L’Espagne, le Portugal et le Chili ont connu trois expériences particulières de transition vers la démocratie dans les années 1970 dont il convient d’analyser les succès et échecs.
Sophie Baby* revient ici sur les transitions démocratiques en Espagne et au Portugal. Dans le cas espagnol, la transition démocratique a longtemps été présentée comme un modèle à suivre. Pour autant, sans en faire une période apocalyptique, il convient de nuancer cette image puisque la période voit se superposer une culture du consensus à une culture du conflit. Si en 1982, la victoire du PSOE témoigne d’institutions démocratiques désormais bien ancrées, les sept années écoulées ne doivent plus être vues comme un processus linéaire conduisant inéluctablement à cette ultime étape. Ce thème est étudié en Première dans le cadre de l’Axe 2 du Thème 1 : « Avancées et reculs des démocraties ».
Nonfiction.fr : La transition démocratique en Espagne (1975-1982) a longtemps été vue comme une sorte de modèle. Avec d’autres historiens, vous qualifiez cette idée, dans votre thèse de 2006 et le livre qui en est issu, de mythe. Pourquoi la société espagnole s’est-elle longtemps enfermée dans ce mythe ?
Sophie Baby : Une image d’Épinal de la transition espagnole s’est en effet forgée chez certains acteurs politiques comme chez des analystes (journalistes, chroniqueurs, politologues), à partir de l’observation du processus de changement qui était en train de se produire en Espagne. En sept ans, entre 1975 et 1982, l’Espagne devint une monarchie démocratique régie par une Constitution (1978) garantissant les droits des citoyens et les libertés publiques, homologable à ses voisins européens qui consacrèrent ces évolutions par son intégration dans la CEE (1986). Le tout sans que le pays ne sombre dans une nouvelle guerre civile ni ne tombe, en ces temps de Guerre froide, dans les bras du communisme international.
Au regard de cette réussite rapide, est vite élaboré un calque d’analyse de la période, qui a transformé la transition espagnole en « modèle », dans le double sens du terme : à la fois exemplaire par sa réussite et modélisable, érigé en idéal-type que l’on pouvait envisager d’appliquer dans d’autres pays en voie de démocratisation. Ce modèle espagnol a même donné naissance à un courant de la science politique : la transitologie. Ce courant caractérise le cas espagnol par plusieurs points clefs : la réforme (le changement s’est produit de la loi à la loi, sans rupture radicale avec le régime antérieur mais par la réforme progressive des institutions et des législations existantes, sans discontinuité ni vide de pouvoir, ni de dispositif d’épuration des personnels en place) ; la négociation entre les élites de l’ancien régime et les secteurs de l’opposition (la transition est dite « pactée » et imposée d’en haut) ; le consensus puisque les principaux choix ont été négociés et adoptés par l’ensemble de la classe politique et acceptés massivement par la population ; la modération globale des comportements (la maturité et le sens des responsabilités de la société sont vantées) et la volonté de réconciliation nationale, symbolisée par l’adoption d’une loi d’amnistie mutuelle en 1977 qui scelle à retardement la fin de la Guerre civile.
Cette transition exemplaire et pacifique (on y reviendra plus loin) est devenue un mythe fondateur de la démocratie espagnole, glosé par le pouvoir en place, par les élites de droite comme de gauche, dans un pays en quête d’un nouveau récit national des origines après le fracas des récits antérieurs. Le mythe de la transition cimente la société espagnole contemporaine et l’effriter menacerait, pense-t-on, un édifice si tardivement et difficilement consolidé. Ce n’est que dans la première décennie du XXIe siècle que des voix critiques ont commencé à se faire entendre, de la part de mouvements citoyens et de divers de groupes politiques, mettant en cause les caractéristiques du mythe et leurs défenseurs, relevant les écueils, les manques, les déviances dudit modèle et exigeant une « seconde transition », voire une refondation démocratique.
Vous avez recensé au cours de cette période 712 individus tués pour des raisons politiques. Qui sont-ils et pourquoi ont-ils été assassinés ?
J’ai en effet travaillé en thèse sur la violence qui avait touché la scène politique au cours du processus de démocratisation. Bien que longtemps minimisée, niée voire occultée par ceux qui vantaient précisément le caractère pacifique de la transition, cette violence sautait aux yeux à la lecture des archives et au visionnage des images de l’époque. J’ai donc tenté de mesurer, de quantifier, de nommer cette violence, la force du chiffre et des faits étant seuls capables de contrer la puissance hégémonique du mythe. Un autre récit pouvait alors être entrevu : celui d’une transition qui avait été pensée comme pacifique (et ce, depuis des décennies de réflexions sur l’après-Franco) par des acteurs politiques obnubilés par le maintien de l’ordre public, par l’évitement de toute vacance du pouvoir susceptible de conduire à l’anarchie, aux débordements révolutionnaires, voire à une nouvelle guerre civile aux fantômes omniprésents et inhibants. Une transition pensée comme pacifique donc, à tel point que tout surgissement du conflit était perçu comme menaçant le processus de réformes et suscitait un appel immédiat au consensus, au rassemblement de toutes les forces démocratiques au nom de la survie du processus même. Mais pour autant, si le conflit a été éludé du récit hégémonique, il a bien existé et s’est parfois exprimé de façon violente.
Plusieurs milliers d’attentats ont été commis par des groupes terroristes, au premier rang desquels l’ETA qui, au nom de la lutte pour l’indépendance du Pays basque, s’est déployée jusqu’à atteindre son pic meurtrier en 1980, tuant pendant la transition près de 380 personnes (et plus de 800 dans sa durée de vie). Un groupe radical révolutionnaire, les GRAPO, a également fait trembler les casernes en ciblant prioritairement les militaires et les gardes civils pour un bilan de près de 70 victimes. Les groupes d’extrême droite dits « incontrôlés » ont également œuvré, souvent en connivence avec des forces de l’ordre hostiles au changement, pour commettre des attentats et des assassinats qui ont coûté la vie à près de 70 personnes, des civils pour la plupart. Enfin, les agents de l’État, soumis à l’injonction de maintenir l’ordre public dans un contexte de poussée contestataire et même terroriste, qui ébranlait leur monopole de la violence, firent souvent un usage abusif et arbitraire de la force qui aboutit à la mort de près de 180 personnes, presque tous des civils victimes d’un système répressif imprégné d’habitus autoritaires hérités de la dictature franquiste.
Le bilan de plus de 710 morts fait de ces 7 années de transition des années deux fois plus meurtrières (en termes de nombre moyens de morts par an) que l’Italie contemporaine connue comme celle des « années de plomb » : on est loin, on en conviendra sans mal, de l’image idéalisée du modèle pacifique de transition à la démocratie.
Comment l’État parvient-il à s’imposer aux groupes opposés à la démocratie ? Au-delà de la violence légitime parvient-il à installer une culture de la démocratie dans l’Espagne postfranquiste ?
L’État est, au moment de la transition, loin d’être un bloc monolithique et homogène : il est confronté en son sein à de nombreux conflits et, en particulier, à la résistance des agents qui s’opposent farouchement aux réformes en cours. Certains disposent de la violence supposée légitime puisqu’ils sont officiers de carrière au sein de l’armée, gardes civils ou cadres de police, notamment au sein de la police politique, la Brigade politico-sociale connue pour torturer brutalement les opposants interpellés. La menace provient donc autant de l’extérieur, des contestataires évoqués plus haut, que de l’intérieur même de l’appareil d’État et, en particulier, de l’armée. Les dirigeants réformistes, au premier rang desquels Adolfo Suárez, chef du gouvernement (1976-1981), doivent avancer dans ce chemin étroit : démocratiser les institutions et l’appareil d’État tout en contrôlant ces menaces internes et externes. Concrètement, concernant la gestion de la violence, il s’agit de transformer une politique répressive en une politique libérale de gestion de l’ordre public, désormais au service de la défense des libertés publiques et des droits des citoyens et non plus au service de la défense et de la survie du régime franquiste, tout en intimant aux agents de l’État de maintenir à tout prix cet ordre public. Si la philosophie répressive a été bouleversée très vite et consacrée dans la Constitution, les corps de police et de la garde civile, pas plus que les corps d’armée n’ont été purgés de leurs éléments les plus rétifs au changement. Ils n’ont pas non plus été réformés en profondeur avant le milieu des années 1980. Les bavures, volontaires ou résultant de l’impréparation des agents, ont donc été nombreuses et sont pour la plupart restées impunies, tandis qu’une tentative de coup d’État, menée par des corps d’armée et de la garde civile, a tenu en haleine le pays la nuit du 23 février 1981.
Reste que les réformes se sont poursuivies et que la démocratie a fini par triompher, même avec ses imperfections aujourd’hui décriées, pour plusieurs raisons. Tout d’abord la violence n’a pas séduit dans les années 1970 comme elle avait pu séduire dans les années 1930. Les groupes violents, internes ou externes, sont restés marginaux et minoritaires. Ensuite ces groupes fragmentés, éparpillés sur le territoire et dans l’arc politique, n’ont jamais abouti à une confrontation bipolaire entre eux ou avec l’État. De plus, les violences contestataires autant qu’internes ont été contenues avec efficacité par l’État. Enfin, la violence a conduit, non pas à une réaction en chaîne mais à l’inverse, au rassemblement de tous contre les violents, au nom de la poursuite des réformes et de l’espoir démocratique. Contrairement à l’effet recherché, la violence a été désamorcée par les élites politiques et le corps social et a modelé une nouvelle ligne de fracture, celle du « Tous contre eux », de la société entière unie contre les quelques violents rejetés hors de l’espace du politique, exclus de la communauté citoyenne en construction. La démocratie s’est donc consolidée aussi par son rejet symbolique de la violence.
Les groupes s’étant opposés à la transition démocratique sont, entre autres, les nostalgiques du franquisme, la gauche révolutionnaire et l’ETA. La sortie de la sépulture de Franco de El Valle de los Caidos montre que l’extrême droite demeure puissante. Quel est le poids des groupes anti-démocratiques aujourd’hui en Espagne ?
L’une des conséquences du modèle espagnol de réconciliation fondé sur l’amnistie mutuelle – l’amnistie des antifranquistes, qui ont pu sortir de prison, et la garantie de l’impunité des criminels franquistes – est contenue dans la formule du « pacte d’oubli », omniprésent dans les discours critiques de la transition. L’on sait aujourd’hui que l’amnistie n’a en rien engendré l’amnésie : les historiens ont travaillé d’arrache-pied pour démonter la propagande franquiste, pour distinguer les violences perpétrées dans les zones républicaines et franquistes, dans le cours de la guerre et dans le contexte d’exécutions postérieures au combat, tandis que la littérature, le cinéma, la musique s’emparaient du passé récent et que les témoins commençaient à raconter dans le cercle familial ou en publiant leurs mémoires. En revanche, les gouvernements successifs, en particulier le long gouvernement socialiste de Felipe González (1982-1996), n’ont pas fait œuvre de mémoire considérant, comme la plupart des élites politiques d’alors, qu’il fallait mettre de côté les querelles du passé pour construire l’avenir, un avenir radieux de progrès et de bien-être, dans un régime d’historicité résolument tourné vers le futur. D’autant que s’était imposée, en contrepoint du mythe franquiste de la Croisade contre les Rouges, une représentation de la Guerre comme une tragédie fratricide où tous avaient été coupables, les responsabilités se diluant dans la réciprocité des crimes.
L’envers d’une telle carence de politique mémorielle a été l’absence d’une criminalisation claire du franquisme, à l’image de la criminalisation, de la condamnation, du rejet symbolique du nazisme et du fascisme après la Seconde Guerre mondiale. Les nostalgiques du franquisme, nombreux à la mort du dictateur, ont pu continuer à célébrer leurs héros et leurs martyrs, à rendre hommage à Franco tous les 20 novembre, jour de sa mort, auprès de sa tombe à la basilique de Valle de los Caídos, à entretenir le mythe d’un Franco initiateur de paix et de prospérité économique, et à délégitimer toutes les revendications de « l’autre camp » pour une reconnaissance et réparations – à quoi servait de remuer le passé, sinon déchirer et diviser à nouveau la société ? Au début du XXIè siècle a émergé en effet un mouvement citoyen dit pour « la récupération de la mémoire historique », qui a commencé à exhumer les corps des disparus abandonnés dans des fosses communes (environ 114 000 corps dans 3 000 fosses éparpillées sur tout le territoire), à recueillir les voix oubliées des victimes, à faire connaître leur histoire, à réclamer une reconnaissance publique de leur combat légitime pour la liberté et la démocratie – valeurs qui fondent l’Espagne d’aujourd’hui -, à désigner les bourreaux et à exiger que la justice soit rendue. Ces initiatives ont reçu un grand écho public – l’Espagne est alors entrée dans le « moment-mémoire » qui a touché l’Europe deux décennies auparavant – et une écoute partielle de la part des gouvernants (voir la loi sur la Mémoire historique de 2007, analysée par Stéphane Michonneau dans le dernier hors-série de la revue Parlement(s) consacré aux lois mémorielles). Mais elles ont rencontré l’opposition nette et de plus en plus virulente de la droite conservatrice, partiellement représentée par le Parti populaire. En 2013 était même fondé un parti d’extrême droite, Vox, ouvertement néo-franquiste, qui a depuis fait une ascension fulgurante. Pour autant, l’exhumation des restes du dictateur en novembre 2019, décidée par le gouvernement socialiste de Pedro Sanchez, et organisée comme une affaire d’État de la plus haute importance, n’a finalement pas déclenché d’autres réactions que quelques manifestations et déclarations outrées dans certains médias. La culture démocratique en Espagne est fortement ancrée, même s’il reste encore du chemin à faire dans la délégitimation symbolique du régime franquiste et dans la réhabilitation des combattants de la liberté.
Voyez-vous des points communs entre la transition démocratique en Espagne et la « révolution des œillets » au Portugal en 1974 qui initie un processus amenant le général Ramalho Eanes à être élu au suffrage universel en 1976 ?
La « Révolution des Œillets » a été scrutée de près par les élites espagnoles : espoir de libération proche pour les uns (d’autant que le dictateur était de plus en plus malade et avait déjà laissé les rênes de l’État à plusieurs reprises à son dauphin désigné, Juan Carlos), danger de contagion pour les autres. En réalité, la révolution portugaise a plutôt représenté un contre-modèle pour l’Espagne. En effet, la révolte des capitaines s’était soldée par un effondrement de l’autorité, une vacance du pouvoir et des mécanismes de la coercition, laissant libre cours à un processus révolutionnaire de tonalité radicale et à la mobilisation des masses dans l’espace public. La rue était au Portugal le lieu du plébiscite et de la légitimation de l’autorité. En résumé, tout ce qui, pour les Espagnols, laissait planer l’ombre de la guerre civile était précisément ce qu’il fallait éviter. Et pourtant, si la violence symbolique et sociale a été significative au Portugal, l’intensité meurtrière est incomparable : une vingtaine de morts tout au plus. La nature révolutionnaire du changement n’est donc pas proportionnelle au bilan victimaire. C’est pourtant la leçon qu’en ont tiré les élites espagnoles. Par ailleurs, il ne faut pas négliger les dimensions internationales de ces transitions : qu’il puisse y avoir un pôle communiste au Sud de l’Europe était inconcevable au temps de la Guerre froide. L’Espagne constituait et devait continuer à constituer un bastion contre le communisme. Il y a donc peu de commun entre les processus espagnols et portugais de démocratisation, si ce n’est la concordance temporelle et la consolidation démocratique réussie, l’Espagne et le Portugal étant amenés à intégrer ensemble la CEE en 1986.
À titre de comparaison, l’expérience démocratique chilienne derrière Allende (1970-1973) fait long feu. Comment expliquez-vous l’échec d’Allende et le succès des processus démocratiques en Espagne et au Portugal ?
En effet alors que l’on considérait dans les années 1970 les dictatures du Sud de l’Europe (Espagne, Portugal, Grèce) comme des anachronismes en Occident, le 11 septembre 1973 l’armée dirigée par le général Pinochet renversait la démocratie chilienne menée par Salvador Allende. Pinochet était en outre un grand admirateur de Franco et il vint à Madrid assister en novembre 1975 aux funérailles du dictateur espagnol.
C’est que le contexte latino-américain était radicalement différent du contexte européen : l’histoire du XXè siècle latino-américain est faite d’une succession de dictatures et de démocraties, de coups d’État progressistes ou réactionnaires, de révolutions abouties ou avortées, qui sont les indices des fragilités du processus de consolidation de l’État libéral moderne après les indépendances du début du XIXè siècle. Le continent est également plus étroitement soumis à la dépendance du géant états-unien, qui a imposé à ses voisins de l’hémisphère la lutte contre le communisme international dans le contexte de Guerre froide, une lutte rendue encore plus nécessaire après la victoire de la révolution cubaine en 1959 – cette petite île à quelques kilomètres de Miami, une enclave communiste qui n’a eu de cesse de narguer la toute-puissance américaine. Toute velléité révolutionnaire a été depuis lors confrontée à la réaction immédiate des élites conservatrices appuyées par Washington, qui n’a pas hésité à financer coups d’État (comme au Guatemala en 1954) et guérillas contre-révolutionnaires (comme au Nicaragua en 1979), quand ce n’était pas un débarquement militaire en bonne et due forme (comme à la Grenade en 1983). La transition démocratique vers le socialisme voulue par Allende représentait une menace directe : la CIA a financé et soutenu le putsch de l’armée chilienne, expliquant notamment pourquoi cette énième conspiration parmi celles fomentées depuis 1971 a pu aboutir et conduire à l’installation d’une des dictatures les plus brutales de l’histoire latino-américaine.
Si le Chili avait pu accueillir les exilés républicains dans les années 1930, l’Espagne a pu à son tour accueillir les persécutés chiliens à partir de 1976 : des liens forts se sont alors créés entre militants (notamment socialistes) qui ont conduit les élites chiliennes à promouvoir plus tard, dans les années 1980, le modèle espagnol de transition au Chili.
Anthony GUYON et LE REGARD DU CHERCHEUR