Aussi décrié qu’encensé, imité, parodié, entarté, incompris, insoumis, Godard a traversé plus de 60 ans de cinéma avec l’obligation d’invention, de recherche, de pensée en mouvement, du travail filmé, celui des autres, le sien et il le fit souvent magnifiquement, avec poésie et humour. Peu de gens aujourd’hui connaissent vraiment l’ampleur de l’œuvre exceptionnelle de Godard depuis ses succès des années 60, ses tentatives savamment manquées, jusqu’à ses facéties intimes fabriquées derrière son banc de montage avec Anne-Marie Miéville et quelques complices disparus peu à peu.
Dès son premier long métrage (À bout de souffle), il a révolutionné le langage cinématographique. Aussitôt, le succès fut remis en jeu et il fût des rares à évoquer la guerre d’Algérie dès 1960 (Le petit soldat, censuré jusqu’après la guerre). Au sommet de la gloire, il quittait le star system d’un cinéma devenu branché pour monter le groupe Dziga Vertov après Mai 68 et ne plus jamais vraiment revenir au cinéma d’avant, sauf pour y malmener la figure de la “star”, servir et renvoyer la balle, tenter des lobs et des passing shot, quand c’est possible. Par le montage (son beau souci), dans les interstices du monde, Godard proposait des façons de voir aux spectateurs qui voulaient bien jouer avec lui (de plus en plus rare avec le temps), celles et ceux de ce monde à qui il reste encore la patience de guetter le moment sublime. Godard a réalisé des œuvres différentes de tout ce qu’on a pu voir dans l’histoire du cinéma tout en y plongeant sans cesse, comme dans sa magistrale fresque Histoire(s) du cinéma.
À l’annonce de sa mort, les chaînes d’info TV et radio ont “couvert l’information” comme ils ont l’habitude de le faire, quand il s’agit de jeter le cadavre dans la tombe et vite passer à la prochaine nouvelle nouvelle. Ils ont évoqué sa carrière comme si elle était limitée aux quelques années du début, en écorchant les titres de films qu’ils n’ont pas vu entre les chiffres de la bourse et les résultats du foot. L’actualité reprenait le dessus comme une ultime pathétique illustration des propos de Godard sur “l’actualité” et son incapacité à voir et raconter le monde et quoi que ce soit.
Puis, il a été célébré par le monde de l’art et de la culture, comme il se doit, mais a aussitôt été fustigé pour sa désobéissance aux codes de la vie médiatique, dont il s’était affranchi depuis longtemps. On a même trouvé un acteur de seconde zone pour courir sur un plateau et cracher sur sa tombe alors qu’il n’était pas encore dedans et l’autorité du journal Le Monde de déplorer, quand même, entre deux éloges “le point aveugle de la pensée godardienne”.
Même l’oraison est funeste quand il s’agit de fustiger celui qui a toujours pris position pour la résistance du peuple palestinien ("le point aveugle" qui vous fait immédiatement tomber dans le trou et qui trouve toujours assez de bonnes âmes pour venir jeter leur pelletée). Nul doutes qu’il se trouvera encore des volontaires pour repeindre l’artiste en monstre et faire ainsi un peu plus de buzz. Et parmi tous ces « hommages », rien sur l’humour qui sauve (qui peut). Même s’il est beaucoup comparé à Picasso, il est cependant fort probable qu’une grande partie de l’œuvre de Godard reste durablement irrécupérable et enfouie dans les archives personnelles des quelques cinéphiles qui l’ont gardé dans leurs cœurs jusqu’au bout. Bien sûr, comme elle l’a fait pour la “Nouvelle vague”, l’industrie saura exploiter encore ce qui fera mode, ce qui sera snob, avec ce brin de nostalgie qui fait bonne recette. Mais l’essentiel échappera pour toujours à la morne plaine que laboure le monde d’après, sous le joug de Disney-Amazon-Netflix et autres dealers algorithmés qui façonnent les goûts du public, tous publics, “en même temps”, la production objective façon “cinq minutes pour Hitler, cinq minutes pour les Juifs”, comme il disait pour résumer le débat télévisuel. Godard n’est pas consommable. Il était tout le contraire de la start-up nation. Son œuvre n’est pas la Nouvelle vague mais un abîme vertigineux et il nous faudrait plusieurs vies pour l’explorer.