même que s’est révélée la caractéristique « libertaire » du Parti socialiste, ce qui ne devrait pas passer inaperçu aux yeux des anarchistes intelligents, et devrait les conduire à la réflexion. Les anarchistes pourraient, en réfléchissant, arriver à la conclusion que la liberté, entendue comme développement historique authentique de la classe prolétarienne, ne s’est jamais concrétisée dans les groupes libertaires, mais a toujours été du côté du parti socialiste.

L’anarchisme n’est pas une conception qui soit propre à la classe ouvrière et seulement à la classe ouvrière : et c’est là la raison du « triomphe » permanent, de « l’argumentaire » permanent des anarchistes. L’anarchisme est à la fois la conception subversive élémentaire de toute classe opprimée et la conscience diffuse de toute classe dominante. Puisque chaque oppression de classe a pris forme dans le cadre d’un Etat, l’anarchisme est la conception subversive élémentaire qui pose que l’Etat en soi et pour soi est la cause de toutes les misères de la classe opprimée. Chaque classe devenant dominante a construit sa propre conception anarchiste, parce qu’elle a construit sa propre liberté. Le bourgeois était anarchiste avant que sa classe ne conquît le pouvoir politique et n’imposât à la société actuelle le régime étatique le mieux à même de défendre le mode de production capitaliste ; le bourgeois continue à être anarchiste après sa révolution parce que les lois de son Etat ne sont pas pour lui contraignantes ; ce sont ses lois, et le bourgeois peut dire qu’il vit sans obéir à la loi, il peut dire qu’il vit libertairement. Le bourgeois redeviendra anarchiste après la révolution prolétarienne : alors il se rendra compte de nouveau de l’existence d’un Etat, de l’existence de lois étrangères à sa volonté, opposées à ses intérêts, à ses habitudes, à sa liberté, il se rendra compte qu’Etat est synonyme de contrainte parce que l’Etat ouvrier refusera à la classe bourgeoise la liberté d’exploiter le prolétariat, parce que l’Etat ouvrier sera le protecteur du nouveau mode de production qui par son développement même effacera toute trace de propriété capitaliste et en empêchera toute possibilité de renaissance.

Mais la conception typiquement propre à la classe bourgeoise n’a pas été l’anarchisme mais la doctrine libérale, de même que la conception typiquement propre à la classe ouvrière n’est pas l’anarchisme mais le communisme marxiste. Chaque classe particulière a eu une conception particulière, la sienne propre, pas celle d’une autre classe : l’anarchisme a été la conception « accessoire » de toute classe opprimée, le communisme marxiste est la conception particulière de la classe ouvrière moderne et seulement de cette classe ; les thèses révolutionnaires du marxisme deviennent des signes cabalistiques si vous les pensez indépendamment de l’existence du prolétariat moderne et du mode de production capitaliste dont elles sont la conséquence. Le prolétariat n’est pas l’ennemi de l’Etat en soi et pour soi comme n’était pas l’ennemie de l’Etat en soi et pour soi la classe bourgeoise. La classe bourgeoise était l’ennemie de l’Etat despotique, du pouvoir aristocratique, mais elle était favorable à l’Etat bourgeois, à la démocratie libérale ; le prolétariat est l’ennemi de l’Etat bourgeois, il est l’ennemi du pouvoir qui aux mains des capitalistes et des banquiers, mais il est favorable à la dictature du prolétariat, favorable à un pouvoir aux mains des ouvriers et des paysans. Le prolétariat est favorable à l’Etat ouvrier comme phase de la lutte de classe, phase suprême, qui assure sa domination comme force politique organisée ; mais subsistent encore les classes, subsiste la société divisée en classes, subsistent les caractéristiques propres de chaque société, divisée en classes, subsiste l’Etat qui, aux mains de la classe ouvrière et des paysans, est utilisé par eux pour garantir leur propre liberté de développement, pour complètement rayer de l’histoire la bourgeoisie, pour renforcer les conditions matérielles sans lesquelles aucune domination de classe n’a pu à ce jour réellement exister.

Est-il possible de parvenir à un compromis dans le contentieux qui oppose communistes et anarchistes ? C’est possible pour ce qui concerne les groupes anarchistes formés d’ouvriers ayant une réelle conscience de classe, ce n’est pas possible pour ce qui concerne les groupes anarchistes d’intellectuels, de professionnels de l’idéologie. Pour ces intellectuels l’anarchisme est une idole ; c’est la raison d’être, en tant qu’individus, de leur activité présente et future : pour les agitateurs anarchistes l’Etat ouvrier restera toujours un « Etat », une limitation de la liberté, une contrainte, comme pour les bourgeois. Pour les ouvriers libertaires l’anarchisme est une arme de lutte contre la bourgeoisie ; l’engagement révolutionnaire l’emporte sur l’idéologie, l’Etat qu’ils combattent est vraiment et seulement l’Etat bourgeois et capitaliste, et non pas l’Etat en soi, l’idée d’Etat ; la propriété qu’ils veulent abolir n’est pas non plus la « propriété » en général, mais la propriété de type capitaliste. Pour les ouvriers anarchistes l’avènement de l’Etat ouvrier sera l’avènement de la liberté de leur classe et par conséquent de leur liberté personnelle, ce sera la voie ouverte à toutes les expériences et à toutes les tentatives de réalisation effective de leurs idéaux prolétariens ; leur intense activité créatrice de révolutionnaires les transformera en avant-garde de militants dévoués et disciplinés.
Dans le cadre de cette réelle activité prolétarienne aucune différence entre ouvrier et ouvrier ne pourra subsister. La société communiste ne peut être construite autoritairement, par des lois et des décrets : elle doit découler naturellement de l’activité historique de la classe laborieuse qui a acquis la capacité de prendre des initiatives dans le domaine de la production industrielle et qui est amenée à réorganiser la production de nouvelle façon, sur de nouvelles bases. L’ouvrier anarchiste appréciera alors l’existence d’un pouvoir centralisé qui puisse lui garantir de façon pérenne sa liberté acquise, qui puisse lui permettre de ne pas interrompre à tout instant l’œuvre qu’il a entreprise pour courir défendre la révolution ; il appréciera alors l’existence d’un grand parti regroupant les forces vives du prolétariat, d’un parti fortement organisé et discipliné qui stimule l’inventivité révolutionnaire, qui donne les faiblesses des classes laborieuses italiennes ; en Italie les conditions de vie matérielles ont évolué, la conscience de classe du prolétariat s’est développée, le Parti socialiste, sur le plan politique, a mieux affirmé sa différence, a tenté de se construire une doctrine spécifique. Les anarchistes sont restés immobiles, continuent à rester immobiles, hypnotisés par la conviction d’avoir été dans le vrai, d’être encore aujourd’hui dans le vrai : le Parti socialiste a changé à l’unisson avec le prolétariat, il a changé parce que la conscience de classe du prolétariat a changé : au cours de ce changement la vérité profonde de la doctrine marxiste est devenue sa doctrine propre, de même que s’est révélée la caractéristique « libertaire » du Parti socialiste, ce qui ne devrait pas passer inaperçu aux yeux des anarchistes intelligents, et devrait les conduire à la réflexion. Les anarchistes pourraient, en réfléchissant, arriver à la conclusion que la liberté, entendue comme développement historique authentique de la classe prolétarienne, ne s’est jamais concrétisée dans les groupes libertaires, mais a toujours été du côté du parti socialiste.

L’anarchisme n’est pas une conception qui soit propre à la classe ouvrière et seulement à la classe ouvrière : et c’est là la raison du « triomphe » permanent, de « l’argumentaire » permanent des anarchistes. L’anarchisme est à la fois la conception subversive élémentaire de toute classe opprimée et la conscience diffuse de toute classe dominante. Puisque chaque oppression de classe a pris forme dans le cadre d’un Etat, l’anarchisme est la conception subversive élémentaire qui pose que l’Etat en soi et pour soi est la cause de toutes les misères de la classe opprimée. Chaque classe devenant dominante a construit sa propre conception anarchiste, parce qu’elle a construit sa propre liberté. Le bourgeois était anarchiste avant que sa classe ne conquît le pouvoir politique et n’imposât à la société actuelle le régime étatique le mieux à même de défendre le mode de production capitaliste ; le bourgeois continue à être anarchiste après sa révolution parce que les lois de son Etat ne sont pas pour lui contraignantes ; ce sont ses lois, et le bourgeois peut dire qu’il vit sans obéir à la loi, il peut dire qu’il vit libertairement. Le bourgeois redeviendra anarchiste après la révolution prolétarienne : alors il se rendra compte de nouveau de l’existence d’un Etat, de l’existence de lois étrangères à sa volonté, opposées à ses intérêts, à ses habitudes, à sa liberté, il se rendra compte qu’Etat est synonyme de contrainte parce que l’Etat ouvrier refusera à la classe bourgeoise la liberté d’exploiter le prolétariat, parce que l’Etat ouvrier sera le protecteur du nouveau mode de production qui par son développement même effacera toute trace de propriété capitaliste et en empêchera toute possibilité de renaissance.
Mais la conception typiquement propre à la classe bourgeoise n’a pas été l’anarchisme mais la doctrine libérale, de même que la conception typiquement propre à la classe ouvrière n’est pas l’anarchisme mais le communisme marxiste. Chaque classe particulière a eu une conception particulière, la sienne propre, pas celle d’une autre classe : l’anarchisme a été la conception « accessoire » de toute classe opprimée, le communisme marxiste est la conception particulière de la classe ouvrière moderne et seulement de cette classe ; les thèses révolutionnaires du marxisme deviennent des signes cabalistiques si vous les pensez indépendamment de l’existence du prolétariat moderne et du mode de production capitaliste dont elles sont la conséquence. Le prolétariat n’est pas l’ennemi de l’Etat en soi et pour soi comme n’était pas l’ennemie de l’Etat en soi et pour soi la classe bourgeoise. La classe bourgeoise était l’ennemie de l’Etat despotique, du pouvoir aristocratique, mais elle était favorable à l’Etat bourgeois, à la démocratie libérale ; le prolétariat est l’ennemi de l’Etat bourgeois, il est l’ennemi du pouvoir qui aux mains des capitalistes et des banquiers, mais il est favorable à la dictature du prolétariat, favorable à un pouvoir aux mains des ouvriers et des paysans. Le prolétariat est favorable à l’Etat ouvrier comme phase de la lutte de classe, phase suprême, qui assure sa domination comme force politique organisée ; mais subsistent encore les classes, subsiste la société divisée en classes, subsistent les caractéristiques propres de chaque société, divisée en classes, subsiste l’Etat qui, aux mains de la classe ouvrière et des paysans, est utilisé par eux pour garantir leur propre liberté de développement, pour complètement rayer de l’histoire la bourgeoisie, pour renforcer les conditions matérielles sans lesquelles aucune domination de classe n’a pu à ce jour réellement exister.

Est-il possible de parvenir à un compromis dans le contentieux qui oppose communistes et anarchistes ? C’est possible pour ce qui concerne les groupes anarchistes formés d’ouvriers ayant une réelle conscience de classe, ce n’est pas possible pour ce qui concerne les groupes anarchistes d’intellectuels, de professionnels de l’idéologie. Pour ces intellectuels l’anarchisme est une idole ; c’est la raison d’être, en tant qu’individus, de leur activité présente et future : pour les agitateurs anarchistes l’Etat ouvrier restera toujours un « Etat », une limitation de la liberté, une contrainte, comme pour les bourgeois. Pour les ouvriers libertaires l’anarchisme est une arme de lutte contre la bourgeoisie ; l’engagement révolutionnaire l’emporte sur l’idéologie, l’Etat qu’ils combattent est vraiment et seulement l’Etat bourgeois et capitaliste, et non pas l’Etat en soi, l’idée d’Etat ; la propriété qu’ils veulent abolir n’est pas non plus la « propriété » en général, mais la propriété de type capitaliste. Pour les ouvriers anarchistes l’avènement de l’Etat ouvrier sera l’avènement de la liberté de leur classe et par conséquent de leur liberté personnelle, ce sera la voie ouverte à toutes les expériences et à toutes les tentatives de réalisation effective de leurs idéaux prolétariens ; leur intense activité créatrice de révolutionnaires les transformera en avant-garde de militants dévoués et disciplinés.

Dans le cadre de cette réelle activité prolétarienne aucune différence entre ouvrier et ouvrier ne pourra subsister. La société communiste ne peut être construite autoritairement, par des lois et des décrets : elle doit découler naturellement de l’activité historique de la classe laborieuse qui a acquis la capacité de prendre des initiatives dans le domaine de la production industrielle et qui est amenée à réorganiser la production de nouvelle façon, sur de nouvelles bases. L’ouvrier anarchiste appréciera alors l’existence d’un pouvoir centralisé qui puisse lui garantir de façon pérenne sa liberté acquise, qui puisse lui permettre de ne pas interrompre à tout instant l’œuvre qu’il a entreprise pour courir défendre la révolution ; il appréciera alors l’existence d’un grand parti regroupant les forces vives du prolétariat, d’un parti fortement organisé et discipliné qui stimule l’inventivité révolutionnaire, qui donne l’exemple du sacrifice, qui par son exemple même entraîne les grandes masses laborieuses et les conduit à dépasser le plus rapidement possible cet état d’avilissement et d’apathie à quoi les a réduites l’exploitation capitaliste.

Deux aspects fondamentaux caractérisent la conception socialiste du processus révolutionnaire, que Romain Rolland a résumés par ce mot d’ordre : « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté ». Les idéologues de l’anarchisme déclarent au contraire « avoir intérêt » à rejeter le pessimisme de l’intelligence de Karl Marx (cf. L. Fabbri, Lettres à un socialiste, Florence 1914, p.134), « du fait qu’une révolution provoquée par l’excès de misère ou d’oppression requerrait la mise en place d’une dictature autoritaire, qui pourrait, bien plus (!), nous conduire à un socialisme d’Etat (!?), mais non pas au socialisme anarchiste ». Le pessimisme socialiste a été dramatiquement confirmé par les événements : le prolétariat a été précipité dans un abysse de misère et d’oppression tel qu’aucun cerveau humain ne pourrait l’imaginer. Les idéologues de l’anarchisme ne savent pas opposer à une situation semblable autre chose qu’une phraséologie pseudo-révolutionnaire superficielle et vide, composée à partir des éléments les plus archaïques de l’optimisme vulgaire et populacier ; les socialistes leur opposent l’organisation d’une action énergique des éléments les plus actifs et les plus conscients de la classe ouvrière, les socialistes s’efforcent, en utilisant toutes les ressources, grâce à ces éléments d’avant-garde, de préparer les plus larges masses à conquérir leur liberté et le pouvoir qui sera capable de leur garantir cette liberté.

La classe prolétarienne se trouve aujourd’hui fatalement attachée, dans les villes et dans les campagnes, soit à sa machine soit à son lopin de terre ; elle travaille sans connaître le pourquoi de son travail, contrainte à cette activité servile par la menace toujours présente de mourir de faim ou de froid : mais si elle se regroupe dans les syndicats et dans les coopératives, c’est par la nécessité de ne pas être économiquement anéantie, c’est ni par choix spontané, ni pour laisser libre cours aux dispositions naturelles de son esprit. Toutes les actions du prolétariat dans son ensemble s’accomplissent nécessairement dans des formes fixées par le mode de production capitaliste, fixées par le pouvoir d’Etat de la classe bourgeoise. S’attendre à ce qu’une masse prisonnière de telles conditions d’asservissement corporel et spirituel puisse exister et se développer historiquement de façon autonome, s’attendre à ce que spontanément elle commence et poursuive une activité révolutionnaire n’est que pure illusion d’idéologues ; compter uniquement sur les capacités créatrices d’une telle masse et ne pas travailler systématiquement à l’organisation d’une grande armée de militants conscients et disciplinés, disposés à tous les sacrifices, formés pour appliquer immédiatement un mot d’ordre, parés à assumer la responsabilité effective de la révolution et à en devenir les agents, c’est vraiment et proprement trahir la révolution, c’est déjà de l’inconscience révolutionnaire.

Les anarchistes italiens sont susceptibles parce qu’ils sont prétentieux. Ils s’offusquent facilement face aux critiques du prolétariat : ils préfèrent être adulés et flattés comme s’ils étaient les hérauts du révolutionnarisme et de l’absolue cohérence théorique. Nous, nous sommes convaincus que pour faire la révolution, en Italie est nécessaire la collaboration entre socialistes et anarchistes, collaboration franche et loyale de deux forces politiques, fondée sur les problèmes concrets du prolétariat ; cependant nous croyons nécessaire que désormais les anarchistes réexaminent leurs traditionnels critères tactiques, comme l’a fait le parti socialiste, et qu’ils justifient sur la base de leurs motivations actuelles, déterminées ici et maintenant, leurs affirmations politiques. Les anarchistes devraient ainsi parvenir à être plus libres spirituellement : cette requête ne devrait pas sembler exagérée à qui prétend vouloir la liberté et rien d’autre que la liberté.