Demain Le Grand Soir
NI DIEU, NI MAITRE, NI CHARLIE !

Le Site de Demain le Grand Soir est issu de l’émission hebdomadaire sur "Radio Béton", qui fut par le passé d’informations et de débats libertaires. L’émission s’étant désormais autonomisée (inféodé à un attelage populiste UCL37 (tendance beaufs-misogynes-virilistes-alcooliques)/gilets jaunes/sociaux-démocrates ) et, malgré la demande des anciens adhérent-es de l’association, a conservé et usurpé le nom DLGS. Heureusement, le site continue son chemin libertaire...

Le site a été attaqué et détruit par des pirates les 29 et 30 septembre 2014 au lendemain de la publication de l’avis de dissolution du groupe fasciste "Vox Populi".

Il renaît ce mardi 27 octobre 2014 de ses cendres.

" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Emma GOLDMAN : Trotsky proteste beaucoup trop
Article mis en ligne le 30 août 2022
dernière modification le 23 août 2022

par siksatnam

Ce pamphlet développe les idées exposées dans un article de Vanguard, mensuel anarchiste édité à New York. Il fut publié dans le numéro de juillet 1938, mais comme cette revue disposait d’un espace limité, seule une partie du manuscrit original fut mise à la disposition des lecteurs. Je présente ici une version à la fois corrigée et développée.

Léon Trotsky affirmera certainement que toute critique de son rôle durant la tragédie de Cronstadt ne fait que renforcer et encourager son ennemi mortel : Staline. Mais c’est parce que Trotsky ne peut concevoir que quelqu’un puisse détester le sauvage qui règne au Kremlin et le cruel régime qu’il dirige, tout en refusant d’exonérer Léon Trotsky pour le crime qu’il a commis contre les marins de Cronstadt.

A mon avis, aucune différence fondamentale ne sépare les deux protagonistes de ce généreux système dictatorial, à part le fait que Léon Trotsky ne se trouve plus au pouvoir pour en prodiguer les bienfaits, ce qui n’est pas le cas de Staline. Non, je ne défends pas le dirigeant actuel de la Russie.

Je dois cependant souligner que Staline n’est pas descendu du ciel pour venir persécuter tout d’un coup l’infortuné peuple russe. Il se contente de continuer la tradition bolchevique, même s’il agit d’une manière plus impitoyable.

Le processus qui a consisté à déposséder les masses russes de leur révolution a commencé presque immédiatement après la prise de pouvoir par Lénine et son parti. L’instauration d’une discrimination grossière dans le rationnement et le logement, la suppression de toutes les libertés politiques, les persécutions et les arrestations continuelles sont devenues le quotidien des masses russes.

Il est vrai que les purges de l’époque ne visaient pas les membres du parti, même si certains communistes furent aussi jetés dans les prisons et les camps de concentration. Il faut souligner que les militants de la première Opposition ouvrière et leurs dirigeants furent rapidement éliminés. Chliapnikov fut envoyé « se reposer » dans le Caucase et Alexandra Kollontai placée en résidence surveillée.

Mais tous les autres opposants politiques (mencheviks, socialistes-révolutionnaires, anarchistes ainsi qu’une grande partie des intellectuels libéraux) et de nombreux ouvriers et paysans furent emprisonnés sans ménagement dans les geôles de la Tcheka, ou exilés dans des régions éloignées de la Russie et de la Sibérie où ils étaient condamnés à une mort lente.

En d’autres termes, ce n’est pas Staline qui a inventé la théorie et les méthodes qui ont écrasé la révolution russe et forgé de nouvelles chaînes au peuple russe.

Certes, je l’admets bien volontiers, la dictature est devenue monstrueuse sous le règne de Staline. Mais cela ne diminue pas pour autant la culpabilité de Léon Trotsky qui fut l’un des acteurs du drame révolutionnaire dont Cronstadt a constitué l’une des scènes les plus sanglantes.

J’ai devant moi les deux numéros de février et avril 1938 de New International, l’organe officiel de Trotsky. Ils contiennent des articles de John G. Wright, cent pour cent trotskyste, et du Grand Patron lui-même.

Ces textes prétendent réfuter les accusations portées contre Trotsky à propos de Cronstadt. M. Wright fait surtout écho à la voix de son maître et ses documents ne sont pas de première main. De plus, il ne se trouvait pas personnellement en Russie en 1921. Je préfère donc m’intéresser surtout aux propos de Léon Trotsky.

Au moins, lui a le sinistre mérite d’avoir participé à la « liquidation » de Cronstadt.

Cependant, l’article de Wright contient quelques inexactitudes imprudentes qui doivent être démasquées tout de suite. Je les dénoncerai d’abord rapidement et je m’occuperai ensuite des arguments de son maître à penser.

John G. Wright prétend que La Révolte de Cronstadtd’Alexandre Berkman « ne fait que reformuler des interprétations et de prétendus faits fournis par les socialistes révolutionnaires de droite, et recueillis dans La Vérité sur la Russiede Volya, édité à Prague en 1921. »

Ce monsieur accuse ensuite Alexandre Berkman « d’être un homme peu scrupuleux, un plagiaire qui se livre à d’insignifiantes retouches et a pour habitude de dissimuler la source véritable de ce qu’il présente comme sa propre analyse ». La vie et l’œuvre d’Alexandre Berkman font de lui l’un des plus grands penseurs et combattants révolutionnaires, un homme entièrement dévoué à son idéal. Ceux qui l’ont connu peuvent témoigner de son honnêteté dans toutes ses actions, ainsi que de son intégrité en tant qu’écrivain. (…) (1)

Le communiste moyen, qu’il soit fidèle à Trotsky ou à Staline, connaît à peu près autant la littérature anarchiste et ses auteurs que, disons, un catholique connaît Voltaire ou Thomas Paine. L’idée même que l’on doit s’enquérir de la position de ses adversaires politiques avant de les descendre en flammes est considérée comme une hérésie par la hiérarchie communiste. Je ne pense donc pas que John G. Wright mente de façon délibérée à propos d’Alexandre Berkman. Je crois plus simplement qu’il est profondément ignorant.

Durant toute sa vie Alexandre Berkman a tenu des journaux personnels. Même pendant les quatorze années de supplices qu’il a endurées au Western Penitentiary aux États-Unis, Alexandre Berkman a toujours réussi à tenir un journal qu’il m’envoyait clandestinement à cette époque. Sur le bateau, le S.S. Buford, qui nous emmena en Russie au cours d’un long et périlleux voyage de 28 jours, mon camarade continua à tenir son journal et il maintint cette vieille habitude durant les 23 mois que nous passâmes en Russie.

Les Mémoires de prison d’un anarchisteque même des critiques conservateurs ont comparé à La Maison des mortsde Fiodor Dostoïevski, ont été conçus à partir de son journal. La Révolte de Cronstadtet Le Mythe bolcheviksont aussi le produit de ses notes prises quotidiennement en Russie. Il est donc stupide d’accuser la brochure de Berkman sur Cronstadt de « reformuler des faits inventés », présentés auparavant dans un livre des socialistes-révolutionnaires édité à Prague.

Tout aussi fantaisiste est l’accusation portée par Wright contre Alexandre Berkman d’avoir nié la présence du général Kozlovsky à Cronstadt.

Dans La Révolte de Cronstadt(p. 15), mon vieil ami écrit en effet : « L’ex-général Kozlovsky se trouvait effectivement à Cronstadt. C’est Trotsky qui l’avait placé là-bas en tant que spécialiste de l’artillerie. Il n’a joué absolument aucun rôle dans les événements de Cronstadt. » Et Zinoviev en personne le confirma, alors qu’il était au zénith de sa gloire. Au cours de la session extraordinaire du soviet de Petrograd, le 4 mars 1921, session convoquée pour décider du sort de Cronstadt, Zinoviev déclara : « Bien sûr, Kozlovsky est vieux et ne peut rien faire, mais les officiers blancs sont derrière lui et ils trompent les marins. » Et Alexandre Berkman souligna que les marins n’avaient accepté les services d’aucun général chouchou de Trotsky, et qu’ils avaient refusé les provisions et les autres aides proposées par Victor Tchernov, dirigeant des socialistes-révolutionnaires de droite à Paris.

Les trotskystes considèrent certainement que c’est faire preuve de sentimentalisme bourgeois que de permettre aux marins calomniés de s’exprimer et de se défendre. Cette conception des rapports avec un adversaire politique, ce jésuitisme détestable, a fait davantage pour détruire le mouvement ouvrier dans son ensemble qu’aucune des tactiques « sacrées » du bolchevisme.

Pour que le lecteur puisse décider qui a raison, des accusateurs de Cronstadt, ou des marins qui se sont exprimés clairement à l’époque, je reproduis ici le message radio envoyé aux ouvriers du monde entier le 6 mars 1921 : « Notre cause est juste : nous sommes partisans du pouvoir des soviets, non des partis. Nous sommes pour l’élection libre de représentants des masses travailleuses. Les soviets fantoches manipulés par le Parti communiste ont toujours été sourds à nos besoins et à nos revendications ; nous n’avons reçu qu’une réponse : la mitraille (…). Camarades ! Non seulement ils vous trompent, mais ils travestissent délibérément la vérité et nous diffament de la façon la plus méprisable (…). A Cronstadt, tout le pouvoir est exclusivement entre les mains des marins, soldats et ouvriers révolutionnaires — non entre celles des contre-révolutionnaires dirigés par un certain Kozlovsky, comme la radio de Moscou essaie mensongèrement de vous le faire croire (…). Ne tardez pas, camarades ! Rejoignez-nous, contactez-nous ; demandez à ce que vos délégués puissent venir nous rendre visite à Cronstadt. Seuls vos délégués pourront vous dire la vérité et dénoncer les abominables calomnies sur le pain offert par les Finlandais et l’aide proposée par l’Entente. Vive le prolétariat et la paysannerie révolutionnaire ! Vive le pouvoir des soviets librement élus ! »

Les marins prétendument « dirigés » par Kozlovsky demandent aux ouvriers du monde entier d’envoyer des délégués afin qu’ils vérifient si les ignobles calomnies diffusées par la presse soviétique contre eux ont le moindre fondement !

Léon Trotsky est surpris et s’indigne lorsque quiconque ose protester contre la répression de Cronstadt. Après tout, ces événements se sont déroulés il y a très longtemps, dix-sept années ont passé, et il s’agirait seulement d’un « épisode dans l’histoire des relations entre la ville prolétarienne et le village petit-bourgeois ». Pourquoi faire tellement de barouf aujourd’hui ? A moins que l’on veuille « discréditer l’unique courant révolutionnaire qui n’ait jamais renié son drapeau, qui ne se soit jamais compromis avec l’ennemi, et qui soit le seul à représenter l’avenir ». L’égotisme de Léon Trotsky, que ses amis et partisans connaissent bien, a toujours été remarquable. Depuis que les persécutions de son ennemi mortel l’ont doté d’une sorte de baguette magique, sa suffisance a atteint des proportions alarmantes.

Léon Trotsky est outré que l’on se penche de nouveau sur l’« épisode » de Cronstadt et que l’on se pose des questions sur son rôle personnel dans ces événements. Il ne comprend pas que ceux qui l’ont défendu contre son détracteur ont également le droit de lui demander quelles méthodes il a employées lorsque lui, Trotsky, était au pouvoir. Ils ont le droit de lui demander comment il a traité ceux qui ne considéraient pas ses opinions comme une vérité d’Évangile. Bien sûr, il serait ridicule de s’attendre à ce qu’il batte sa coulpe et proclame : « Moi aussi je n’étais qu’un homme et j’ai commis des erreurs. Moi aussi j’ai péché et j’ai tué mes frères ou ordonné qu’on les tue. » Seuls de sublimes prophètes ont su atteindre de telles cimes de courage. Léon Trotsky n’en fait pas partie. Au contraire, il continue à vouloir se présenter comme tout-puissant, à croire que tous ses actes et ses jugements ont été mûrement pesés, et à couvrir d’anathèmes ceux qui sont assez fous pour suggérer que le grand dieu Léon Trotsky a lui aussi des pieds d’argile.

Il se moque des preuves écrites laissées par les marins de Cronstadt et du témoignage de ceux qui se trouvaient suffisamment près de la ville rebelle pour voir et entendre ce qui s’est passé durant l’horrible siège. Il les appelle des « fausses étiquettes ». Cela ne l’empêche pas pour autant d’assurer à ses lecteurs que son explication de la révolte de Cronstadt peut être « corroborée et illustrée par de nombreux faits et documents ». Les gens intelligents risquent de se demander pourquoi Léon Trotsky n’a même pas la décence de présenter ces « fausses étiquettes » afin qu’ils soient en mesure de se forger eux-mêmes une opinion.

Même les tribunaux bourgeois garantissent à l’accusé le droit de présenter des preuves pour se défendre. Mais ce n’est pas le cas de Léon Trotsky, porte-parole d’une seule et unique vérité, lui qui n’a « jamais renié son drapeau et ne s’est jamais compromis avec ses ennemis ».

On peut comprendre un tel manque élémentaire de décence de la part d’un individu comme John G. Wright. Après tout, comme je l’ai déjà dit, il ne fait que citer les Saintes Écritures bolcheviques. Mais pour un personnage d’envergure mondiale comme Léon Trotsky, le fait de passer sous silence les preuves avancées par les marins de Cronstadt indique, à mon avis, que cet homme est vraiment malhonnête. Le vieux dicton : « Un léopard change de tâches mais jamais de nature » s’applique parfaitement à Léon Trotsky. Le calvaire qu’il a subi durant ses années d’exil, la disparition tragique de ses proches, des êtres qu’il aimait, et, de façon encore plus dramatique, la trahison de ses anciens compagnons d’armes ne lui ont malheureusement rien appris. Pas une goutte de tendresse, de douceur, n’a irrigué l’esprit rancunier de Trotsky.

Quel dommage pour lui que l’on entende parfois mieux le silence des morts que la parole des vivants ! De fait, les voix étouffées à Cronstadt se sont fait entendre de plus en plus bruyamment au cours des dix-sept dernières années. Est-ce pour cette raison que leur son déplaît tant à Léon Trotsky ?

Selon le fondateur de l’Armée rouge, « Marx disait déjà qu’on ne pouvait pas juger les partis ni les individus sur ce qu’ils disent d’eux-mêmes. » Quel dommage que Trotsky ne se rende pas compte à quel point cette phrase s’applique parfaitement à son propre cas ! Parmi les bolcheviks capables d’écrire avec un certain talent, aucun auteur n’a réussi à se mettre en avant autant que Trostky. Aucun ne s’est vanté autant que lui d’avoir participé à la révolution russe et aux événements qui ont suivi. Si l’on applique à Trotsky le critère de son maître à penser, nous devrions en déduire que ses écrits n’ont aucune valeur — raisonnement évidemment absurde.

Soucieux de discréditer les motifs de la révolte de Cronstadt, Léon Trotsky fait la remarque suivante : « Il m’arriva d’envoyer de différents fronts des dizaines de télégrammes réclamant la mobilisation de nouveaux détachements « sûrs », formés d’ouvriers de Petrograd et de marins de la Baltique. Mais, dès la fin de 1918 et en tout cas pas plus tard que 1919, les fronts commencèrent à se plaindre que les nouveaux détachements marins de Cronstadt n’étaient pas bons, qu’ils étaient exigeants, indisciplinés, peu sûrs au combat, en somme, plus nuisibles qu’utiles. » Plus loin dans la même page, Trotsky affirme : « Quand la situation devint particulièrement difficile dans Petrograd affamée, on examina plus d’une fois, au Bureau politique, la question de savoir s’il ne fallait pas faire un « emprunt intérieur » à Cronstadt, où restaient encore d’importantes réserves de denrées variées. Mais les délégués des ouvriers de Petrograd répondaient : « Ils ne nous donneront rien de plein gré. Ils trafiquent sur les draps, le charbon, le pain. A Cronstadt aujourd’hui, toute la racaille a relevé la tête. » Triste exemple d’un procédé typiquement bolchevik : non seulement on liquide physiquement ses adversaires politiques mais on souille aussi leur mémoire. Suivant les traces de Marx, Engels et Lénine, Trotsky puis Staline ont utilisé les mêmes méthodes.

Je n’ai pas l’intention de discuter ici du comportement des marins de Cronstadt en 1918 ou en 1919. Je ne suis arrivée en Russie qu’en janvier 1920. Du début de 1920 jusqu’à la « liquidation » de Cronstadt, quinze mois plus tard, les marins de la flotte de la Baltique furent présentés comme des hommes de valeur ayant toujours fait preuve d’un courage inébranlable. A de multiples reprises, des anarchistes, des mencheviks, des socialistes-révolutionnaires et aussi de nombreux communistes m’ont dit que les marins formaient l’épine dorsale de la révolution. Durant la manifestation du 1er mai 1920, et au cours des autres festivités organisées en l’honneur de la visite de la première mission du Parti travailliste britannique, les marins de Cronstadt constituèrent un important contingent, parfaitement visible. Ils furent salués comme de grands héros qui avaient sauvé la révolution contre Kerenski, et Petrograd contre Ioudénitch. Pendant l’anniversaire de la révolution d’Octobre, les marins se trouvaient de nouveau aux premiers rangs, et des foules compactes applaudirent lorsqu’ils rejouèrent la prise du Palais d’Hiver.

Est-il possible que les dirigeants du Parti, à l’exception de Léon Trotsky, n’aient pas été au courant de la corruption et de la démoralisation de Cronstadt que nous décrit le fondateur de l’Armée rouge ? Je ne crois pas. D’ailleurs, je doute que Trotsky lui-même ait eu cette opinion avant mars 1921. Son récit actuel résulte-t-il de doutes qu’il éprouva alors, ou s’agit-il d’une tentative de justifier après coup la « liquidation » insensée de Cronstadt ?

Même si l’on admet que les marins n’étaient pas les mêmes qu’en 1917 (2), il est évident que les Cronstadtiens de 1921 n’avaient rien à voir avec le sinistre tableau qu’en dresse Trotsky et son disciple Wright. De fait, les marins n’ont connu leur terrible destin qu’à cause de leur profonde solidarité, de leurs liens étroits avec les ouvriers de Petrograd qui endurèrent la faim et le froid jusqu’à se révolter au cours d’une série de grèves en février 1921. Pourquoi Trotsky et ses partisans ne mentionnent-ils pas ce fait ? Léon Trotsky sait parfaitement, si Wright l’ignore, que la première scène du drame de Cronstadt s’est déroulée à Petrograd le 24 février et n’a pas été jouée par les marins mais par les grévistes. Car c’est ce jour-là que les grévistes ont laissé s’exprimer leur colère accumulée contre l’indifférence brutale des hommes qui n’arrêtaient pas de discourir sur la dictature du prolétariat, dictature qui s’était transformée depuis longtemps en la dictature impitoyable du Parti communiste.

Dans son journal, Alexandre Berkman rapporte : « Les ouvriers de l’usine de Troubotchny se sont mis en grève. Au cours de la distribution des vêtements d’hiver, les communistes ont été beaucoup mieux servis que ceux qui ne sont pas membres du Parti, se plaignent-ils. Le gouvernement refuse de prendre en considération leurs revendications tant que les ouvriers ne reprennent pas le travail. Des foules de grévistes se sont rassemblées dans les rues près des usines, et des soldats ont été envoyés pour les disperser. C’étaient des koursanti, des jeunes communistes de l’Académie militaire. Il n’y a pas eu de violences.
Maintenant les grévistes sont rejoints par des travailleurs des entrepôts de l’Amirauté et des docks de Calernaya. L’hostilité augmente contre l’attitude arrogante du gouvernement. Ils ont essayé de manifester dans la rue mais les troupes montées sont intervenues pour les en empêcher. »

C’est seulement après s’être enquis de la situation véritable des ouvriers de Petrograd que les marins de Cronstadt ont fait en 1921 ce qu’ils avaient fait en 1917. Ils se sont immédiatement solidarisé avec les ouvriers. A cause de leur rôle en 1917, les marins avaient toujours été considérés comme le glorieux fleuron de la révolution. En 1921, ils agirent de la même façon mais furent dénoncés aux yeux du monde entier comme des traîtres, des contre-révolutionnaires. Évidemment, en 1917, les marins de Cronstadt avaient aidé à mettre en selle les bolcheviks. En 1921, ils demandaient des comptes pour les faux espoirs que le Parti avait fait naître chez les masses, et les belles promesses que les bolcheviks avaient reniées dès qu’ils avaient jugé être solidement installés au pouvoir. Crime abominable en vérité. Mais le plus important dans ce crime est que les marins de Cronstadt ne se sont pas « mutinés » dans un contexte serein. Leur rébellion était profondément enracinée dans les souffrances des travailleurs russes : le prolétariat des villes, aussi bien que la paysannerie.

Certes, notre ex-commissaire du peuple nous assure : « Les paysans se firent aux réquisitions comme à un mal temporaire. Mais la guerre civile dura trois ans. La ville ne donnait presque rien au village et lui prenait presque tout, surtout pour les besoins de la guerre. Les paysans avaient approuvé les ‘ bolcheviks’, mais devenaient de plus en plus hostiles aux ‘communistes’. » Malheureusement, ces arguments relèvent de la pure fiction, comme le prouvent de nombreux faits, notamment la liquidation des soviets paysans dirigés par Maria Spiridovna, et le déluge de fer et de feu lancé contre les paysans pour les obliger à livrer tous leurs produits, y compris leurs graines pour les semailles de printemps.

En fait, les paysans détestaient le régime presque depuis le début de la révolution, en tout cas certainement depuis le moment où le slogan de Lénine « Expropriez les expropriateurs » devint « Expropriez les paysans pour la gloire de la dictature communiste. » C’est pourquoi ils protestaient constamment contre la dictature bolchevique. Comme en témoigne notamment le soulèvement des paysans de Carélie, écrasé dans le sang par le général tsariste Slastchev-Krimsky. Si les paysans appréciaient autant le régime soviétique que Trotsky voudrait nous le faire croire, pourquoi dut-on envoyer cet homme sanguinaire en Carélie ?

Slastchev-Krimsky avait combattu la révolution depuis le début et dirigé quelques-unes des armées de Wrangel en Crimée. Il avait commis des actes barbares contre des prisonniers de guerre et organisé d’ignobles pogromes. Et maintenant ce général se repentait et revenait à « sa patrie ». Ce contre-révolutionnaire patenté, ce massacreur de Juifs, reçut les honneurs militaires de la part des bolcheviks, en compagnie de plusieurs généraux tsaristes et officiers des armées blanches. Certes, on peut considérer comme un juste châtiment le fait que des antisémites soient obligés de saluer un Juif, Trotsky, leur supérieur hiérarchique, et de lui obéir. Mais pour la révolution et le peuple russe, le retour triomphal de ces impérialistes était une insulte.

Afin de le récompenser de son nouvel amour tout neuf pour la patrie socialiste, on confia à Slastchev-Krimsky la mission d’écraser les paysans de Carélie qui demandaient l’autodétermination et de meilleures conditions de vie.

Léon Trotsky nous raconte que les marins de Cronstadt en 1919 n’auraient pas donné leurs provisions si on leur avait demandé gentiment — comme si les bolcheviks avaient jamais utilisé la gentillesse ! En fait, ce mot ne fait pas partie de leur vocabulaire. Cependant ce sont ces marins prétendument démoralisés, ces « spéculateurs », cette « racaille », etc., qui prirent le parti du prolétariat des villes en 1921, et dont la première revendication était l’égalité des rations. Quels gangsters que ces Cronstadiens, vraiment !

Wright et Trotsky essaient de discréditer les marins de Cronstadt parce que ces derniers ont rapidement formé un Comité révolutionnaire provisoire. Rappelons tout d’abord qu’ils n’ont pas prémédité leur révolte, mais qu’ils se réunirent le 1er mars 1921 pour discuter de la façon d’aider leurs camarades de Petrograd. En fait, John G. Wright nous fournit lui-même la réponse quand il écrit : « Il n’est pas du tout exclu que les autorités locales de Cronstadt n’aient pas su gérer habilement la situation (…). On sait que Kalinine et le commissaire du peuple Kouzmine n’étaient guère estimés par Lénine et ses collègues (…). Dans la mesure où les autorités locales n’étaient pas conscientes de l’importance du danger et n’ont pas pris les mesures efficaces et adéquates pour traiter la crise, leurs maladresses ont certainement joué un rôle dans le déroulement des événements (…) ».

Le passage sur l’opinion négative de Lénine à propos de Kalinine et Kouzmine n’est malheureusement qu’un vieux truc des bolcheviks : on fait porter le chapeau à un sous-fifre maladroit pour dégager la responsabilité des dirigeants.

Certes, les autorités locales de Cronstadt ont commis une « maladresse ». Kouzmine attaqua violemment les marins et les menaça de terribles représailles. Les marins savaient évidemment ce qui les attendait. Ils savaient que, si Kouzmine et Vassiliev obtenaient carte blanche, leur première mesure serait de priver Cronstadt de ses armes et de ses réserves de nourriture. C’est la raison pour laquelle les marins formèrent leur Comité révolutionnaire provisoire. Et ils furent encouragés dans leur décision, lorsqu’ils apprirent qu’une délégation de trente marins partie à Petrograd pour discuter avec les ouvriers s’était vue refuser le droit de rentrer à Cronstadt, que ses membres avaient été arrêtés et placés entre les mains de la Tcheka.

Wright et Trotsky accordent une énorme importance à une rumeur annoncée lors de la réunion du 1er mars : un camion bourré de soldats lourdement armés allait rallier Cronstadt. Il est évident que Wright n’a jamais vécu sous une dictature hermétique. Moi si. Lorsque les réseaux par lesquels passent les contacts humains sont interrompus, lorsque toute pensée est recroquevillée sur elle-même et que la liberté d’expression est étouffée, alors les rumeurs se répandent à la vitesse de l’éclair et prennent des dimensions terrifiantes. De plus, des camions remplis de soldats et de tchékistes armés jusqu’aux dents patrouillaient souvent les rues durant la journée. Ils lançaient leurs filets pendant la nuit et ramenaient leurs prises jusqu’à la Tcheka. Ce spectacle était fréquent à Petrograd et à Moscou, à l’époque où je me trouvais en Russie. Dans le climat de tension instauré par le discours menaçant de Kouzmine, il était parfaitement normal que des rumeurs circulent et que l’on y accorde crédit.

Pendant la campagne contre les marins de Cronstadt, on a également affirmé que le fait que des nouvelles sur Cronstadt soient parues dans la presse parisienne deux semaines avant le début de la révolte était la preuve que les marins avaient été manipulés par les puissances impérialistes et que cette révolte avait été en fait ourdie depuis Paris. Il est évident que cette calomnie avait pour seule utilité de discréditer les Cronstadtiens aux yeux des ouvriers.

En réalité, ces nouvelles anticipées n’avaient rien d’extraordinaire. Ce n’était pas la première fois que de telles rumeurs naissaient à Paris, Riga ou Helsingfors et généralement elles ne coïncidaient pas avec les déclarations des agents de la contre-révolution à l’étranger. D’un autre côté, beaucoup d’événements se sont produits en Union soviétique qui auraient pu réjouir le cœur de l’Entente et dont on n’entendit jamais parler — des événements bien plus nuisibles à la révolution russe et causés par la dictature du Parti communiste lui-même. Par exemple, le fait que la Tcheka détruisit de nombreuses réalisations d’Octobre et que, en 1921, elle était déjà devenue une excroissance mortelle sur le corps de la révolution. Je pourrais mentionner bien d’autres événements semblables qui m’obligeraient à des développements trop longs dans le cadre de cet article.

Non, les nouvelles anticipées parues dans la presse parisienne n’ont aucun rapport avec la révolte de Cronstadt. De fait, en 1921, à Petrograd, personne ne croyait à l’existence d’un lien quelconque, y compris une grande partie des communistes. Comme je l’ai déjà dit, John G. Wright n’est qu’un simple disciple de Léon Trotsky et il ignore donc ce que la plupart des gens, à l’intérieur et à l’extérieur du parti bolchevik, pensaient de ce prétendu « lien » en 1921.

Les futurs historiens apprécieront certainement la « mutinerie » de Cronstadt à sa véritable valeur. S’ils le font, et lorsque cela se produira, je suis persuadé qu’ils arriveront à la conclusion que le soulèvement n’aurait pas pu se produire à un meilleur moment s’il avait été délibérément planifié.

Le facteur déterminant qui décida le sort de Cronstadt fut la Nep (la Nouvelle Politique Économique). Lénine était parfaitement conscient que ce nouveau schéma « révolutionnaire » soulèverait une opposition considérable dans le Parti. Il avait besoin d’une menace immédiate pour faire passer la Nep, à la fois rapidement et en douceur. Cronstadt se produisit donc à un moment fort utile pour lui. Toute la machine de propagande se mit en marche pour démontrer que les marins étaient de mèche avec les puissances impérialistes, et avec les éléments contre-révolutionnaires qui voulaient détruire l’État communiste. Cela marcha à merveille. La Nep fut imposée sans la moindre anicroche.

On finira par découvrir le coût effrayant de cette manœuvre. Les trois cents délégués, la fleur de la jeunesse communiste, qui quittèrent précipitamment le congrès du Parti pour aller écraser Cronstadt, ne représentait qu’une poignée des milliers de vies qui furent cyniquement sacrifiées. Ils partirent en croyant avec ferveur les mensonges et calomnies des bolcheviks. Ceux qui survécurent eurent un rude réveil.

Je me souviens d’avoir rencontré dans un hôpital un jeune communiste blessé. J’ai raconté cette anecdote dans Comment j’ai perdu mes illusions sur la Russie.Ce témoignage n’a rien perdu de sa valeur malgré les années :

« Beaucoup de ceux qui avaient été blessés au cours de l’attaque contre Cronstadt avaient été amenés dans le même hôpital, et c’étaient surtout des koursanti, de jeunes communistes. J’ai eu l’occasion de discuter avec l’un d’entre eux. Sa douleur physique, me dit-il, ne représentait rien à côté de ses souffrances psychologiques. Il s’était rendu compte trop tard qu’il avait été dupé par le slogan de la ‘contre-révolution’. Pas un général tsariste, pas un garde-blanc n’avait pris la tête des marins de Cronstadt — il ne s’était battu que contre ses propres camarades, des marins, des soldats et des ouvriers qui avaient héroïquement combattu pour la révolution. »

Aucune personne sensée ne verra la moindre similitude entre la Nep et la revendication des marins de Cronstadt d’échanger librement les produits. La Nep ne fit que réintroduire les terribles maux que la révolution russe avait tenté d’éliminer. L’échange libre des produits entre les ouvriers et les paysans, entre la ville et la campagne, incarnait la raison d’être même de la révolution. Évidemment, « les anarchistes étaient hostiles à la Nep ». Mais le marché libre, comme Zinoviev me l’avait dit en 1920, « n’a aucune place dans notre plan centralisé ». Pauvre Zinoviev : il ne pouvait imaginer quel monstre allait naître de la centralisation du pouvoir !

C’est l’obsession de la centralisation de la dictature qui a développé très tôt la division entre la ville et le village, les ouvriers et les paysans. Ce n’est pas, comme Trotsky l’affirme, parce que « la première est prolétarienne (…) et le second petit-bourgeois », mais parce que la dictature bolchevik a paralysé à la fois les initiatives du prolétariat urbain et celles de la paysannerie.

Selon Léon Trotsky, « Le soulèvement de Cronstadt n’a pas attiré, mais repoussé les ouvriers de Petrograd. La démarcation s’opéra selon la ligne des classes. Les ouvriers sentirent immédiatement que les rebelles de Cronstadt se trouvaient de l’autre côté de la barricade, et ils soutinrent le pouvoir soviétique. ». Il oublie d’expliquer la raison principale de l’indifférence apparente des ouvriers de Petrograd. En effet, la campagne de mensonges, de calomnies et de diffamation contre les marins a commencé le 2 mars 1921. La presse soviétique a tranquillement distillé son venin contre les marins. Les accusations les plus méprisables ont été lancées contre eux et cela a continué jusqu’à l’écrasement de Cronstadt, le 17 mars 1921. De plus, Petrograd subissait la loi martiale. Plusieurs usines furent fermées et les ouvriers ainsi dépossédés de leur-gagne-pain commençaient à se réunir entre eux. Citons le journal d’Alexandre Berkman :

« Beaucoup d’arrestations ont lieu. Des groupes de grévistes encadrés par des tchékistes sont fréquemment emmenés en prison. Une grande tension nerveuse règne dans la ville. Toutes sortes de précautions sont prises pour protéger les institutions gouvernementales. On a placé des mitrailleuses devant l’hôtel Astoria, où résident Zinoviev et d’autres dirigeants bolcheviks. Des proclamations officielles ordonnent aux grévistes de retourner au travail (…) et rappellent à la population qu’il est interdit de se rassembler dans les rues. Le Comité de défense a commencé un ‘nettoyage de la ville’. Beaucoup d’ouvriers soupçonnés de sympathiser avec Cronstadt ont été arrêtés. Tous les marins de Petrograd et une partie de la garnison jugés ‘peu fiables’ ont été envoyés dans des lieux éloignés, tandis que les familles des marins de Cronstadt vivant à Petrograd sont détenues en otages. Le Comité de défense a informé Cronstadt que les ‘prisonniers sont considérés comme des garanties’ pour la sécurité du commissaire de la flotte de la mer Baltique, N.N. Kouzmine, le président du soviet de Cronstadt, T. Vassiliev et d’autres communistes. ‘Si nos camarades subissent le moindre mauvais traitement, les otage le paieront de leur vie.’ »

Sous un tel régime de fer, il était physiquement impossible aux ouvriers de Petrograd de s’allier avec les insurgés de Cronstadt, d’autant plus que pas une ligne des manifestes publiés par les marins n’est parvenue aux ouvriers de Petrograd. En d’autres termes, Léon Trotsky falsifie délibérément les faits. Les ouvriers auraient certainement pris le parti des marins, parce qu’ils savaient que ceux-ci n’étaient ni des mutins, ni des contre-révolutionnaires, mais qu’ils s’étaient montré solidaires des ouvriers en 1905, ainsi qu’en mars et octobre 1917. C’est pourquoi je peux affirmer que Trotsky, tout à fait consciemment, insulte grossièrement la mémoire des marins de Cronstadt.Dans New International (p. 106), Trotsky assure ses lecteurs que « personne,soit dit en passant, ne pensait en ces jours-là à la doctrine anarchiste ». Cela ne cadre malheureusement pas avec la persécution incessante des anarchistes qui commença en 1918, lorsque Léon Trotsky liquida le quartier général anarchiste à Moscou à coups de mitrailleuse. Dès cette époque le processus d’élimination des anarchistes se mit en marche. Même aujourd’hui, si longtemps après, les camps de concentration du gouvernement soviétique sont remplis d’anarchistes, du moins ceux qui sont encore vivants. En fait, avant l’insurrection de Cronstadt, en octobre 1920, lorsque Trotsky changea d’avis à propos de Makhno, parce qu’il avait besoin de son aide et de son armée pour liquider Wrangel, et lorsqu’il consentit à ce que se tienne un congrès anarchiste à Kharkov, plusieurs centaines d’anarchistes furent raflés et envoyés à la prison de Boutirka où ils restèrent jusqu’en avril 1921, sans qu’on leur communique le moindre motif d’inculpation. Puis, en compagnie d’autres militants de gauche, ils disparurent dans de mortelles ténèbres, et furent envoyés secrètement dans des prisons et des camps de concentration en Russie et en Sibérie. Mais ceci est une autre page de l’histoire soviétique. Ce qu’il importe de souligner ici, c’est qu’on « pensait » beaucoup aux anarchistes à l’époque, sinon pourquoi diable les aurait-on arrêtés et envoyés aux quatre coins de la Russie et de la Sibérie, comme au temps du tsarisme ?

Léon Trotsky se moque de la revendication des « soviets libres ». Les marins avaient en effet la naïveté de croire que des soviets libres pouvaient coexister avec une dictature. En fait, les soviets libres ont cessé d’exister beaucoup plus tôt, de même que les syndicats et les coopératives. Ils ont tous été accrochés au char de l’appareil l’État bolchevik. Un jour, Lénine m’a déclaré d’un air très satisfait : « Votre grand homme, Enrico Malatesta, est favorable à nos soviets. » Et je me suis empressée de le corriger : « Vous voulez dire des soviets libres, camarade Lénine. Moi aussi je leur suis favorable. » Aussitôt Lénine a changé de sujet de conversation. Mais je découvris rapidement pourquoi les soviets libres avaient cessé d’exister en Russie.

John G. Wright prétendra sans doute qu’il n’existait aucun problème à Petrograd jusqu’au 22 février. Cela cadre bien avec la façon dont il remanie « l’histoire » du Parti. Mais le mécontentement et l’agitation des ouvriers étaient très visibles lorsque nous sommes arrivés en Russie. Dans chaque usine que j’ai visitée, j’ai pu constater le mécontentement et la colère des travailleurs, parce que la dictature du prolétariat était devenue la dictature écrasante d’un parti communiste, fondée sur un système de rationnement différencié et des discriminations de toute sorte. Si le mécontentement des ouvriers n’a pas explosé avant 1921, c’est seulement parce qu’ils s’accrochaient à l’espoir tenace que, lorsque les fronts auraient été liquidés, les promesses d’Octobre seraient enfin tenues. Et c’est Cronstadt qui fit éclater leur dernière bulle d’illusion.

Les marins avaient osé prendre le parti des ouvriers mécontents. Ils avaient osé exiger que les promesses de la révolution — « Tout le pouvoir aux soviets » — soient enfin tenues. La dictature politique avait tué la dictature du prolétariat. Telle est leur seule offense impardonnable contre l’Esprit saint du bolchevisme.

Dans une note de son article (p. 49), Wright affirme que Victor Serge aurait récemment déclaré, à propos de Cronstadt, que « les bolcheviks, une fois confrontés à la mutinerie, n’ont pas eu d’autre solution que de l’écraser ». Victor Serge ne réside plus dans les terres hospitalières de la « patrie » des travailleurs. Si cette déclaration rapportée par Wright est exacte, il ne me semble pas déloyal d’affirmer que Victor Serge ne dit tout simplement pas la vérité. Alors qu’en 1921 il appartenait à la Section française de l’Internationale communiste, Serge était aussi bouleversé et horrifié qu’Alexandre Berkman, moi-même et bien d’autres révolutionnaires devant la boucherie que Léon Trotsky préparait, devant sa promesse de « tirer les marins comme des perdreaux (3) ». Chaque fois que Serge avait un moment de libre, il faisait irruption dans notre chambre, marchait de long en large, s’arrachait les cheveux, frappait ses poings l’un contre l’autre, tellement il était indigné. « Il faut faire quelque chose, il faut faire quelque chose pour arrêter cet horrible massacre », répétait-il. Lorsque nous lui demandâmes pourquoi lui, qui était membre du parti, n’élevait pas la voix pour protester, il nous répondit que cela ne serait d’aucune utilité pour les marins. En plus, cela le signalerait à l’attention de la Tcheka et aboutirait sans doute à ce qu’on le fasse disparaître discrètement. Sa seule excuse est qu’il avait à l’époque une jeune femme et un bébé. Mais s’il a vraiment déclaré aujourd’hui, dix-sept ans plus tard, que « les bolcheviks, une fois confrontés à la mutinerie n’ont pas eu d’autre solution que de l’écraser », une telle attitude est pour le moins inexcusable. Victor Serge sait aussi bien que moi qu’il n’y a pas eu de mutinerie à Cronstadt, que les marins n’ont à aucun moment utilisé leurs armes avant le début des bombardements. Il sait également qu’aucun des commissaires communistes arrêtés, ni même aucun communiste n’a été victime de mauvais traitements. J’exhorte donc Victor Serge à dire la vérité. Qu’il ait pu continuer à vivre en Russie sous le régime de ses camarades Lénine et Trotsky, pendant que tant d’autres malheureux étaient assassinés pour avoir pris conscience de toutes les horreurs qui se déroulaient, est son problème. Mais je ne peux le laisser dire que les bolcheviks ont eu raison de crucifier les marins.

Léon Trotsky a une attitude sarcastique lorsqu’on l’accuse d’avoir tué 1 500 marins. Non, ses mains ne sont pas souillées de sang. Il a confié à Toukhatchevsky la tâche de tirer les marins « comme des perdreaux », selon son expression. Toukhatchevski a appliqué ses ordres avec une grande conscience professionnelle. Des centaines d’hommes ont été massacrés et ceux qui ont survécu aux tirs d’artillerie incessants des bolcheviks ont été placés entre les mains de Dybenko, célèbre pour son humanité et son sens de la justice.

Toukhatchevski et Dybenko sont les héros et les sauveurs de la dictature ! L’histoire semble avoir une façon particulière de rendre justice.

Léon Trotsky essaie de nous balancer une de ses cartes maîtresses lorsqu’il se demande « où et quand leurs grands principes se sont trouvés confirmés en pratique, ne fût-ce que partiellement, ne fût-ce tendanciellement ? » Cette carte, comme toutes celles qu’il a déjà jouées durant sa vie, ne lui permettra pas de gagner la partie. En vérité, les principes anarchistes ont été confirmés, pratiquement et tendanciellement, en Espagne. Certes, cela n’a pu se faire que partiellement. Comment aurait-il pu en être autrement alors que toutes les forces conspiraient contre la révolution espagnole ? Le travail constructif entrepris par la CNT et la FAI constitue une réalisation inimaginable aux yeux du régime bolchevique, et la collectivisation des terres et des usines en Espagne représente la plus grande réussite de toutes les périodes révolutionnaires. De plus, même si Franco gagne et que les anarchistes espagnols sont exterminés, le travail qu’ils ont commencé continuera à vivre. Les principes et tendances anarchistes sont implantés si profondément dans la terre d’Espagne que rien ni personne ne les éradiquera.

Annexe : Léon Trotsky, John G. Wright et les anarchistes espagnols.

Durant les quatre années qu’a duré la guerre civile en Russie, les anarchistes se sont presque tous battus aux côtés des bolcheviks, même s’ils se rendaient chaque jour davantage compte de l’effondrement imminent de la révolution. Ils se sentaient obligés de garder le silence et d’éviter tout acte ou déclaration qui pourrait aider et conforter les ennemis de la révolution.

Certes, la révolution russe s’est battue sur de nombreux fronts et contre de nombreux ennemis, mais à aucun moment la situation n’a été aussi effrayante que celle que doivent affronter le peuple et les anarchistes espagnols durant la révolution actuelle. La menace de Franco, aidé par les forces des États allemand et italien et leur matériel militaire, les bienfaits de Staline s’abattant sur l’Espagne, les manœuvres des puissances impérialistes, la trahison des prétendues démocraties et l’apathie du prolétariat international, tous ces éléments dépassent largement les dangers qui menaçaient la révolution russe. Et que fait Trotsky face à une aussi terribletragédie ? Il se joint à la meute hurlante et lance son poignard empoisonné contre les anarchistes espagnols, à l’heure la plus décisive. Mais les anarchistes espagnols ont sans doute commis une grave erreur. Ils ont eu tort de ne pas inviter Trotsky à prendre en charge la révolution espagnole et à leur montrer comment ce qu’il avait si bien réussi en Russie pouvait être appliqué sur le sol espagnol. Tel semble être son principal chagrin.