Demain Le Grand Soir
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" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Asma Lamrabet : FEMINISME ISLAMIQUE, L’IMPOSSIBLE SYNTHESE
Article mis en ligne le 31 octobre 2022

par siksatnam

Asma Lamrabet a développé au fil des années et dans plusieurs ouvrages une pensée élaborée qui en fait une référence majeure sur le sujet du « féminisme islamique ». Elle est citée élogieusement sur le site de Lallab et a obtenu le prix Grand Atlas pour son ouvrage « L’islam et les femmes, les questions qui fâchent ». Médecin de formation (et en activité), elle a été directrice du Centre des études féminines en islam de la Rabita Mohamedia des oulémas du Maroc, institution religieuse patronnée par Mohamed VI. Son projet paraît être de concilier islam et droits des femmes et d’articuler les bases théoriques d’une telle synthèse. Nous considérons que cette synthèse est vouée à l’échec, et nous allons tenter d’analyser pourquoi.

Mais tout d’abord, résumons à grands traits les principaux concepts développés par Asma Lamrabet : d’après elle, ce n’est pas l’islam en soi qui opprime les femmes, et le Coran n’est pas un texte patriarcal ; ce sont les commentaires postérieurs qui seraient à l’origine du dévoiement patriarcal de la révélation islamique. Cette dérive vers des interprétations favorables aux intérêts masculins procédant elle-même d’un retour aux traditions patriarcales de la Jahilyia (« ère de l’ignorance » antérieure à la révélation coranique).

Elle insiste sur le fait que le Coran serait très clair sur le fait que les hommes et les femmes, dans l’islam, sont égaux spirituellement et en dignité. Elle reprend les topoï hagiographiques de la Sira (vie du prophète) et présente Muhammad (Mahomet) comme un protecteur des femmes qui intervenait souvent en leur faveur : « il les soutenait, les encourageait, les libérait ». Le prophète était un « féministe » dit-elle (1). Et elle affirme que l’infériorité des femmes n’est mentionnée nulle part dans le Coran et qu’à aucun moment il n’y est dit que les femmes doivent obéir aux hommes.

SI elle développe une exégèse critique approfondie des interprétations postérieures « régressives », elle continue à considérer le Coran lui-même tel qu’il est vu par les musulmans : intangible, parfait et éternel, la parole même de Dieu dictée au prophète par l’intermédiaire de l’ange Jibril. Ce qu’elle estime avoir le droit de critiquer, ce sont les lectures humaines (et erronées selon elle) qui en sont faites.

Asma Lamrabet est une musulmane croyante qui se définit comme « féministe musulmane à partir de mon contexte marocain » et qui affirme que « c’est le droit des femmes musulmanes de revendiquer un féminisme à partir de leur contexte » (2). Elle base son projet d’émancipation des femmes musulmanes sur une re-lecture des textes sacrés écartant la littéralité qui a prévalu jusqu’ici et revenant à l’esprit du message originel qu’elle considère comme égalitaire et libérateur pour les femmes. Constatant que l’islam est incontournable au Maroc, elle pose que ce projet d’émancipation féministe ne peut se construire en dehors de la religion. Elle considère même que c’est dans les textes sacrés que les féministes doivent puiser leurs arguments (3).

Elle se présente comme progressiste, et plusieurs de ses positions semblent justifier cette assertion : elle se déclare en faveur de la laïcité, « seule voie possible pour respecter les libertés individuelles tout en protégeant la religion » (4). Même si on peut objecter que la laïcité n’a pas été instituée prioritairement pour « protéger la religion » mais pour « protéger DE la religion », cette position est courageuse dans le contexte où elle l’exprime. Elle déplore que la quasi-totalité des gouvernements des pays musulmans soient des dictatures ou des régimes autocratiques (5). Elle relève justement que la question des femmes est centrale dans tous les monothéismes et que, dans le monde musulman, elles sont porteuses de l’identité de leurs peuples : si les résistances à l’émancipation sont aussi fortes, c’est aussi par rejet de l’occidentalisation et crainte de la perte d’identité (6). Et elle dénonce le niqab et l’influence négative du wahabisme sur l’islam (7).

Mais sur de nombreux autres points, Asma Lamrabet fait preuve d’un aveuglement stupéfiant (pour avoir une idée plus complète de ses thèses, http://www.lemondedesreligions.fr/mensuel/2015/71/le-coran-au-feminin-les-hommes-font-une-lecture-sexiste-du-coran-06-05-2015-4678_215.php)

MUHAMMAD A DONNE DES DROITS AUX FEMMES ?

Elle affirme que le message de Muhammad représente un progrès pour les femmes et insiste sur le fait que le prophète leur a accordé des droits, alors qu’elles n’en auraient eu aucun auparavant. Elle mentionne en particulier la fin de la mise à mort des bébés filles, le droit à un demi-héritage, la limitation de la polygamie masculine, le droit à témoigner en justice, le droit à garder sa dot etc.

Il est vrai que dans le Coran, les bases d’un droit musulman ont été posées, et que ce droit apportait quelques garanties formelles aux femmes. Il faut cependant questionner la « légende noire » musulmane de la Jahilyia, « ère de l’ignorance », que reprend Asma Lamrabet : la notion que la condition de toutes les femmes dans toutes les villes et tribus d’Arabie ait été uniformément misérable avant l’avènement de l’islam est historiquement contestable–et contestée par divers auteur-es qui arguent au contraire que les femmes avaient alors plus de droits (8). Dans certaines tribus subsistaient encore des restes de pratiques matrilinéaires antérieures, des formes de mariage de type matrilinéaire existaient encore ici et là, des femmes pouvaient répudier leur mari, la polygamie n’était pas une norme (9). Des déesses féminines étaient vénérées par les Quraich (tribu de Muhammad) à La Mecque (la triade Al Lat, Al Uzza et Manat), le culte autour de la Kaaba (antérieur à l’islam) était rendu à des statues de déesses (que le prophète aurait fait abattre), il y avait eu des femmes souveraines (la reine de Saba, Bilqis, au Yemen, Zénobie reine de Palmyre, etc.), il y avait des femmes poétesses (Asma bint Marwan que le prophète aurait fait exécuter), des femmes d’affaires (Khadija, sa première épouse), des femmes prophétesses, chefs de tribu (Sajah sous le règne du premier calife Abu Bakr) etc.

Reprendre le topos de la condition désastreuse des femmes dans l’Arabie anté-islamique permet à Asma Lamrabet de majorer l’apport émancipateur de l’islam–mais en fait, rien ne permet de soutenir que les femmes aient généralement bénéficié des nouvelles prescriptions coraniques–et il est même possible que, pour les femmes des tribus bédouines nomades (qui étaient plus libres que les femmes sédentaires urbaines), ou même pour les femmes de Médine, (plus émancipées que celles de la Mecque), ces nouvelles règles aient eu pour conséquence une dégradation leur condition (10).

LE CORAN EGALITAIRE ET LIBERATEUR ?

Selon elle, l’inspiration du Coran est égalitaire et libératrice ; le hic est que le texte sacré comporte plusieurs versets posant sans ambiguïté la suprématie des hommes sur les femmes (11). Pour récuser ces versets (ou hadiths) inégalitaires, Asma Lamrabet utilise essentiellement deux stratégies. Soit elle conteste le sens donné habituellement à ces textes : par exemple son commentaire du hadith fameux d’Abu Bakr « jamais une nation ne réussira si elle est menée par une femme ». L’explication d’Asma Lamrabet à cette affirmation attribuée au prophète est qu’elle a été faite suite à l’accession au trône de Perse de la fille de Chosroès II, empereur de Perse, despote et ennemi traditionnel des Arabes. Selon elle, cela ne signifie pas que Muhammad pensait les femmes incapables d’être leaders, c’était simplement une « critique du système politique de l’empire perse ». Explication passablement capillotractée : si Muhammad voulait exprimer sa désapprobation envers « le système politique de l’empire perse », pourquoi aurait-il choisi de dénigrer les femmes en général plutôt que de dire tout simplement qu’il désapprouvait ce système ? (12).

Soit elle déclare que ces textes sont « conjoncturels » et que les conditions sociales qui justifiaient ces affirmations d’inégalité n’existent plus–comme dans le fameux verset 34 de la sourate an nissa qui pose que les hommes ont autorité sur les femmes parce qu’ils doivent les entretenir . Raison qui –fait-elle remarquer—périme ce verset puisque, de nos jours, les femmes travaillent. Idem pour le verset qui spécifie que les femmes n’ont droit qu’à une demi-part d’héritage, pour la même raison : parce que les hommes payaient pour leur entretien. Selon elle, ce verset inégalitaire était « en fait juste dans ses finalités » quand il a été dicté mais il est devenu injuste (13).

Mais ces acrobaties casuistiques par lesquelles elle tente d’escamoter la dimension inégalitaire des textes fondateurs suscitent plusieurs objections : d’abord, est-ce que la distinction entre « versets universels » et « versets conjoncturels » est aussi tranchée qu’elle le dit—ou même valide ? Est-ce que les versets universels « humanistes » ne sont pas aussi des versets conjoncturels—puisqu’ils datent de la période pendant laquelle Muhammad, leader d’une secte religieuse émergente à La Mecque, cherchait à rallier des partisans et à forger des alliances en mettant en avant des principes de tolérance religieuse et d’humanisme (14) ? Il y a bien un islam « religion de paix », mais celui-ci concerne essentiellement la période mecquoise.

Et surtout, qu’est-ce qui permet de décider que ce sont les versets « universels » humanistes qui définissent les principes fondateurs de l’islam ? L’islam a été dès le départ un instrument politique, utilisé pour la conquête et la conservation du pouvoir, il a conféré durablement le leadership à Muhammad et à sa tribu, il a porté les grandes conquêtes arabes, on pourrait donc tout aussi bien considérer que ce sont les versets de Médine, répondant aux préoccupations de bonne gouvernance du prophète devenu chef politique, qui en sont le cœur idéologique. De plus, selon la règle des versets abrogés/abrogeants, ce sont les premiers versets, les versets « humanistes », qui sont abrogés par les versets plus tardifs (15).

Contrairement à ce qu’affirme Asma Lamrabet, rien ne permet d’affirmer que les versets posant la supériorité masculine sont plus conjoncturels que les versets humanistes et qu’ils seraient nécessairement devenus obsolètes : ces versets posent au contraire que l’existence de la hiérarchie hommes-femmes est d’origine divine et essentielle au bon fonctionnement de la communauté.

S’il est incontestable que le texte coranique va moins loin dans la misogynie que les commentaires postérieurs, il reflète néanmoins les préjugés patriarcaux de la société où il est apparu –et il est inévitable qu’il en soit ainsi. Mais si elle reconnaît le caractère patriarcal du contexte de la révélation coranique, Asma Lamrabet nie pourtant toute misogynie du texte sacré lui-même—pour elle, il n’y a que des « interprétations misogynes » (16).

MISOGYNIE INTERNALISEE

Cet aveuglement d’Asma Lamrabet à la misogynie du texte sacré s’explique quand on réalise à quel point elle l’a elle-même internalisée. On constate en particulier qu’elle reprend sans les analyser des concepts comme celui de « l’importance de la complémentarité » des hommes et des femmes—poncif de l’argumentaire patriarcal occultant l’inégalité en la codant comme simple différence. Parce que, bien sûr, quand on invoque cet argument de la complémentarité des sexes, ce sont les femmes qui sont dites complémentaires des hommes (donc secondaires par rapport à eux), alors qu’on ne dit pas que les hommes complètent les femmes (17). On note aussi son identification du féminin à la maternité et sa définition essentialiste d’une « nature » féminine immuable : « le propre de la nature de la femme est d’être coquette et pleine de petites attentions pour sa personne » (18). Son insistance sur l’importance centrale du mariage (« le mariage et ses fondements sont des valeurs sacrées ») et sur l’importance de la femme « dans le foyer familial » l’amène à préconiser « l’inévitable retour au foyer des femmes », non pas au sens de « l’enfermement et de la soumission » mais de « la priorité de la famille et de l’éducation des enfants » (19). Si les femmes doivent revenir au foyer et donner la priorité à la famille et aux enfants, comment pourront-elles échapper à l’enfermement et à la soumission ? C’est un schéma répétitif chez elle : Asma Lamrabet dit vouloir libérer les femmes de ce qui les opprime—sans jamais toucher aux causes de cette oppression.

Et sa vision idéalisée du mariage, fondé coraniquement (selon elle), sur « l’amour profond », « la bonne entente », la « générosité réciproque » et la « concertation » des partenaires—s’oppose radicalement aux analyses féministes qui définissent le couple comme le lieu par excellence de l’exploitation des femmes et de leur exposition maximale aux violences masculines—dont témoignent les effarantes statistiques des violences « conjugales » (20). Illogiquement, elle reconnaît le caractère patriarcal des sociétés arabo-musulmanes mais ne voit pas le rapport entre mariage et patriarcat ! Comment ne perçoit-elle pas que, dans de telles sociétés, la « bonne entente » qu’elle préconise entre un dominant et une dominée ne peut qu’être fondée sur l’acceptation de l’autorité du dominant par la dominée ?

Et elle précise qu’elle s’oppose par principe à tout mouvement qui compromettrait cette bonne entente conjugale en cherchant—car basé sur une « compréhension conflictuelle » de l’émancipation des femmes–à « opposer les femmes aux hommes » : son projet féministe consiste donc à libérer les femmes sans jamais s’en prendre à ce/ceux qui les asservissent (21). C’est parce qu’il fait l’impasse sur des analyses féministes fondatrices —en particulier sur le fait que le privé est politique– que le féminisme d’Asma Lamrabet ne peut que déboucher sur la légitimation des principales institutions (mariage, hétérosexualité, famille etc.) organisant l’oppression des femmes dans la sphère privée.

La misogynie internalisée d’Asma Lamrabet apparaît encore plus clairement dans « Musulmane tout simplement ». Dans ce livre, elle fustige « la société occidentale (qui) a perdu les repères fondamentaux de la morale et même de l’éthique » ; cette perte de repères, elle en voit la preuve dans la « liberté sexuelle » désastreuse et la multiplication des divorces et des MSTs dans ces sociétés.

Et si la société occidentale a perdu ses repères moraux, c’est bien sûr la faute des femmes : « avec la libération de la femme se sont développées parallèlement une libération des mœurs, une perte des valeurs morales et un éclatement de la cellule familiale … » Haro donc sur « la femme occidentale qui a voulu se libérer de tous les jougs, y compris ceux de la morale » (22). Contrairement à ce que pense Asma Lamrabet, le non-respect des normes de comportement prescrites aux femmes dans les sociétés patriarcales n’est absolument pas assimilable à l’absence d’éthique. Au contraire, une éthique qui ne sert qu’à asservir les femmes n’est qu’une pseudo-éthique face à laquelle la seule conduite véritablement morale et féministe est le refus et l’insoumission.

Et l’on observe que sa panique morale s’appuie sur un discours misogyne et décliniste très similaire à celui des « cathos tradis » les plus rétrogrades–les thèmes sont les mêmes : déploration de la décadence occidentale, cri d’alarme face à la désagrégation de la famille et à la « libération sexuelle », désignation de l’émancipation des femmes comme explication ultime de toutes ces calamités —les responsabilités masculines n’étant jamais examinées de ce point de vue. Nouvelle contradiction : Asma Lamrabet se dit féministe mais son « éthique » sexiste consiste à enfermer les femmes dans leurs fonctions de chastes « gardiennes du foyer » les plus traditionnelles. En mode double standard caractérisé–parce que la chasteté qu’elle leur prescrit n’est pas exigée des hommes.

ISLAM EGALITAIRE ?

Autre affirmation contestable : quand, pour récuser toute légitimation coranique des discriminations envers les femmes, elle affirme que « la justice et l’équité sont les emblèmes de l’islam » (23). L’islamologue Bernard Lewis rappelle que l’islam pose trois inégalités fondamentales : entre les hommes libres et les esclaves, entre les musulmans et les non-musulmans, et entre les hommes et les femmes (24). Certes, le prophète recommande l’émancipation des esclaves comme geste pieux. Et des hadiths mentionnent qu’il prescrivait aux croyants de bien traiter de leurs épouses. Mais il n’en reste pas moins que cette recommandation de bons traitements s’inscrit—sur un mode paternaliste– dans des relations fondamentalement inégalitaires. Et que cette justice et cette équité mises en avant par Asma Lamrabet pour justifier sa thèse d’un islam « féministe » ne concernent en fait qu’une élite : celles des musulmans libres de sexe masculin, puisque tous les autres—les femmes en particulier– n’ont par définition pas les mêmes droits. La conception sélective de la justice défendue par Asma Lamrabet est intrinsèquement paralogique : une justice qui ne s’applique qu’à certains et pas à d’autres est par définition injuste.

Elle insiste beaucoup sur le fait que les textes sacrés posent l’égalité spirituelle et en dignité des hommes et des femmes devant Dieu : devant Dieu, ce n’est pas le sexe qui compte mais les bonnes œuvres et la soumission à la volonté divine. Le christianisme aussi pose l’égalité spirituelle des femmes et des hommes devant Dieu. Mais cette égalité spirituelle n’a aucune conséquence concrète en ce qui concerne la situation des femmes dans la famille et dans la société, qui reste parfaitement inégalitaire. Elle envoie aux femmes un message valorisant à peu de frais : « aux yeux de Dieu, vous valez autant que les hommes (si vous êtes croyante) ». Mais c’est une égalité sans contenu qui n’engage à rien, qui n’affecte en rien le principe du leadership masculin et qui –en persuadant les croyantes que l’égalité aux yeux de Dieu est la seule chose qui compte—a pour effet de les dissuader de le contester.

MUHAMMAD FEMINISTE ?

La notion de Muhammad comme « très en faveur de la libération des femmes » qui était « toujours là pour les soutenir, les encourager, les libérer… » est tout aussi sujette à caution (25). Pour étayer son affirmation, Asma Lamrabet cite quelques récits de la Sira : il écoutait les femmes qui se plaignaient à lui du comportement de leur mari, elle évoque sa relation « harmonieuse et équilibrée avec ses femmes » (26). Elle mentionne qu’il a annulé le mariage d’une jeune femme, Khamsa bint Khidam, auquel sa famille voulait la forcer, etc.

Mais même en resituant historiquement les comportements de Muhammad, il est en soi problématique de présenter comme défenseur des femmes un homme qui en a épousé au moins 13 (21 selon certains comptes). Asma Lamrabet souligne que le texte coranique rend concrètement la polygamie impossible—puisqu’il conditionne cette pratique au fait pour le mari de traiter toutes ses femmes de façon équitable. Mais si, selon elle, la polygamie est « désapprouvée par le Coran », comment explique-t-elle que le prophète lui-même ait été polygame ? (27) Et enfin, que cette condition d’égalité de traitement des épouses soit remplie ne change rien au caractère féministement inacceptable de la légitimation de la polygamie : quelles qu’en soient les justifications conjoncturelles, cette pratique est en soi une violence majeure envers les femmes. Autre pratique incompatible avec le label de « féministe » : celle du mariage forcé des filles avec un homme beaucoup plus âgé (c’est le cas du mariage du prophète avec Aïcha), présente autrefois dans toutes les cultures patriarcales (28). Idem pour cet usage des chefs de tribu arabes du VIIème siècle –dont Muhammad–lorsqu’ils conduisaient des expéditions guerrières : les femmes des vaincus étaient capturées et distribuées comme butin de guerre—esclaves, concubines etc.–aux hommes qui avaient participé à l’expédition. Il allait de soi que ces captives étaient généralement abusées sexuellement par leurs rapteurs (29). Qu’Asma Lamrabet ne voie pas ces coutumes patriarcales — polygamie, enlèvement et esclavagisation des femmes, mariage forcé– comme radicalement antinomiques à la qualification de « féministe » est aberrant.

RELIGIONS PATRIARCALES

Mais peut-être l’aspect le plus problématique de l’argumentaire d’Asma Lamrabet, c’est son affirmation que la religion musulmane n’est pas patriarcale en soi : « le Coran n’a jamais été discriminatoire à l’égard des femmes », ce sont les hommes qui en font une lecture sexiste, dit-elle (30). Le fait que le Coran soit apparu dans une société patriarcale dont il a, en gros, respecté les normes et les valeurs, que le prophète était un homme, qu’il ait fait détruire les statues des déesses vénérées à La Mecque, que ce sont surtout des hommes compagnons de Muhammad (Ali, Abu Bakr, Omar, Othman etc) qui ont assuré sur la durée la propagation et la défense de l’islam, que le Dieu unique des « religions du livre » soit de sexe masculin, que les « clergés » de ces religions soient masculins, —ce principe de pouvoir masculin qu’on retrouve à tous les niveaux des religions monothéistes ne semble pas l’interroger. Comment ne voit-t-elle pas la connexion entre la disparition des cultes païens des déesses, le passage graduel à l’adoration d’un Dieu masculin unique et le triomphe du système patriarcal ? Comment ne voit-elle pas que, dans les religions monothéistes, Dieu ne « parle » qu’aux hommes ? (tous les prophètes ayant reçu des « révélations divines » sont de sexe masculin). Que les hommes s’y approprient le pouvoir en s’appropriant le sacré et en excluent ainsi les femmes ? Que le fait de concevoir l’autorité divine comme masculine entraîne automatiquement une association entre domination et virilité—et entre fémininité et subordination ? « If God is male, males are gods » écrit Mary Daly. Et qu’il s’ensuit inévitablement que c’est sur ce « schéma divin » associant virilité et autorité que sera organisée toute société religieuse ? Les religions sont des hiérarchies masculines où les femmes ne jouent que les seconds rôles.

Face à ce déni de réalité massif, il est embarrassant de devoir rappeler ce truisme : l’expression « religions patriarcales » est une tautologie. D’abord et de façon évidente, parce que ces religions sont construites sur la divinisation de la figure du Père, dont elles incarnent la transposition métaphysique. Dans les sociétés patriarcales archaïques, la paternité est le modèle et symbole de toutes les formes de pouvoir, et Dieu est la représentation hypostasiée d’un « père tout-puissant » qui exige la soumission de ses créatures comme le père l’exige de sa famille. Corrélativement, les croyants, enjoints d’obéir aveuglément à sa volonté, sont par le fait même infantilisés. Les religions patriarcales à la fois dérivent de l’autorité paternelle et la sacralisent.

Dans ces religions, il est également évident que les préceptes que Dieu dicte à ses prophètes protègent systématiquement les intérêts masculins : les femmes doivent être soumises parce que Dieu le veut, la polygamie est licite mais pas la polyandrie, la guerre, le meurtre, le pillage, l’inceste, le viol, la lapidation des femmes et l’esclavage sont légitimes, mais le fait de ne plus être vierge au mariage, d’être violée ou même de se refuser sexuellement à son mari est criminel. Cette morale religieuse (musulmane comme biblique) est une pseudo-morale dont le but est essentiellement la préservation et le contrôle des propriétés masculines—dont les femmes font partie. Ce qui est dit « péché » (ou « haram ») est ce qui porte préjudice aux dominants et les messages « reçus de Dieu » ne sont que l’expression sacralisée des intérêts et des désirs de ceux qui les reçoivent.

Parce qu’il a généralisé et codifié –en leur donnant une justification religieuse–des pratiques patriarcales encore inégalement adoptées selon les régions d’Arabie et qu’il en a ajouté de nouvelles, Muhammad n’a pas fait régresser le patriarcat, il l’a au contraire régulé—et ce faisant, tout en en limitant quelques excès, il l’a institutionnalisé et sacralisé. La contrepartie des quelques garanties coraniques ayant été que le statut de soumission des femmes fut désormais verrouillé, car ayant force de loi et censé procéder de la volonté divine. Comme le dit la féministe ex-mormone, Sonia Johnson « la religion est le pilier central du patriarcat, le moyen par lequel la suprématie masculine devient et reste un dogme ».

Si même on reconnait que l’islam a garanti initialement certains droits aux femmes, vers le IXème/Xème siècle, la condition des femmes semble avoir été pire qu’avant la révélation. Le christianisme a suivi une évolution similaire, avec le message relativement « féminin » du Christ qui s’inverse avec la misogynie de Paul de Tarse et des pères de l’Eglise et la mutation en religion d’Etat sous Constantin, empereur de Byzance au IVème siècle. Cette inversion du message, le fait qu’un projet religieux initialement « libérateur » et « humaniste » fasse tôt ou tard l’objet d’une récupération/instrumentalisation politique autoritaire devrait aussi interroger Asma Lamrabet. Elle dénonce l’hypertrophie juridique de l’islam au service de régimes despotiques mais ne voit pas que cette instrumentalisation du religieux par le politique est structurelle, et non conjoncturelle. Cette récupération n’est pas, comme elle semble le croire, un malencontreux accident, c’est la finalité objective des religions : le message « humaniste » sert à recruter les fidèles dont la soumission au pouvoir politique est ensuite exigée au nom de la soumission à Dieu–l’ordre politique s’impose en prétendant procéder d’un « ordre divin ».

Les religions servent à sacraliser le pouvoir des dominants et à manufacturer la soumission des dominé-es : par définition les croyants sont formatés à la crédulité, donc aisément manipulables. Il y a en particulier un « grooming » des femmes par les religions patriarcales qui les prépare –comme les violences sexuelles—à se soumettre aux hommes. C’est parce qu’elles servent à empêcher les individus de se révolter et à accepter d’être opprimés dans l’attente d’une hypothétique récompense « paradisiaque » que les religions sont des instruments de contrôle social irremplaçables– et qu’elles ont généralement vocation à évoluer en religions d’Etat au service des régimes autoritaires.

Contrairement à ce qu’elle affirme, aucune religion monothéiste ne peut être libératrice, puisque ce qu’elles exigent avant tout des fidèles, c’est la soumission. Elle ne voit pas (ou ne veut pas voir) que ces religions posent par définition un interdit sur la pensée puisque les fidèles doivent se borner à croire et à exécuter ce qui leur est prescrit sans réfléchir. La théorisation féministe ne peut donc pas co-exister avec la religion, puisque la démarche analytique qui en est l’instrument essentiel implique que rien n’échappe à son questionnement critique—y compris la religion. Or Asma Lamrabet refuse ce questionnement de la religion. Elle dénonce à juste titre « le déficit démocratique dans le monde musulman » mais une fois de plus, elle ne va pas jusqu’au bout de sa réflexion en refusant de voir qu’il y a un lien entre la prévalence de ces régimes autocratiques et l’emprise de la religion (31). Il est également étonnant, vu sa connaissance des cultures occidentales, qu’elle ne voie pas non plus le lien entre émergence des sociétés « démocratiques » en Europe et recul des religions.

NON SENS DU FEMINISME ISLAMIQUE

Enfin, Asma Lamrabet se proclame « féministe musulmane à partir de mon contexte marocain ». D’abord, on ne peut pas se définir comme féministe à partir de n’importe quel contexte. Tout simplement parce que certains contextes sont conceptuellement radicalement incompatibles avec le féminisme. On ne peut pas –par exemple—se définir comme féministe et raciste (parce que le féminisme défend toutes les femmes). Dans la mesure où les sociétés religieuses ne reconnaissent que les lois divines, on ne peut pas non plus définir le féminisme à partir d’un contexte religieux : sans reconnaissance de la prééminence des lois humaines sur les lois divines, pas de droits humains—et sans droits humains, pas de droits des femmes. Par définition, le concept de « droits humains » ne peut exister dans les théocraties.

La stratégie des féministes islamistes consiste à prétendre—sur la base d’arguties sémantiques acrobatiques —que le Coran ne dit pas ce qu’il dit, et qu’il aurait en quelque sorte un « sens caché » féministe qu’il faudrait retrouver sous les interprétations patriarcales. Mais (comme le souligne Houria Abdelouaed), « le sens du mot « frapper » (dans le verset 34 de la sourate des femmes) ne se prête pas à de multiples interprétations » (32). Il y a des conditions non négociables du féminisme—ne pas accepter que les hommes frappent les femmes en est une. Quand Asma Lamrabet justifie cette autorisation de frapper les femmes par le fait que, lors des disputes conjugales, les femmes deviennent « hystériques » et qu’une gifle du mari permet de les calmer, elle révèle que ces conditions non-négociables du féminisme lui échappent totalement (33).

Même constatation quand elle fait préfacer son livre « Musulmane tout simplement » par Tariq Ramadan. Si elle n’était pas informée à l’époque des allégations de viols et d’agressions sexuelles portées depuis contre ce personnage, la misogynie de ses déclarations sur le moratoire à la lapidation des femmes et sur l’interdit des piscines mixtes aurait dû l’alerter. Peut-on se dire féministe et se faire cautionner par Tariq Ramadan ?

Finalement, on peut se dire féministe et musulmane à titre individuel, mais à titre de système théorique cohérent, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de « féminisme islamique », de même qu’il ne peut y avoir de féminisme chrétien—ou de fascisme démocratique, ou de racisme égalitaire. Parce que la synthèse de deux systèmes radicalement inconciliables dans leurs fondements conceptuels mêmes est impossible.

Asma Lamrabet constate que l’islam est incontournable au Maroc, elle en déduit qu’aucun projet d’émancipation féministe dans ce pays ne peut se construire en dehors de la religion—et cette position est sans doute inspirée par des considérations tactiques justifiables. Elle en conclut que c’est dans les textes sacrés que les féministes doivent puiser leurs arguments. A cela on peut lui opposer la citation d’Audre Lorde : « on ne peut pas détruire la maison du maître avec les outils du maître ». Toute son argumentation vise à démontrer aux musulmans -par une lecture hautement sélective–que leur compréhension du message coranique est fausse, et que l’intention réelle de Muhammad était d’émanciper les femmes. Mais si –comme elle le souligne—cette fausse interprétation est délibérée et vise à légitimer religieusement le pouvoir masculin, à quoi sert de leur expliquer qu’ils ont fait fausse route ? Tentative aussi vaine que celle des féministes occidentales qui, postulant que les hommes ne sont pas conscients d’opprimer les femmes, pensent qu’il suffit de les éclairer pour qu’ils changent. Argumenter avec les hommes pour les convaincre de renoncer à leur suprématie, basée sur l’illusion que 3 000 ans de patriarcat ne sont que le résultat d’un regrettable malentendu relève d’une dépolitisation aberrante du féminisme : est-ce que les syndicalistes raisonnent avec les patrons pour les convaincre de cesser de les exploiter ? On n’opprime pas par inadvertance ou par inconscience–mais parce qu’on y a intérêt. Personne n’a jamais réussi à se libérer d’une oppression « en faisant appel au sens moral des dominants. »

Si ses critiques sont souvent pertinentes quand elle s’attaque aux interprétations du Coran, on constate qu’elle n’ose jamais aller au bout de ses questionnements, et que toute discussion des prémisses religieuses de sa démarche reste taboue. Auto-limitation conceptuelle qui pose évidemment des limites à ses objectifs féministes, dans la mesure où ceux-ci se réduisent au retour à un patriarcat coranique originel un peu moins virulent. Ces objectifs étant considérés suffisants pour les femmes « de culture musulmane » qui devront se contenter d’un féminisme a minima par rapport à leurs sœurs occidentales. En fait, ce qu’Asma Lamrabet propose, c’est une sorte d’aménagement de l’oppression, un projet de « harm reduction » de l’assujettissement féminin qui ne toucherait pas à ce qui le cimente en le sacralisant : les religions patriarcales. C’est la démarche de l’asservi dont tout le projet d’émancipation consiste à demander un meilleur maître– un saupoudrage de liberté dans un système qui reste fondamentalement oppressif. Mais on ne peut pas améliorer le sort des esclaves sans toucher au système esclavagiste. « Dépatriarcaliser » les religions patriarcales est un projet chimérique–parce que « la fonction des religions patriarcales est de légitimer le patriarcat » (Mary Daly).

LE VOILE

Asma Lamrabet est une contradiction vivante. Dans certains textes, elle souligne que le port du voile n’est en aucune façon prescrit par le Coran et n’est pas une obligation religieuse (34). Elle-même porte le voile. Et elle déclare s’insurger « contre son imposition et son interdiction » (35). Comment ne voit-t-elle pas que renvoyer dos à dos imposition et interdiction du voile, c’est ignorer délibérément le poids des contraintes situationnelles sur les femmes qui « choisissent » de le porter ? Dans les milieux où évoluent les femmes qui se voilent, il est évident que la pression familiale, religieuse et sociale à se voiler est infiniment plus forte que la pression à se dévoiler. De ce fait, la symétrie qu’elle établit entre voilement et dévoilement est spécieuse–si des milliers de femmes ont été tuées et emprisonnées parce qu’elles refusaient de se voiler, aucune femme n’a jamais été tuée ou emprisonnée parce qu’elle refusait de se dévoiler. D’après elle, « la majorité des femmes voilées le sont parce qu’elles le veulent, tout simplement » (36). La position féministe est qu’aucun choix ne se fait dans un vide, que tout choix « individuel » ne s’exerce qu’à partir de ce qui est valorisé ou prescrit par la société (sinon il y aurait autant de femmes en bikini sur les plages saoudiennes qu’en France). Peut-on choisir « librement » ce que le patriarcat prescrit aux femmes depuis des siècles ? Et elle pose finalement qu’il ne faut pas l’interdire car « les musulmans se sentent attaqués dans leur identité ». Si la définition de cette identité inclut l’oppression des femmes, pourquoi serait-elle intouchable ?

A chaque détour de la pensée d’Asma Lamrabet, on butte sur cette auto-injonction à ne pas dépasser certaines limites, sur ce refus de questionner les prémisses de son argumentaire. Tiraillée entre croyance et rationalisme (ou rationalisation), son entreprise paradoxale évoque la synthèse entre christianisme et féminisme tentée par Mary Daly au début de sa carrière de féministe. Mais contrairement à Asma Lamrabet, Daly a rapidement abandonné cette entreprise chimérique, a eu le courage de se « libérer de l’emprise patriarcale » et de reconnaître que tous les monothéismes sont intrinsèquement misogynes (elle a même déclaré : « comment-ai-je pu croire à ce que j’écrivais ? ») . Malheureusement, cette reconnaissance féministe fondatrice du fait que les religions monothéistes sont des systèmes de légitimation de la domination masculine, évidente pour les féministes historiques, de Beauvoir à Dworkin et Jeffreys, n’est plus si claire aux yeux des féministes actuelles, que le retour offensif des religions a plongées dans la confusion. Confusion à laquelle contribue Asma Lamrabet.

ANTISEMITISME

Lorsque on la découvre, l’entreprise d’Asma Lamrabet peut donner l’impression d’une démarche fourvoyée mais sincère dans ses intentions libératrices. Jusqu’au moment où cette image positive est compromise par des énoncés où l’antisémitisme rejoint les préjugés anti-occidentaux les plus primaires. Echantillons : « il n’y a qu’à jeter un coup d’œil sur les lois érigées dans un certain nombre de pays pour réaliser l’inconditionnelle faveur accordée aux communautés juives » (37). Et elle évoque « la manipulation médiatique produit(e) par le lobby sioniste mondial à propos de l’islam… » (38).

CONTRE-OFFENSIVE PATRIARCALE

Actuellement, on observe que la contre-offensive anti-féministe se déroule sur deux fronts : la religion et la pornographie. Corrélativement, les nouvelles formes de féminisme qui s’opposent au féminisme historique sont le féminisme pro-sexe (qui prétend concilier féminisme et prostitution/pornographie) et le féminisme islamique (qui prétend concilier religion et féminisme). L’objectif de ces nouveaux féminismes semblant être d’infiltrer des « virus conceptuels » anti-féministes dans le féminisme pour en neutraliser le contenu révolutionnaire/anti-patriarcal : non seulement ils reculent sur l’essentiel des fondamentaux du féminisme historique mais sont en contradiction flagrante avec certains d’entre eux. Objectivement, ils sont les « logiciels pirates » de l’antiféminisme et jouent un rôle-clé dans cette contre-offensive patriarcale en égarant le désir de libération des femmes vers des contrefaçons. En fait, actuellement, toutes les offensives antiféministes se font au nom du féminisme.

Qui plus est, alors que dans certains textes, Asma Lamrabet se revendique comme « féministe islamique », dans d’autres, elle refuse cette étiquette (39). Elle l’a dit en 2014– finalement, elle ne serait pas féministe : « le fait que je m’intéresse à l’image de la femme dans le Coran ne veut pas dire que je suis féministe » (40). De nouveau, on s’y perd. Les contradictions internes, le manque de cohérence du discours sont caractéristiques de sa démarche, failles d’ailleurs relevées par Salwa Tazi qui l’a accusée d’être dans une « politique du ni oui ni non » (41).

Quelles que soient ses bonnes intentions, le projet d’Asma Lamrabet qui se résume à revenir au « féminisme » d’un texte vieux de 1 300 ans ne peut mener qu’à une impasse parce qu’il dénonce les conséquences (sexistes) dont il chérit les causes (religieuses). On peut d’autant plus s’interroger sur l’intérêt pour les « femmes musulmanes » du « féminisme islamique » que sa capacité à modifier de façon positive la condition féminine dans les pays où il s’est développé—l’Iran par exemple–s’est révélée quasi-nulle. Par contre, son intérêt pour les autorités politiques et religieuses des pays musulmans est évident : empêcher que les femmes musulmanes ne soient détournées de leur communauté par le féminisme occidental laïque, et finalement les re-islamiser. La re-islamisation, c’est le but –celui-ci cohérent et crédible–que se propose explicitement Asma Lamrabet (42). Parce que proposer aux femmes de se libérer par le recours à ce qui les a asservies pendant des siècles est par définition un non-sens.

Par Francine Sporenda