Demain Le Grand Soir
NI DIEU, NI MAITRE, NI CHARLIE !

Le Site de Demain le Grand Soir est issu de l’émission hebdomadaire sur "Radio Béton", qui fut par le passé d’informations et de débats libertaires. L’émission s’étant désormais autonomisée (inféodé à un attelage populiste UCL37 (tendance beaufs-misogynes-virilistes-alcooliques)/gilets jaunes/sociaux-démocrates ) et, malgré la demande des anciens adhérent-es de l’association, a conservé et usurpé le nom DLGS. Heureusement, le site continue son chemin libertaire...

Le site a été attaqué et détruit par des pirates les 29 et 30 septembre 2014 au lendemain de la publication de l’avis de dissolution du groupe fasciste "Vox Populi".

Il renaît ce mardi 27 octobre 2014 de ses cendres.

" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Dans l’empire médiatique du Crédit Mutuel : Ebra, pour en finir avec le journalisme
Article mis en ligne le 2 septembre 2022
dernière modification le 26 août 2022

par siksatnam

Le Crédit Mutuel possède le premier groupe de presse de France, Ebra. En 2018, la banque coopérative a lancé une restructuration de grande ampleur pour inventer un avenir à ses titres en souffrance. Quatre ans plus tard, l’heure du bilan est venue, à mi-chemin de ce plan en plusieurs étapes : alors, la banque aux 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires a-t-elle sauvé ses neuf quotidiens régionaux du déficit ? Notre enquête, dont nous publions le premier volet, révèle une réalité contrastée, au détriment de l’information. Celle de journaux qui ont sombré dans les pires travers : la course aux clics, l’obsession pour le fait-divers, les copiés-collés de communiqués de presse et la parution d’informations non vérifiées.

Philippe Carli n’est pas à la tête d’une société de production, dans le cinéma ou les jeux vidéo. Il est patron d’un empire de presse propriété d’un vénérable groupe bancaire, le Crédit Mutuel Alliance Fédérale. C’est pourtant à s’y tromper. Le 12 avril 2022, les journalistes de la rédaction du Républicain Lorrain l’écoutent religieusement dévoiler son « plan stratégique » pour les trois prochaines années. Par stratégie, dans la bouche de l’ancien président de Siemens France, il ne faut pas entendre ou penser « stratégie éditoriale », sinon en termes aussi creux qu’évasifs. Sur ce terrain, sa vision se résume à quelques perles enfilées au cours de cette réunion organisée au siège du journal, à Woippy, près de Metz – et dont Blast s’est procuré l’enregistrement : « être le porte-parole des initiatives positives », « valoriser le potentiel de nos régions », « défendre la vérité sur la base de principes journalistiques d’excellence »...

Autant de grands principes vagues qui ne dessinent pas un projet éditorial. En revanche, le dirigeant ne manque pas d’idées pour développer l’événementiel (foires, congrès, salons, prestations pour les entreprises, organisation d’événements sportifs à l’instar du Critérium du Dauphiné libéré) ou encore l’e-commerce afin d’élargir la vente des produits dérivés maison ou permettre aux annonceurs de commercialiser directement leurs propres produits sur le site du journal de leur territoire. Mais ces ambitions ne concernent pas le cœur de métier du groupe : l’information. Sauf si elle est « scénarisée ». Là, c’est différent.

Pour Philippe Carli, la « remarquable » vidéo de L’Est Républicain sur l’affaire Narumi - « la sombre histoire d’un crime sans corps », celui d’une étudiante japonaise disparue à Besançon en 2016 - est un bon début. Un modèle, presque : « Maintenant, est-ce qu’on est capable d’en faire plusieurs ?, interroge-t-il. De tirer des revenus avec ? Que doit-on abandonner pour faire ça ? ». Mise en ligne sur le site du quotidien le 19 mars 2022, la vidéo a été consultée 11 152 fois depuis (relevé effectué le 18 août).

our « faire ça », le groupe de presse possède sa propre filiale audiovisuelle, Est Info TV. Elle produit notamment des magazines pour le JT de 13 heures de TF1. « Pourquoi on irait pas un peu plus loin ? », lance à ses troupes l’ancien ingénieur de développement, sans jamais inviter les journalistes qui lui font face à donner leur avis. Pas besoin : Philippe Carli connaît déjà la réponse. Elle se trouve du côté des productions de fictions ou de feuilletons documentaires, comme Netflix ou TF1 en ont produit sur l’affaire du petit Gregory. « Des faits-divers de chez nous, regrette le patron de presse. Pourquoi on ne se donnerait pas la possibilité et la liberté de produire nous-mêmes ces fictions ? ».

En réalité, tout est déjà calé car son groupe s’apprête à « investir dans une société de production capable de produire ces fictions et de les revendre à Netflix ». La passion dévorante pour les séries télé de l’ex-dirigeant d’Amaury (l’éditeur du Parisien et de l’Equipe) est telle qu’il divise en « saisons » le plan de redressement qu’il concocte depuis quatre ans aux 3 200 salariés du groupe Ebra.

Lui devant, les mastodontes derrière

Ebra ? De L’Est Républicain (diffusé en Meurthe-et-Moselle, Meuse et Franche-Comté) à Vaucluse Matin, en passant par L’Alsace, Vosges Matin ou Le Progrès (en Auvergne-Rhône-Alpes), tous ces titres ont depuis 2010 pour unique actionnaire une « banque mutualiste et coopérative » qui vante - souvent dans leurs colonnes - des chiffres d’affaires « record » (19,8 milliards d’euros pour 2021).

Les neuf quotidiens du Crédit Mutuel sont chaque jour distribués à 900 000 exemplaires, sur 24 départements répartis dans la zone « Est Bourgogne Rhône-Alpes ». Des chiffres qui font d’Ebra le premier diffuseur et groupe de presse quotidienne du pays, régionale comme nationale. Loin, très loin devant les mastodontes Bolloré-Vivendi, LVMH, Dassault, ou encore Le Monde, comme l’a rappelé le rapport du Sénat sur la concentration de la presse en France, présenté en mars dernier.

Après avoir investi 115 millions d’euros en trois ans pour redresser les comptes d’Ebra, le Crédit Mutuel attend un juste retour des choses. Le directeur général du groupe a pu le signifier lors de sa tournée d’avril dans les rédactions, pour présenter la « saison 2 » de son plan. Une tournée organisée étape par étape, titre par titre ou plutôt... « marque » par « marque » - des termes plus appropriés. Les 1 400 journalistes du groupe – Philippe Carli préfère parler de « producteurs de contenus » – doivent s’engager pour les quatre prochaines années à rapporter « 500 millions d’euros de chiffre d’affaires par an », dont 15 % issus « des revenus de diversification ou du digital ».

Créé en 2006 et enfin parvenu à l’équilibre en mars 2021, le groupe Ebra veut mettre « le cap sur la croissance ». Mais à quel prix ?

Dans les faits, la « saison 1 » du plan Carli s’est résumée à une cure d’austérité, faite de réduction des coûts et des effectifs, de mutualisation et d’externalisation des services. 130 millions d’euros (20 millions de plus que prévus) ont été ainsi économisés. Sur la balance investissement/économie (115 millions investis vs 130 millions économisés), un rapide calcul permet de constater que c’est d’abord le groupe et ses salariés qui ont financé l’opération. Le retour des choses avant l’heure, donc.

Deux heures de terrain, deux pages du journal

Dès son arrivée à la tête de la holding Ebra en septembre 2017, Philippe Carli a tout misé sur ce qu’il nomme la « stratégie Digital First ». Une politique censée « transformer nos lecteurs gratuits en abonnés payants tout en continuant à produire quotidiennement un journal papier de qualité ».

La recette n’est pas nouvelle. Elle est une marotte après laquelle court depuis des années l’ensemble de la presse quotidienne, confrontée à l’effondrement du modèle papier. Deux ans plus tôt, à l’autre bout du pays, Olivier Gerolami, alors président du directoire du groupe Sud-Ouest, l’a appliqué avec zèle, au point qu’il ne voulait plus entendre parler de lecteurs mais de « clients ». Jusqu’à faire « disparaître » la direction générale de son quotidien de l’étage qu’elle occupait au siège, devenu depuis « un grand open space, offert aux start-ups ». Les lecteurs bordelais ont sans doute apprécié.

Chez Ebra, la part du digital dans le chiffre d’affaires explose : elle est passée de 1,7 à 7%, entre 2017 et 2021. Les visites sur les sites Internet du groupe (132 millions de visiteurs, chaque mois) ont augmenté de 77 %. Les conséquences tant humaines que rédactionnelles, en revanche, sont moins flatteuses. « La stratégie Digital First ? C’est faire toujours plus avec toujours moins. Moins de temps, moins de collègues... », résume Dorian*, localier à L’Est Républicain victime de la réorganisation - soit, au niveau départemental, la disparition de deux journalistes.

Et le lecteur dans tout ça, y trouve-t-il son compte ? Tournons les pages… Chaque édition de L’Est Républicain s’ouvre sur un « Temps fort » : deux pages de trois à cinq articles, sur un même thème. « Mais avec les départs non remplacés des collègues de mon agence, confie Dorian, c’était impossible de trouver des angles originaux et des interlocuteurs contradictoires chaque jour. On manquait cruellement de temps, résultat on travaillait le plus souvent avec les chambres consulaires ou les fédérations professionnelles, qui regroupent industries et entreprises... ». Face à ce dilemme (temps/contenu), il faut faire efficace. « On se rendait à leurs assemblées générales, c’est plus simple : tous les interlocuteurs sont sur place, complète notre confrère. En deux heures, on avait tout : le reportage, l’interview en trois questions avec le président et le petit encadré avec des chiffres – qu’on n’a pas le temps de vérifier... »

Publiez, on vérifiera plus tard !

« C’est du collectivisme journalistique ! », dénonce Vincent Lanier, fait-diversier et élu au comité social et économique (CSE) au Progrès. « Un même article peut subir (sic) jusqu’à trois versions en une journée : breaking news, version en ligne, version ’’papier’’ pour le lendemain. La politique du Digital First consiste à produire régulièrement des breaking news avant même d’aller sur le terrain, sur la base d’une information des pompiers ou des gendarmes. Bien qu’on essaie de recouper au max les infos, ça peut arriver qu’il y ait quelques petites erreurs – sur le lieu d’un accident, le nombre de voitures percutées dans un carambolage, etc. Et on rectifie au fur et à mesure de la journée. C’est un peu l’avantage de la mise en ligne », ironise ce secrétaire national du Syndicat national des journalistes (SNJ).

Le breaking news ? Une méthode en vogue : quelques lignes à chaud résumant les principaux faits d’un événement, en attendant un traitement plus approfondi. « C’est une brève faite pour être diffusée très rapidement sur les réseaux sociaux, paraphrase un localier du Républicain Lorrain, quotidien centenaire diffusé essentiellement en Moselle et à la pointe nord de la Meurthe-et-Moselle. Le problème, balance notre confrère, c’est qu’on a un rédacteur en chef adjoint qui nous met la pression en nous appelant avant qu’on soit sur le lieu de l’événement, pour qu’on la publie vite. Et s’il s’agit d’un sujet sensible, un fait-divers qui nécessite de rencontrer la famille, il nous dit d’arrêter de faire du sentimentalisme car il en va de l’audience ! ».

Avant de quitter le « Répu », Emmanuelle a été témoin de ce « fonctionnement extrêmement perfide » : « Un supérieur nous disait qu’il fallait vite balancer telle ou telle info sur Internet, explique l’ancienne secrétaire de rédaction. Si on n’avait pas le temps de la vérifier, au pire, on la compléterait, la corrigerait au fur et à mesure. Il n’y avait de toute façon pas le choix puisque c’est le chef qui le disait. Quand on demandait que tout cela soit signifié par écrit, qu’il y ait une note de service claire et précise, c’était toujours non, bien entendu... »

La région avant la famille

« Le rédacteur en chef adjoint du ’’Répu’’ a les yeux rivés sur les sites et réseaux sociaux des médias régionaux ’’concurrents’’, confie une autre secrétaire de rédaction - dont le métier consiste à traquer les erreurs factuelles et orthographiques avant de mettre en page le journal ou de publier en ligne. Si l’un d’eux publie une info avant nous, il peut bombarder les secrétaires de rédaction ou rédacteurs de coups de fil, même à 22 ou 23 heures pour leur demander un papier sur le même sujet. On n’a pas le temps de vérifier à fond, c’est impossible, mais comme l’info a été publiée par le confrère de France Bleu par exemple on se dit qu’il n’y a pas de risques à la reprendre à notre tour... ». Des risques, à ce jeu du premier qui publie, il y en a pourtant.

« Exclusif »… La nouvelle tombe dans une breaking news – développée depuis dans un article : Moselle : « le corps de la sexagénaire disparue à Amnéville a été retrouvé découpé ». La famille, elle, tombe des nues : au moment où le Républicain Lorrain annonce ce féminicide à la région entière, les autorités n’ont pas encore prévenu les proches de la victime. Pourquoi cet empressement ? La concurrence certainement, pour conserver la primeur de cette info sensationnelle. Mais pourquoi cette précision macabre dans le titre – « découpé » ? Sur ce choix, plusieurs journalistes de la rédaction ont exprimé des réticences (1). Sollicité par nos soins, Alexandre Poplavsky, le rédacteur en chef adjoint, a refusé de répondre à Blast. Pourtant, d’après nos sources, c’est lui qui a exigé et précipité la publication, multipliant les coups de fils insistants.

Un trafic inventé

Ailleurs, Amélie*, une rédactrice, est sommée par sa hiérarchie de pondre urgemment une breaking news sur une tentative d’homicide. Elle refuse d’écrire avant de s’être rendue sur place. « Un type des RG (renseignements généraux, ndlr) m’avait parlé d’une rixe entre jeunes de bandes rivales sur fond de trafic de drogue, explique la localière. Une secrétaire de rédac’ m’appelle pour me dire qu’il faut vite publier un premier papier. Elle-même était pressée par ses chefs, je lui donne l’info du RG à l’oral mais lui précise qu’il faut que j’aille la vérifier. Je n’ai pas le temps de me rendre sur place qu’elle publie en fin de matinée une dizaine de lignes à partir de ce que je lui ai dit par téléphone ! ». Effet garanti, la nouvelle fait aussitôt le tour de la ville.

En pleurs, la sœur et la mère de la victime – elle est alors dans le coma – appellent la rédactrice qui, sans l’avoir rédigée, est à l’origine de la brève. « Pourquoi vous avez écrit ça ?, lui demande la première, tout le monde croit que mon frère était un dealer, un trafiquant, alors que la bagarre est partie d’une histoire d’amour qui a dégénéré ! » L’agent des renseignements généraux avouera en début d’après-midi à Amélie s’être trompé, et qu’il n’y a aucun lien entre les violences survenues et une quelconque affaire de trafic ou de bandes. Le commissaire confirmera dans la foulée... Un peu de patience (quelques heures) ou une simple vérification par téléphone auraient permis d’éviter cet accident regrettable. Au lieu de cela, l’article à paraître pour la version papier du lendemain, rédigé par la rédaction en fin d’après-midi, remet l’hypothèse de la drogue sur le tapis, en l’accréditant de vagues propos d’un « riverain » concernant les jeunes du quartier…

Un peu plus loin, en copiés-collés

Comme dirait Philippe Carli, pourquoi on irait pas un peu plus loin ? Après tout pourquoi produire et écrire des breaking news quand il suffit de… copier-coller mot pour mot un communiqué de presse ? En avril dernier, c’est ce qu’a fait L’Est Républicain dans un article intitulé « 132 kilos de cannabis et 237.000 euros : saisie record pour la JIRS de Nancy ». Blast a mis la main sur le communiqué de la Jirs, la juridiction interrégionale spécialisée de Nancy, qui a mené l’enquête et la perquisition avec plusieurs unités de police ou de gendarmerie.

L’Est Républicain l’a pompé dans son intégralité.

Une petite faiblesse passagère, due à un (mauvais) concours de circonstance ? Quelques mois plus tôt, en novembre 2021, le quotidien des Lorrains et des Francs-Comtois relayait une autre saisie de stupéfiants, déjà réalisée par la même Jirs. Là aussi, un copié-collé fidèle. Tout juste la rédaction s’est-elle contentée d’alléger le communiqué envoyé le procureur de la République de Nancy. Pratique.

Travailler vite, publier vite, faire du clic d’accord, mais sans nuire à « la qualité de l’editing » pour autant. Chaque mois, la « production mensuelle d’objets digitaux » (photos, vidéos, infographies, hyperliens) de trois journaux – Vosges Matin, Est Républicain et Républicain Lorrain – est compilée, puis comparée dans des tableaux de statistiques et autres histogrammes. Cet « enrichissement des contenus » « renforce[rait] l’expérience lecture et encourage[rait] les internautes à renouveler leur confiance par la prolongation de leurs abonnements et/ou la souscription de nouvelles offres », d’après les mails que Sébastien Georges, le rédacteur en chef, adresse aux équipes des trois titres.

Logique bancaire

« Comment tu veux qu’on produise un diaporama par jour dans une ville comme Briey ou Saint-Avold ? On nous demande de faire du diaporama sans aucune stratégie éditoriale derrière. Résultat, ça donne des situations totalement absurdes, comme ce photographe qui a fait poser des figurines pour gosses sur des cailloux et des fleurs juste pour remplir l’édition en ligne ’’en ces temps de Covid’’ ». Emmanuelle, qui décrit cet épisode fleuri, se permet d’en rire parce que tout cela est désormais loin derrière elle : elle a claqué la porte du Répu au printemps 2021.

En revanche, une secrétaire de rédaction toujours en poste ne s’en remet pas. « On en est à comparer la production d’hyperliens par rédacteur, confie-t-elle à Blast, dépitée. Le rédacteur en chef adjoint se targue régulièrement, en réunion, de faire remonter à sa hiérarchie les noms des mauvais élèves qui ne jouent pas le jeu du Digital First... Si un rédacteur ne met pas assez d’hyperliens dans ses articles, il se fait balancer ’’en haut’’. »

Jusqu’au lancement du Digital First, l’essentiel des photos étaient prises par des photographes. Logique ? Eh bien, plus tant que ça... « Le rédacteur en chef adjoint du ’’ Répu ’’ était content d’annoncer récemment qu’il a embauché le premier photographe de sa carrière. Comme les rédacteurs sont équipés de Samsung depuis la restructuration, le chef dit qu’ils peuvent se débrouiller seuls pour faire le portrait des personnes qu’ils interviewent, donc plus besoin de remplacer les départs... », rapporte l’un des dix photographes – dont un à mi-temps – du Républicain Lorrain. Ils étaient entre 16 et 18, avant l’arrivée de Philippe Carli.

« Au final, observe un journaliste du siège, le journal ’’papier’’ – ’’le print’’ disent nos chef – ils s’en foutent. Ils le lisent à peine, bien moins que les statistiques des contenus en ligne... On se prend souvent des reproches de façon très scolaire : ’’peut mieux faire’’, ’’telle agence, ça ne va pas, car vous n’avez fait que deux liens hypertextes ce mois-ci’’... On ne parle plus du tout du même métier. J’ai l’impression qu’une logique bancaire a été appliquée à la logique rédactionnelle. »

Un pigeon à 30 000 clics

Daniel*, une des signatures du Républicain, était fier de publier une enquête sociale sur la condition des nouveaux immigrés économiques de son bassin de vie. Du bon journalisme : trois mois de travail, des heures de terrain, mais... 4 000 clics. Seulement. « Mon supérieur m’a montré la photo d’un pigeon mangeant une frite sur un casque de moto. Il m’a dit : ’’Tu vois cette photo ? Elle fait 30 000 clics. Et ton article, il fait sept fois moins.’’ Tout était dit. » Blast n’a malheureusement pas retrouvé la photo du pigeon.

« Faire du clic est une stratégie à très court terme, qui ne fonctionne plus à moyen et long terme et détourne irrémédiablement les gens du média qui la pratique ». Qui professe pareille analyse, sévère contre la tendance actuelle ? Des universitaires totalement déconnectés des réalités ? Des militants de l’observatoire des médias Acrimed ? Raté : c’est un juriste spécialisé dans le droit de la presse. Il y a quelques années, le groupe Ebra l’avait envoyé, via son organisme de formations Ebra Academy, expliquer à ses journalistes les dérives d’un tel fonctionnement !

« Vous ne respectez quasiment jamais le contradictoire, en ne donnant la parole qu’aux magistrats. Et vous avez une chance unique, extraordinaire, c’est qu’aucun prévenu ne vous attaque en justice pour diffamation. Car presque tous gagneraient leur procès... », avertissait encore le formateur d’Ebra, exemple à l’appui. Celui d’un article du Républicain Lorrain racontant la perquisition d’un athlète par les services du renseignement intérieur, qui le suspectaient « de liens avec des djihadistes » sur « la base d’informations jugées crédibles ».

« En cas de faits-divers, prévenez les ventes au 03... ». Sur les feuilles de route adressées chaque jour par mail aux rédacteurs du Républicain Lorrain, ce petit « rappel » figure en en-tête. « Comme ça, les commerciaux préparent le gros titre des affichettes, diffusées dès le lendemain près des présentoirs dans les tabacs-presse du secteur où le fait-div’ a eu lieu », déduit Daniel*, qui n’en peut plus qu’on lui demande d’épicer les titres de ses faits-divers d’adjectifs sur-vendeurs – « spectaculaire », « atroce », « incroyable », parmi les plus prisés. Une méthode qui, paraît-il, « fait exploser le nombre de clics ». Le journaliste lorrain en a ras-le-bol également de recueillir la réaction du premier badaud qui aurait entendu ou vu quelque chose, autre demande insistante de sa hiérarchie. À la manière de cet article publié dix jours après un meurtre survenu sur une aire d’autoroute, avec ce titre d’anthologie : « Erik, routier a ’’vu des tas de trucs’’ ».

« Souvent, affirme notre confrère, nos chefs nous appellent en panique pour qu’on les aide à remplir en urgence les deux pleines pages ’’faits-divers / justice / société’’ par jour ! S’il y a autant d’articles sur les feux de poubelles ce n’est pas parce que c’est devenu un fléau : c’est parce qu’on doit broder. »

Écœuré, un jeune journaliste qui a quitté le Républicain Lorrain un an après son arrivée se souvient d’un épisode parmi d’autres : « La cheffe adjointe de mon agence a carrément rappelé la gendarmerie derrière-moi et m’a reproché d’avoir fait un compte-rendu trop court d’une bagarre entre jeunes qui avait débouché sur une blessée légère... Elle voulait des détails, des témoignages de passants, pour faire trois tonnes autour d’un traumatisme crânien. »

Audience dopée aux suicides, accidents et féminicides

Chaque mois, les 22 « éditions Web » des trois titres lorrains et francs-comtois sont mis en concurrence, en fonction de la moyenne de visites au regard du bassin de population. Le document récapitulatif envoyé par le rédacteur en chef se conclut par le « Top 40 des contenus ». Accidents mortels de la route et meurtres les plus glauques caracolent en tête des vues. Loin derrière, les premiers contenus hors faits-divers sont des galeries photos : « mariés du week-end », rentrée des classes, défilé de la Saint-Nicolas, quatrième et dernier dimanche d’ouverture des commerces avant Noël. On comprend mieux cette obsession pour « l’enrichissement »...

Et au cas où les attentes du lectorat ne seraient pas encore bien comprises, les chefs d’agence se chargent de les expliciter. Ainsi de ce mail adressé par l’un d’entre eux à ses troupes : « Des bons chiffres [ont été réalisés à partir] des papiers justice et faits-divers, notamment en payant : Mava Chou [suicide d’une youtubeuse vosgienne suite au harcèlement de son ex-compagnon], féminicide à Labry [commune de Meurthe-et-Moselle], accident au centre de Longwy… Bien exploités, ils dopent l’audience ! »

Mais Daniel, décidément rétif, n’est pas tout à fait d’accord : « Ce qui marche le plus, bien plus que les chiens écrasés, ce sont les avis mortuaires. Nos chefs nous rappellent assez souvent que le quatrième site en termes d’audiences du groupe, ce n’est pas un site d’information, c’est Libra Memoria ! » Notons que les audiences cumulées de L’Est Républicain, Vosges Matin et Le Républicain donnent une moyenne de 1,351 million de pages vues par jour (en décembre 2021). Et qu’à lui seul le site consacré aux avis de décès d’Ebra – le premier en France – engrangeait une moyenne de 1,083 million de pages vues par jour, en 2021.

Une ressource à exploiter. « Nos chefs nous demandent de plus en plus de placer un hyperlien qui mène à l’avis de décès en plein fait-divers », confirme Daniel. Inversement, Libra Memoria place des renvois d’articles dans ses avis de décès. Exemples ? La chanteuse Régine trépasse : Libra Memoria reprend l’hommage rédigé par les Dernières nouvelles d’Alsace en annexe de l’avis de décès et propose aux fans endeuillés de relire sa grande interview parue dans le Républicain Lorrain. Jacques Chirac expire ? Libra Memoria propose de faire un retour en images sur les principaux déplacements du président de la République dans le Grand Est, immortalisés par Vosges Matin, Le Dauphiné Libéré et consorts.

Un tel dispositif mérite d’être testé. Notre grand-mère (fictive) vient de décéder. Nous appelons une agence locale du Républicain Lorrain au hasard pour demander si l’on peut annoncer gratuitement son décès dans le journal. « Les nécrologies, c’est gratuit, oui », répond la journaliste, à l’autre bout du fil. Avant de poursuivre, bien embêtée : « Sauf que depuis plus d’un an je ne peux plus indiquer la date et le lieu des obsèques. C’est fait pour forcer les gens à payer un avis mortuaire sur Libra Memoria... » L’ensemble des agences du groupe a dû se plier à cette décision de la direction d’Ebra, confirme une autre source, dans une autre agence. Sur libramemoria.com, on peut donc mentionner la date et le lieu des obsèques dans l’avis de décès, dont le coût varie entre 50 et 130 euros (et 20 % de TVA) en fonction du département de parution.

La « saison 2 », un rêve pour qui ?

Mais il ne faut pas désespérer. La tant attendue « saison 2 » du plan de redressement de Philippe Carli prévoit un retour aux fondamentaux journalistiques : l’investigation, le reportage au long cours pour donner la parole aux classes laborieuses et mettre la plume dans la plaie des puissants... Non, non… C’est une blague, bien entendu ! Obsédé par la stratégie commerciale – et si peu par la ligne éditoriale –, Ebra a racheté en mars dernier le groupe Humanoid, pour un montant estimé entre 40 et 60 millions d’euros par Le Figaro. Devant ses salariés, Philippe Carli a précisé que ses trois sites d’information spécialisée (FrAndroid, Numerama et Madmoizelle) « sont excessivement rentables » et vont apporter « tous les mois 30 millions de visites avec une population d’une moyenne d’âge de 20 à 30 ans. C’est un peu un rêve pour nous... ».

« Est-ce qu’il y aura des embauches pour améliorer la qualité du traitement de l’information ? », ose rêver à son tour une journaliste, lors de la tournée d’avril. Interrompu dans son monologue, son patron rétorque : « C’est pas parce qu’on aura plus de journalistes qu’on va élargir nos audiences à toutes les générations ». Certes. Mais question pour question, on est tenté d’en rajouter une autre : est-ce parce qu’il passera la barre des 100 000 abonnés en ligne au cours de l’année – comme l’envisage Carli – que le groupe Ebra fera toujours du journalisme ?

Franck Dépretz