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(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

La dépolitisation du monde
Article mis en ligne le 24 octobre 2022
dernière modification le 19 octobre 2022

par siksatnam

Un curieux livre vient de paraître chez Vrin en cette rentrée : La dépolitisation du monde, de Ghislain Casas. Sous-titré « Angélologie médiévale et modernité », il a pour ambition de montrer comment les discussions sur les anges et l’invention du concept de hiérarchie ont mené à la scission bien connue de la modernité entre Nature (science) et État (politique). La « dépolitisation du monde » désigne le lent processus par lequel la philosophie médiévale a cessé d’utiliser des concepts politques et pratiques pour parler des entités cosmiques (les planètes, les étoiles, les sphères célestes). Dit autrement, les anges ont cessé d’avoir un rôle cosmique (par exemple, d’être responsables du mouvement des planètes) en même temps qu’ils ont servi de modèle au pouvoir politique. Poursuivant l’intuition de Foucault sur la « dégouvernementalisation du cosmos » et les travaux d’Agamben sur l’origine théologique de la notion de gouvernement, Ghislain Casas a accepté de nous répondre afin d’y voir plus clair sur ces questions aussi cruciales que passionnantes.

LM : Peux-tu commencer par te présenter et situer un peu le cadre et le contexte de ton travail ? D’où vient l’idée de travailler sur les anges et la hiérarchie ?

Ghislain Casas : Le livre correspond à une partie de la thèse de doctorat que j’ai soutenue il y a quelques années. Il s’agit donc d’un travail universitaire, au moins dans sa forme. Pourquoi le sujet des anges et de la hiérarchie ? Il y a une raison personnelle et un peu anecdotique, qui est que j’ai eu à la fois envie et besoin, au cours de mes études, de faire un grand détour par la théologie pour parvenir à reposer ou reproblématiser certaines questions philosophiques. Mon parcours m’a conduit à travailler sur la mystique et l’angélologie chrétiennes et, alors que je préparais un mémoire, j’ai suivi un séminaire de Giorgio Agamben qui faisait la généalogie de la gouvernementalité moderne à partir des mêmes corpus – dont est sorti Le règne et la gloire. C’est un livre foisonnant, dans lequel il apparaît notamment que l’angélologie médiévale est le creuset d’une théorie du pouvoir hiérarchique. Peu de gens se sont intéressés à cette question, à part quelques spécialistes. Agamben l’a mise au cœur de la philosophie politique. Ça m’a évidemment donné envie de continuer ! J’ai tiré ce fil et j’en suis arrivé à mon sujet de thèse sur la dépolitisation du monde – et j’ai eu la chance de rencontrer des gens très bien pour diriger ce travail.

Explique nous un peu ton titre. L’enjeu général du livre est de donner une explication nouvelle ou plus approfondie à la naissance de la modernité et notamment à la scission entre la Nature et l’État dont parle Foucault dans un cours, peux-tu expliquer en quoi ce moment fait encore problème aujourd’hui ? Pourquoi faut-il revenir encore sur cette naissance de la modernité dont on a tant parlé ?

Le titre est la paraphrase d’une formule employée par Foucault. Dans le cours de 1977-1978 sur la naissance de la gouvernementalité, il parle de « dégouvernementalisation du cosmos ». C’est ainsi qu’il qualifie la rupture du continuum cosmologique qui va de Dieu à l’humanité et qui inscrit l’activité politique, humaine, de gouverner dans la continuité du gouvernement divin du monde. Il soutient qu’entre le XVIe et le XVIIe siècles, ce grand continuum s’est défait et qu’il en est résulté les deux traits saillants de la modernité : la nature d’une part et l’État de l’autre. Foucault dit très explicitement que cette double genèse est aussi une séparation : la raison moderne est avant tout un mouvement de séparation entre la rationalité scientifique et la rationalité politique et entre leurs objets propres. Or la matrice de cette séparation est théologique et cosmologique. Tout cela, Foucault n’en dit pas grand-chose de plus : c’est, comme souvent, une remarque en passant, pas tout à fait un détail, mais une indication, un point qu’il ne développe pas davantage.

Il se trouve que cette expression , « dégouvernementalisation du cosmos », décrit très exactement le phénomène que j’ai voulu mettre en évidence dans l’angélologie médiévale. À savoir, la façon dont le cosmos a progressivement cessé d’être l’objet d’un gouvernement. Comprendre ce phénomène implique plusieurs choses. Premièrement, de comprendre ce qu’était cette intrication étrange de gouvernementalité et de cosmologie, avant qu’elle ne se scinde en deux. Deuxièmement, de comprendre ce que devient le cosmos dès lors qu’il n’est plus régi par un gouvernement et ce que devient parallèlement l’activité gouvernementale dès lors qu’elle ne s’inscrit plus dans aucun cadre cosmique. Enfin, de situer ce processus dans l’espace et dans le temps où il a eu lieu. À cet égard, il me semble que Foucault a eu une intuition formidable, mais qu’il n’aperçoit que le stade ultime et achevé d’un processus plus ancien, qui remonte au Moyen âge, voire encore plus loin.

Évidemment, on pourrait dire que je propose une nouvelle datation de la modernité, par rapport à Foucault ou d’autres – en entendant par « modernité » la séparation entre la nature et l’État ou entre la nature ou la culture, pour reprendre l’expression la plus utilisée. Ce n’est cependant pas cela qui m’intéresse. Je fais de la philosophie, pas de l’histoire. Je n’ai pas la prétention, ni la compétence, de dire que la modernité commence à tel moment ou à tel autre et ce n’est d’ailleurs pas le problème qui m’occupe. Pour le dire très grossièrement, j’ai cherché à comprendre pourquoi la politique était incapable de s’occuper du monde. J’ai repéré qu’il se passait quelque chose dans l’angélologie médiévale, quand les théologiens ont commencé à dire que les anges ne gouvernaient pas le monde. Il m’a alors semblé que la « dégouvernementalisation du cosmos » dont parle Foucault commençait là. S’il faut absolument se prononcer sur la modernité, je dirai plus sobrement que si l’on veut mieux comprendre les phénomènes des XVIe-XVIIe siècles auxquels Foucault fait référence, il faut remonter à leur origine médiévale. Sauf qu’encore une fois ce n’est pas le centre de mon propos. Si j’ai paraphrasé cette expression de Foucault, c’est pour nommer ce double mouvement par lequel la constitution de la politique coïncide avec la dépolitisation du monde. On a inventé ou réinventé la politique en la séparant du monde dans lequel on vit. La question n’est pas la modernité, mais la politique, dans sa constitution antithétique avec le monde.

Pour mener ta démonstration, tu t’appuies sur une lecture serrée de l’angélologie médiévale, peux-tu nous expliquer un peu de quoi il en retourne, la place qu’occupe alors l’angélologie dans les savoirs médiévaux et la société ?

C’est sans doute un peu déroutant en effet : j’affirme que la distinction moderne par excellence trouve son origine dans la discipline la moins moderne qui soit, la théologie et plus spécifiquement dans la branche de la théologie qui s’intéresse aux anges ! Qu’est-ce qu’un ange ? C’est un messager divin. Le mot vient du grec angelos, qui veut dire « messager » et qui traduit, dans la Bible, le mot hébreu malakh. Avec la traduction en latin, il se passe une chose curieuse : angelos est traduit parfois par nuntius, qui veut dire « messager », parfois par angelus, qui veut dire « ange ». Autrement dit, être messager ne relève pas d’une fonction, mais de la nature même de l’ange. L’angélologie est la science de cet être qui n’est que message, mission, médiation.

C’est une discipline assez curieuse parce qu’elle repose sur un objet de croyance ou de foi à propos duquel le texte biblique ne donne cependant pas beaucoup de renseignements. Ce n’est pas non plus une matière dogmatique. Les questions d’angélologie n’ont jamais fait l’objet de conciles comme les questions trinitaires ou christologiques par exemple. Ce n’est pas central, sans toutefois être marginal. C’est important pour comprendre ce qui se passe à l’époque médiévale. Au XIIIe siècle, la théologie s’est constituée comme une science. Il ne s’agit évidemment pas de science au sens moderne, mais au sens d’un savoir démonstratif et méthodique qui a ses objets propres, ses institutions et ses experts. Une grande partie de la méthode scientifique est donnée par la philosophie aristotélicienne, remaniée par des siècles de commentaires. On pourrait dire, assez schématiquement, que la théologie suit une méthode rationnelle cadrée par un dogme et un texte sacré. Cela donne quelque chose d’assez étonnant en ce qui concerne l’angélologie, dans la mesure où les théologiens ont dû énormément réfléchir à un objet dont ni le dogme, ni le texte biblique, ne parlaient avec précision. Un peu comme si on essayait de produire un savoir rationnel sur les fées à partir de ce qu’en disent les contes – à ceci près qu’il s’agit clairement de fiction dans ce cas.

Au XIIIe siècle, les théologiens ont donc rationalisé l’angélologie, en appliquant les catégories de la philosophie aristotélicienne aux anges dont parle le texte biblique : sont-ils matériels ou immatériels ? Forment-ils une seule ou plusieurs espèces ? Quel est leur mode de connaissance ? Parlent-ils un langage ? Peuvent-ils se mouvoir dans l’espace ? Quel est leur rapport au temps ? etc. Cela constitue donc un savoir tout à fait sérieux et rationnel, qui porte sur un objet de croyance et de piété religieuses. C’est aussi le lieu d’une inventivité conceptuelle formidable, en raison du statut très particulier de l’objet étudié. Dans cette entreprise de construction du savoir angélologique – voire même du concept d’ange – les théologiens ont dû affronter des questions particulièrement épineuses, comme celle de leur rôle dans le gouvernement divin du monde.

La première partie du livre se consacre à étudier trois réponses de théologiens de l’époque (Albert le Grand, Thomas d’Aquin et Robert Kilwardby) à la question de savoir si les anges sont les moteurs des corps célestes. Cette question ne se comprend que si on la recontextualise, comme tu le fais, au carrefour des influences grecques, arabes et chrétiennes dans le monde latin du 13e siècle. Peux-tu revenir rapidement sur ces influences pour que l’on comprenne mieux la question ? Puis, sans rentrer dans les détails, peux-tu expliquer en quoi cette question est importante et comment la théologie bascule lentement à partir de ce travail vers l’idée que les corps célestes se meuvent par eux-mêmes ?

C’est une question qui est à peu près inaudible aujourd’hui. Dans la cosmologie antique, aristotélicienne ou ptoléméenne, le monde est un ensemble de sphères concentriques au centre desquelles se trouve la Terre. Pour expliquer le mouvement des planètes autour de la Terre, Aristote fait l’hypothèse qu’il y a des forces immatérielles à l’œuvre, qu’il conçoit comme des intelligences, qui mettent en mouvement les sphères dans lesquelles se trouvent chacune des planètes. Entre le Xe et le XIIe siècles, les philosophes arabes et juifs ont assimilé ces intelligences aux anges. Ils ont construit une cosmologie dans laquelle les anges faisaient tourner les planètes et les étoiles. Le problème qui se pose aux théologiens chrétiens au XIIIe siècle est de savoir si cette équivalence est juste, autrement dit, s’il est possible d’accorder les sciences naturelles et la religion. Cela s’inscrit dans une crise intellectuelle beaucoup plus large qui touche le monde latin à cette époque et qui concerne le rapport entre les vérités révélées et la rationalité philosophique, entre la foi et la raison pour le dire vite. Dans le cas particulier qui nous occupe, la question revient à savoir si la philosophie peut fournir à la théologie la cosmologie scientifique dont elle cherche à se doter. Le rôle cosmique des anges constitue en effet depuis la fin de l’Antiquité un point aveugle de la théologie et la réception de la philosophie naturelle péripatéticienne donne aux théologiens les instruments conceptuels pour l’éclaircir. La question qui est adressée à Albert le Grand, Thomas d’Aquin et Robert Kilwardby s’inscrit donc dans une démarche d’expertise, dont on attend qu’elle aide à trancher un débat, à produire une vérité. Or le résultat de l’enquête montre que l’équation entre les anges et les intelligences n’est pas évidente à établir. Thomas s’y essaie, Albert la rejette a priori et Kilwardby montre qu’on peut se passer de cette hypothèse pour expliquer le mouvement des cieux.

J’ai essayé de montrer qu’il y avait une logique à cette réponse tripartite. À mon sens, cet état de la question est symptomatique d’un partage du savoir qui consacre la séparation entre le théologico-cosmologique et le théologico-politique : si la question du mouvement des cieux n’est pas un problème théologique, c’est parce que ce n’est pas de cette façon que les anges s’occupent du monde. Le gouvernement du monde ne passe pas par de la mécanique céleste, mais par des opérations pratiques et symboliques. Or, si les anges, c’est-à-dire les intelligences qui gouvernent le monde, ne sont pas occupés à faire tourner les planètes, il devient à la fois possible et nécessaire de penser ce mouvement autrement, en l’occurrence, de façon strictement physique. Il faut déplier toute la question pour le voir apparaître clairement, mais ce qui est en jeu dans la consultation de 1271, c’est la possibilité de penser ensemble la vie du cosmos et la vie sociale, mais ce qui s’amorce c’est la séparation de ces deux plans et leur autonomisation par exclusion réciproque. De fait, à partir de ce problème d’angélologie, il y a une ligne qui va vers la science moderne et l’autre qui va vers la politique moderne.

Maintenant que l’on a vu pourquoi les anges ne sont pas des créatures cosmologiques, qui servent à structurer le monde ou à mouvoir les astres, reste à comprendre la deuxième partie de ton travail : en quoi permettent-ils, par contre, de penser à nouveaux frais le pouvoir et la politique ? Le concept clé ici n’est plus le mouvement des cieux mais la hiérarchie. Et le personnage clé, un certain pseudo-Denys l’Aréopagite. Peux-tu revenir sur cet auteur si important et mystérieux à la fois ? Puis sur son invention du concept de hiérarchie ?

On a vu que les anges ne jouaient aucun rôle cosmique, mais on n’a pas vraiment vu pourquoi. C’est que la raison tient à leur véritable fonction, qui est hiérarchique. Il me semble que ce qui a rendu difficile, sinon impossible, d’attribuer aux anges une fonction dans la machine cosmique, c’est le concept de hiérarchie. À l’origine, c’est un concept théologique, qui a été forgé par un certain Denys l’Aréopagite. C’est un auteur mystérieux parce qu’on ne sait pas de qui il s’agit réellement. On sait qu’au début du VIe siècle a commencé à circuler un corpus de texte signé du pseudonyme « Denys l’Aréopagite », dont le nom apparaît une fois dans la Bible, plus précisément dans les Actes des apôtres. Cette fraude littéraire constitue à elle seule un objet historique fascinant, tant elle a connu de développements et tant son influence est grande sur l’histoire intellectuelle occidentale. Sans entrer dans les détails, on peut s’imaginer l’effet qu’a eu un texte de théologie dont on a cru, ou voulu croire, qu’il provenait d’un disciple de Saint Paul. Les écrits du ps.-Denys l’Aréopagite sont devenus une des sources les plus importantes de la théologie médiévale. Or il se trouve que le terme même de hierarchia apparaît pour la première fois dans ce corpus. La hiérarchie est même définie de façon à la fois précise et obscure comme « un ordre sacré, un savoir et une activité ». Ce qui est remarquable, c’est que l’ordre dont il est question relève de la sphère du sacré. Il s’agit de l’ordre qui est établi parmi les anges et parmi les humains dans l’institution ecclésiastique. Le ps.-Denys a écrit deux traités sur la hiérarchie, La hiérarchie céleste et La hiérarchie ecclésiastique. Le concept de hiérarchie sert à penser un ordre de médiations sacrées vers le divin. Il recouvre l’ensemble des structure institutionnelles, des pratiques rituelles et des relais symboliques qui assurent la médiation entre le divin et l’humain.

C’est un point dont on ne souligne pas assez l’importance et l’on a tendance à faire de la hiérarchie un concept englobant qui sert à penser l’ordre général de l’univers. On parle souvent de « cosmos hiérarchique » ou de « hiérarchie des êtres » à propos de la pensée antique et médiévale. Pourtant le concept de hiérarchie est un terme technique de théologie qui n’a jamais servi, au moins jusqu’au XVIIIe siècle, à parler d’autre chose que des anges et de l’Église. Le flou vient sans doute du fait que la théologie dionysienne est très imprégnée par la métaphysique néoplatonicienne qui se caractérise par une vision très stratifiée et très ordonnée de l’univers. Sauf que le trait important de la hiérarchie n’est pas qu’elle soit un ordre, mais un ordre sacré, c’est-à-dire un ordre dont la loi ou le principe n’est pas donné par la nature des choses, mais par leur place et leur rôle dans une économie sacrée. C’est ce qui fait toute la singularité de la pensée dionysienne, qui ne consiste pas en une simple version christianisée de la philosophie tardo-antique, mais qui effectue une sorte de pas de côté, de la métaphysique à la théologie pour ainsi dire. Si l’on ne fait pas attention à cela, je crois qu’on passe à côté de ce qui se joue dans l’angélologie médiévale. En systématisant pour la première fois l’angélologie au moyen du concept de hiérarchie, le ps.-Denys l’a inscrite dans une perspective résolument pratique et institutionnelle.

Toute ta deuxième partie dépeint les reprises médiévales de la notion de hiérarchie. L’enjeu, au départ, semble être de comprendre comment un Dieu transcendant parvient malgré tout à diriger le monde qu’il a créé, tout en restant extérieur à ce dernier. Mais à travers ces discussions, tu soutiens que la hiérarchie permet d’élaborer une doctrine du pouvoir. En quoi la hiérarchie et l’image du pouvoir qui en découlent sont-elles différentes de ce que l’on entend aujourd’hui par hiérarchie ?

L’angélologie est une théorie de la hiérarchie – la théorie la plus aboutie qui ait été produite de la hiérarchie. Car avant d’être humaine, la hiérarchie est angélique. Les anges sont des messagers divins, ce sont eux qui assurent la communication et le lien entre l’humain et le divin. C’est donc bien pour établir un rapport entre la divinité transcendante et sa créature qu’est mis en place un service de médiation angélique. Dans l’angélologie, cette question ne se pose toutefois pas dans des termes très métaphysiques de transcendance et d’immanence. C’est avant tout un problème pratique, un problème de circulation des messages, de communication des informations, de diffusion des « illuminations » divines, pour le dire dans les termes propres de la théologie. C’est une optique ou catoptrique, une théorie de la réflexion, de la réfraction et de la raréfaction de la lumière divine dans un dispositif de miroirs angéliques. Il s’agit évidemment d’une lumière spirituelle, plus signalétique que physique. S’il y a bien une ligne de causalité physique ou métaphysique par laquelle Dieu crée le monde, c’est par une autre ligne qu’ils communiquent l’un avec l’autre. C’est ce décalage entre la production du monde et son administration que donne à penser le concept de hiérarchie.

Quand les théologiens médiévaux se sont retrouvés face aux textes du ps.-Denys, ils ont d’abord découvert un terme qu’ils ne connaissaient pas, qui n’était pas attesté en latin, hierarchia. Ils ont traduit très littéralement : sacer principatus, pouvoir sacré. La hiérarchie, c’est le pouvoir du prêtre (le hiérarque) sur les choses sacrées, dans le domaine du sacré – un peu comme la monarchie est le pouvoir du monarque. Plus précisément, c’est le pouvoir qui est conféré au prêtre pour qu’il administre les choses sacrées. La hiérarchie est donc un pouvoir d’administration, l’institution du ministère sacré. Or, de même que la monarchie, c’est aussi le système que dirige le monarque, on peut dire que la hiérarchie, c’est le système administré par le ou les hiérarques. Il y a évidemment quelque chose de très circulaire dans le fonctionnement du pouvoir – il faut avoir du pouvoir pour l’exercer, mais c’est en l’exerçant qu’on le fait exister. La hiérarchie est donc l’institution par laquelle et dans laquelle on administre le sacré. Très rapidement dans le discours médiéval, le pouvoir sur les choses devient aussi un pouvoir sur les personnes. Chaque niveau hiérarchique supérieur commande au niveau hiérarchique inférieur. Il ne faut pas oublier que cette relation de pouvoir est une relation de participation : on n’appartient à la hiérarchie qu’en subissant et en exerçant du pouvoir, comme un miroir ne réfléchit de la lumière que pour autant qu’il en reçoit et n’en reçoit pas sans la réfléchir.

À cet égard, la question de la transcendance du divin n’est pas tant celle de l’exercice du pouvoir du haut vers le bas, que celle de la séparation entre la création et le gouvernement, c’est-à-dire celle de l’autonomisation du pouvoir. Certes, création et gouvernement ont la même source, mais n’empruntent pas les mêmes circuits : le gouvernement du monde ne passe pas par le monde, il s’exerce sur lui comme de l’extérieur. La hiérarchie consacre la transcendance du pouvoir, son institution dans une sphère séparée et autonome. Cela apparaît clairement dans l’angélologie. Les anges sont des intermédiaires entre le divin et l’humain non pas sur le plan de l’être, mais sur celui du pouvoir. Les humains ne sont pas créés, mais seulement gouvernés par l’intermédiaire des anges. La hiérarchie angélique correspond donc à une sphère de pouvoir, instituée comme telle pour le gouvernement du monde, pour l’administration de la création. À la limite, le gouvernement du monde n’est pas de ce monde. Les anges sont insituables dans le cosmos et ce n’est d’ailleurs pas sur le cosmos en tant que tel qu’ils opèrent. C’est pourquoi à la hiérarchie céleste répond une hiérarchie ecclésiastique : le pouvoir s’exerce sur ce qui en participe en retour. En même temps qu’on institue la continuité de la hiérarchie entre les anges et les humains, on établit une discontinuité entre le pouvoir et le monde. C’est avant tout en ce sens que l’angélologie est, en elle-même, une théorie du pouvoir.

Par rapport à tout cela, j’aurais envie de dire que la notion moderne, courante, de hiérarchie est à la fois trop large et trop partielle. Trop large parce qu’elle s’applique à tout ou presque. Trop partielle parce qu’on ne retient de la hiérarchie que la notion d’ordre. On voit d’ailleurs que ces deux défauts sont liés : c’est parce qu’on ne voit que la question de l’ordre dans la hiérarchie qu’on voit de la hiérarchie partout. Dès lors qu’il y a de l’inégalité ou de l’asymétrie, on parle de hiérarchie. Or ce n’est là qu’un tiers de la définition, puisqu’il y a aussi le savoir et l’activité. Ce sont précisément ces deux termes qui permettent de comprendre que la hiérarchie est une forme de pouvoir, un dispositif symbolique et pratique. Une hiérarchie est un ordre qui se constitue dans et par des connaissances et des actions, par la circulation du savoir et la distribution des opérations. Ce n’est pas juste de l’ordre, de la stratification, de l’inégalité, c’est une forme de pouvoir qui se cristallise dans des institutions. Que la signification du terme ait changé au cours des siècles relève d’un phénomène plutôt banal, mais il me semble que le sens courant du terme empêche souvent de voir deux choses : premièrement, que le mot a eu pendant très longtemps un usage strictement théologique ; deuxièmement, qu’il s’agit avant tout d’un concept de pouvoir. Je crois qu’il ne serait pas complètement inutile de se rappeler, non seulement pour faire l’histoire de la pensée, mais aussi dans les sciences sociales, dans les sciences politiques et dans bien d’autres domaines, que la première – et peut-être la seule – chose qui est hiérarchique, c’est le pouvoir.

Vers la fin de ton travail, tu montres que la hiérarchie des anges se met à servir de modèle plus seulement à l’administration de l’Église (une hiérarchie ecclésiastique qui répondait en miroir à la hiérarchie céleste) mais au pouvoir politique et aux formes balbutiantes de l’État. Puis, elle devient même une notion pour penser la structuration de la société en plusieurs ordres (noblesse, clergé, tiers-État) comme chez Charles Loyseau. Pourtant, l’enjeu n’est pas de naturaliser les différences politiques ou sociales, précisément parce que la hiérarchie repose sur des pratiques effectives correspondant à des fonctions et non pas sur des éléments gravés dans la nature des êtres. En ce sens, tu écris que « le concept de hiérarchie permet de penser l’ordre entre des êtres qui sont tous ontologiquement égaux – précisément parce que l’ordre hiérarchique n’est pas naturel, mais pratique. L’ordre hiérarchique ne procède pas par émanation, mais se constitue par l’activité pratique de ses éléments ». L’ordre dynamique de la hiérarchie est donc un concept facilement appropriable au sein de la république : au fond, la supposée méritocratie à la française correspond parfaitement à cette vision des choses. Pourtant, tu écris également que la hiérarchie appliquée au social correspond d’avantage à la société d’Ancien Régime qu’à la Révolution française. On peut donc se demander : la hiérarchie est-elle un concept progressiste (dynamique, qui ne repose pas sur la nature des êtres qui la compose mais sur leur activité) ou réactionnaire (qui articule un pouvoir absolu à une totalité sociale divisée et soumise) ? Ou alors, permet-elle de penser tout progressisme méritocratique comme un montage plus subtil, plus impersonnel, pour penser l’ordre et le pouvoir ?

C’est un concept très plastique – en témoigne sa longévité, ses mutations, sa grande actualité. On ne peut pas se contenter de le reléguer à un monde passé, aux temps obscurs du Moyen âge ou à la vision qu’on dit parfois holiste de l’Antiquité. Encore une fois, le concept de hiérarchie n’a pas servi à penser la totalité de ce qui est, l’ordre universel ou ce genre de chose – un tel usage est en fait très moderne. Il a servi à penser et à exercer le pouvoir. Tout d’abord le pouvoir ecclésiastique et, à partir du XIIIe siècle, le pouvoir politique. En marge de la grande question théologico-politique des rapports entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, parallèlement en quelque sorte, la pensée scolastique a développé une véritable angélologie politique, qui a fourni au pouvoir politique une partie de son imaginaire et de ses paradigmes, sans passer par la médiation de l’Église. Les théologiens – comme l’évêque de Paris Guillaume d’Auvergne, qui était aussi un conseiller de Louis IX – ont construit des fictions du pouvoir politique sur le modèle de la hiérarchie angélique, dans lesquelles apparaissent les structures administratives du proto-État qui était en train de naître à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. À cet égard, la hiérarchie apparaît comme le noyau conceptuel de l’État.

La hiérarchie permet de penser un ordre à partir du savoir et de l’activité, sans référence à aucune axiologie extérieure. C’est un nouage complexe et assez mystérieux entre l’ordre, le savoir et l’agir – dont les théologiens médiévaux ont cherché à rendre compte les uns à la suite des autres en commentant inlassablement les écrits dionysiens. Ils en parlent littéralement comme d’une domination rationnelle légitime. La formule fait évidemment penser à Max Weber et laisse entrevoir une ligne qui irait de l’angélologie scolastique à la bureaucratie moderne. Il y a cependant une formule plus générale à en tirer. C’est précisément l’articulation des trois termes qui produit de façon immanente le pouvoir, la rationalité et la légitimité. On ne présuppose jamais l’un des trois termes, mais chacun se fonde sur les deux autres. Si bien que le concept de hiérarchie enveloppe l’idée d’un pouvoir presque pur qui ne se soutient que de sa propre institution. Il me semble plus intéressant de chercher à en cerner la logique que de lui assigner une couleur politique. On voit d’ailleurs que cela permet de justifier aussi bien une société d’ordres qu’une méritocratie progressiste, en effet. La question n’est donc pas de trancher, de savoir si le concept est réactionnaire ou progressiste, mais d’essayer de comprendre cette ambivalence ou cette plasticité.

À cet égard, si la société d’Ancien Régime témoigne bien de l’influence du concept de hiérarchie sur la pensée politique, elle est loin d’en épuiser la signification et les ressources. Bien qu’on l’associe souvent à l’idée d’une société d’ordres, la hiérarchie n’a pas disparu avec la Révolution française. Loin de là. Non pas au sens où il y aurait encore après la Révolution des survivances de « féodalisme » – comme on dit parfois – mais parce que la hiérarchie a traversé la révolution en restant intacte. Ce qui n’a rien de surprenant, si l’on comprend bien que la hiérarchie n’a pas servi originellement à justifier des inégalités sociales, mais à penser des formes d’administration, des modes de gouvernement, voire même un embryon d’État. Il faudrait sortir du cadre du livre pour développer tout cela, mais on peut remarquer que déjà chez Loyseau – que je mentionne plus que je ne l’étudie – la théorie de la hiérarchie sociale s’articule à une pensée de la souveraineté étatique, inspirée par Bodin. Autrement dit, des sujets peuvent avoir le même statut politique sans avoir le même statut social.

Justement, quelles hypothèses fais-tu sur la suite de l’histoire de la notion de hiérarchie, après le 16e siècle où tu t’arrêtes dans le livre ? Est-elle discutée particulièrement durant le siècle des Lumières, et si oui par qui ? Quand apparaît-elle dans toutes les bouches avec le sens affaibli qu’elle a aujourd’hui ? Et quel genre de tendance politique vient-elle réactiver ?
Il s’agit là de recherches qui sont loin d’être abouties et qui dépassent largement le cadre du livre, donc je me contenterai de quelques remarques assez brèves. On peut reprendre le fil de la Révolution française. Il serait faux de croire non seulement qu’elle a, mais même qu’elle a cherché à liquider la hiérarchie. Il est frappant de voir que la critique rousseauiste de l’inégalité, par exemple, n’est pas formulée à l’encontre de la hiérarchie – le terme n’est jamais utilisé, ni dans le Discours ni dans le Contrat social. De fait, s’ils se recoupent, le concept d’inégalité et celui de hiérarchie sont loin d’être équivalents – ce que savaient encore très bien les penseurs du XVIIIe siècle. Par contre, Sieyès affirme explicitement que si le concept de hiérarchie est inapplicable à la société, il est nécessaire qu’il y ait une hiérarchie gouvernementale. De ce point de vue, le programme de la révolution ne saurait être la suppression de la hiérarchie, mais bien plutôt sa politisation ou son étatisation. Ce qui semble aller dans le sens de l’histoire, puisque la Révolution a accouché du Directoire, du Consulat, de l’Empire, de toute la construction administrative et bureaucratique de l’État moderne – ce qui correspond au diagnostique que fait déjà Tocqueville concernant la continuité des structures hiérarchiques dans l’administration avant et après la révolution. On peut aller plus loin encore : le terme même de « hiérarchie » n’acquiert son sens politique qu’à la fin du XVIIIe siècle et c’est au XIXe siècle que le mot commence à être employé dans tous les domaines – politique, sociologie, biologie, etc – en perdant peu à peu sa signification technique précise. Il n’a plus vraiment de couleur politique particulière. Ce n’est même plus un terme strictement politique. C’est devenu un mot courant. Mon hypothèse est que le concept de hiérarchie, avec la généralisation formidable qu’il a subie, appartient à la grammaire de la pensée moderne – bien plus que de la pensée médiévale.

Tu amorces vers la fin du livre une discussion sur le rapport entre ordre et principe : la hiérarchie permet d’agencer un ordre (éventuellement dynamique), voire un ordre immanent à la sphère sociale qui est lié de manière plus ou moins forte à un principe transcendant (Dieu ou, sur terre, le pouvoir absolu du Roi). Le sens contemporain du mot hiérarchie comme distribution ordonnée du pouvoir, qui laisse entièrement de côté la dimension sacrée (le « hieros »), semble indiquer la possibilité d’un ordre entièrement détaché de tout principe. Paradoxalement, c’est là aussi une prétention de l’anarchisme : l’idée que, sans principe, l’anarchie puisse être malgré tout « la plus haute expression de l’ordre » (Élisée Reclus). Comment démêles-tu ce problème de l’articulation entre ordre et principe ?

C’est une question difficile. Elle contient à la fois une composante politique et une composante métaphysique et il n’est pas tout le temps aisé de démêler les deux.

Il me semble que le problème est de savoir à quoi tient l’ordre, ou le pouvoir, ou le pouvoir d’ordonner. La thèse classique serait de dire que l’ordre est l’effet immanent d’un principe transcendant. Si, par exemple, le monde est ordonné, c’est parce qu’il est régi par un principe divin qui providentiellement l’ordonne. Tout pouvoir d’ordonnancement dérive donc d’un principe et si cela passe par l’intermédiaire de causes secondes ou de subordonnés, leur pouvoir provient de la source principielle. Dieu ordonne le monde par l’intermédiaire des anges : le pouvoir angélique dérive donc du principe divin. Sauf que le pouvoir hiérarchique n’est pas un pouvoir transcendant qui ordonne le monde, puisque la hiérarchie est déjà en elle-même un ordre. Le pouvoir se confond donc avec l’ordre, il est immanent à l’ordre. Le sens de l’articulation entre le principe transcendant, le pouvoir d’ordonnancement et l’ordre qui en résulte n’est donc pas clair. Où s’arrête le principe ? Où commence l’ordre ? Comment le pouvoir circule-t-il entre les deux ?

Agamben a montré de façon convaincante que l’ordre ne constituait pas un concept très clair, mais plutôt une opération de déplacement de l’ontologie vers la praxis. La question de savoir si l’ordre se trouve dans ce qui ordonne (le principe) ou dans ce qui est ordonné (le monde) constitue en effet une aporie, à laquelle l’ordre échappe en se réfugiant dans la fracture entre l’être du principe et son action sur le monde. Si l’ordre se trouve de façon indécidable à la fois dans la cause et dans l’effet, c’est parce que le principe ne coïncide pas avec son action, autrement dit que la praxis ne pousse pas ses racines dans l’être. Le gouvernement divin du monde suppose en effet ce hiatus interne à la divinité – qui s’exprime dans l’Incarnation et la doctrine de l’économie du salut – dont l’action immanente ne saurait coïncider avec l’essence transcendante. « Le roi règne mais ne gouverne pas ». C’est ce qui fait dire à Agamben que le gouvernement est fondamentalement anarchique, au sens littéral de « sans principe » – et que le concept d’anarchie est donc insuffisant pour penser l’ingouvernable.

Une analyse serrée de la hiérarchie semble conduire aux mêmes conclusions. Le pouvoir hiérarchique fonctionne selon une logique de vicariance : le pouvoir qu’un supérieur exerce sur un inférieur trouve sa source et sa justification dans le pouvoir que son supérieur exerce sur lui et ainsi de suite. On peut donc remonter indéfiniment de l’inférieur au supérieur. Que se passe-t-il quand on arrive en haut de la chaîne ? Qui commande au premier ange ? Dieu lui-même – non pas cependant comme son supérieur hiérarchique, mais comme le principe divin de tout pouvoir sacré, comme le mystère incompréhensible dont la hiérarchie est l’expression. Ce n’est pas un hasard si le ps.-Denys a inventé en même temps la hiérarchie et la théologie négative. Le pouvoir hiérarchique suppose une mystique du pouvoir. Jamais le pouvoir ne se fonde ou ne se stabilise nulle part, mais il circule toujours de façon redondante.

Ces spéculations métaphysiques ne sont pas si abstraites qu’elles en ont l’air. C’est devenu presque un lieu commun aujourd’hui de dire que le pouvoir est anarchique. Qu’il s’agisse du néolibéralisme, de la cybernétique, de la violence d’État, toutes les formes contemporaines du pouvoir semblent s’exercer de façon déréglée, illégitime, anarchique. On découvre un peu naïvement que l’absence de fondement du pouvoir n’entraîne pas sa ruine, mais au contraire, son déchaînement brutal. Ou pour le dire comme Jean-Luc Godard dans Film socialisme : « Aujourd’hui ce qui a changé, c’est que les salauds sont sincères ».

Il ne me paraît toutefois pas dénué d’intérêt de convoquer l’anarchisme – comme le fait par exemple Catherine Malabou. Précisément parce qu’un des leitmotiv de la pensée anarchiste, c’est l’affirmation de l’ordre. Pour reprendre la formule célèbre qu’on attribue à Proudhon : « l’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir ». L’anarchie ne s’oppose pas à l’ordre, mais au pouvoir. En ce sens, l’anarchie s’oppose à la hiérarchie, c’est-à-dire au nouage du pouvoir et de l’ordre. Toute hiérarchie et tout gouvernement ne sont-ils pas cependant anarchiques ? Ici, il faut être sobre et précis. Ce n’est pas la même chose de dire que le gouvernement est anarchique parce qu’il n’a pas de fondement ontologique et de dire que l’ordre peut être anarchique parce qu’il ne procède d’aucune forme de pouvoir. Agamben utilise le concept métaphysique d’an-archie (comme absence d’arkhè, de principe) pour mettre en évidence la dimension purement pratique du gouvernement – et pointer les limites de l’idée post-métaphysique d’un agir an-archique, qu’on trouve notamment chez Reiner Schürmann. Or c’est précisément cela que l’anarchisme reproche au gouvernement, voire à tout pouvoir politique en général : de n’avoir aucun fondement. L’anarchisme reproche au gouvernement d’être an-archique ! Un pouvoir qui serait fondé en nature ne serait pas seulement légitime, il serait tout simplement incontestable, parce qu’il serait au-delà de la légitimité, il ne serait même plus un pouvoir. La critique anarchiste du pouvoir apparaît donc comme une critique de la dimension séparée et sacrée du pouvoir – sans ignorer d’ailleurs la dimension théologico-politique du problème. L’arkhè de « anarchie » n’a pas le sens de « principe métaphysique », mais celui-là même de « pouvoir » – sur lequel on s’appuie pour traduire « hiérarchie » par « pouvoir sacré ». De fait, pour Reclus, l’anarchie n’est rien d’autre qu’une « absence de gouvernement ».

C’est donc l’ingouvernabilité qui est « la plus haute expression de l’ordre ». L’anarchie est une anti-hiérarchie non pas au sens où elle serait désordre et chaos, mais au sens où elle est l’affirmation d’un ordre non-gouvernemental. Or, dans la tradition anarchiste, la recherche d’un tel ordre suit souvent les voies d’un naturalisme, qui a certes le mérite de neutraliser la fiction du pouvoir politique, mais qui demande tout de même à être révisé. Car la nature qui est invoquée, parfois en lien avec la science qui l’étudie, se trouve être le pendant de la politique qui est précisément rejetée. Il y a sans doute une erreur à penser l’anarchie comme un ordre naturel, si l’on entend par là un ordre qui serait plus vrai parce qu’il serait conforme aux lois de la nature et comme gravé ontologiquement dans la pierre. On peut toutefois, à mon avis, y voir autre chose : l’intuition de la nécessité pour toute organisation collective de constituer un cosmos, de faire monde avec le monde. En ce sens, l’anarchie cherche à surmonter la disjonction entre cosmos et polis opérée par la hiérarchie.

« Notre grammaire politique est inadaptée pour parler de l’univers – notre représentation de la nature ne réserve pas de place à la vie pratique ». Dans les dernières lignes de ton livre, tu renvoies dos à dos les antimodernes (réactionnaires qui rêvent d’un âge d’or où politique et nature étaient liées et que la science moderne a ravagé) et les postmodernes (qui mettent en avant l’échec de la rationalité scientifique à rendre compte de la réalité et promeuvent un rapport pratique). Les deux se focalisant trop sur la rationalité scientifique moderne quand celle-ci est issue du lent bouleversement cosmologique que tu examines dans ton livre et qui aboutit justement à la scission entre pratique (politique) et connaissance (scientifique). Il serait donc impossible selon toi de chercher une réponse purement « pratique » puisqu’on hérite alors de cette pratique séparée du monde construite par la modernité. Critique de la raison politique (de l’État) et scientifique (de la Nature) doivent aller de pair – tout en veillant à ne pas simplement appliquer la politique au sens classique à la nature (comme le font parfois les latouriens avec leur parlement des objets et autre diplomatie inter-spécifique). Mais alors par quelle voie le hiatus entre connaissance et pratique, science et politique, Nature et État peut-il être dépassé ? As-tu des pistes pour réinventer la métaphore du « gouvernement du monde » ? Peut-on analyser sur ce plan la résurgence des mouvements écologistes, qui politisent justement l’ « état du monde » ?

J’envisage le travail que j’ai fait comme une contribution à un problème assez général et très actuel qui est celui de notre incapacité politique à changer le monde. Ce qui m’intéresse dans cette formulation, c’est notamment le fait que le monde soit devenu l’objet du discours ou de l’action politique – mais c’est un objet très approximatif. On sent d’un côté que la politique affronte un enjeu qui la dépasse largement – non plus simplement l’égalité, la justice, la liberté, mais le monde en tant que tel – et de l’autre que le monde doit faire l’objet d’un discours qui n’est pas seulement descriptif – l’objectivation par les sciences de la nature – mais aussi éthique, esthétique, mystique. Sauf que l’articulation de ces deux exigences semble impossible. Les deux termes ne parviennent pas à se lier.

C’est évidemment le problème auquel touche l’écologie politique aujourd’hui et l’on voit bien comment le flou et le flottement des termes invite à un travail de redéfinition des catégories et d’ajustement des positions – qu’il s’agisse de la notion de nature, du rôle de la science, des options politiques, etc. L’écologie a réouvert la question du monde – de l’environnement, du climat, de la Terre – et appelle à sa repolitisation – technocratique, marxiste, féministe, etc. Je dis re- parce que je crois que l’écologie actualise, dans ses termes propres et dans la situation historique présente, des problèmes assez anciens. Si je ne dis pas grand-chose de l’écologie elle-même, j’essaie par contre de clarifier un problème auquel elle touche – du moins, de fournir des éléments de problématisation qui me paraissent pertinents.

Ce problème est cosmologique – et j’aurais presque envie de dire que c’est le problème de la cosmologie en tant que telle. C’est un point qui n’est pas beaucoup développé dans le livre. Pour le dire rapidement, la cosmologie n’est pas une simple description du monde, mais une théorie du rapport au monde, dans la mesure où le monde constitue un ordre, au double sens esthético-politique du mot cosmos. Le cosmos est à la fois ce qu’on contemple et ce dans quoi l’on vit et l’on agit. Or il me semble que la cosmologie a toujours fonctionné au moyen d’une métaphore politique – dont il faudrait faire l’épistémologie, un peu à la façon de Blumenberg. Je veux dire par là que le discours théorique ou scientifique sur le monde a toujours fonctionné avec une image du monde, qui rendait possible l’inscription pratique de ce discours dans le monde. À l’époque médiévale, cette métaphore est celle du gouvernement du monde (gubernatio mundi) et elle entre en crise. C’est cette crise que j’étudie dans le corpus de l’angélologie, en montrant comment « gouvernement » devient une notion de plus en plus politique et « monde » une notion de plus en plus scientifique et comment l’écart se creuse entre ces deux tendances. Ce n’est qu’à l’époque moderne que ce partage devient clair, mais il trouve son origine dans la disjonction entre la question cosmologico-politique et la question théologico-politique – ce qu’on peut diagnostiquer, dans les termes de Foucault, comme une rupture politique du continuum théologico-cosmologique. Soit dans la question de savoir si les anges (théologico-) sont les moteurs des corps célestes (cosmologique).

Si l’on veut prendre au sérieux la question cosmologique aujourd’hui, je crois qu’on peut difficilement faire l’économie d’un travail sur ce tissu métaphorique. Qu’on décide de le repriser ou de le déchirer complètement, il faut en tout cas se pencher dessus. Pour ma part, je pense que l’image du « gouvernement du monde » ne peut plus nous servir à grand-chose. Celle de « parlement des choses » proposée par Bruno Latour est plus intéressante. On l’a parfois tournée en ridicule, parce que la métaphore est saugrenue : c’est pourtant de cela qu’on a besoin ! En plus ce n’est pas qu’un slogan, puisque ça s’accompagne d’un travail d’analyse et de redéfinition des catégories de nature et de politique. Ce qui ne signifie pas que tout est fait, loin de là. Plutôt que d’accepter ou de rejeter en bloc la proposition, on pourrait questionner la notion de parlement, par exemple : est-ce une bonne métaphore ? Que reconduit-elle de la politique qui puisse encore nous servir dans notre rapport au monde ou aux choses ? Sur quel régime de parole peut-on encore parlementer ? Sachant qu’une image donne des idées et conditionne des usages.

Dans le contexte de l’écologie, la cosmologie est souvent envisagée comme cosmopolitique. On se demande comment œuvrer politiquement pour la suite du monde, en prenant en compte les différentes cultures, les différents vivants, les différents milieux, etc. La question est pertinente et urgente, mais je pense que réactiver la dimension cosmologique du monde, pour ainsi dire, n’est pas une question seulement pratique. Une des apories de la pensée du XXe siècle a été de tenir la science et l’objectivation scientifique du monde pour la racine de notre désenchantement et de lui opposer un rapport immédiat, pratique, pré-objectif au monde – ce que fait Husserl, par exemple, quand il affirme que « la Terre ne se meut pas ». Or c’est une illusion de croire que ce rapport est plus authentique, plus concret, plus proche du monde. Je ne crois pas qu’on puisse retrouver le monde en renonçant à le penser et à le connaître, en cherchant simplement à le vivre et à l’éprouver. Si la cosmologie peut encore avoir du sens, ce n’est qu’à la condition de surmonter le hiatus entre cosmologie scientifique et cosmopolitique. Cette fissure est apparue à l’occasion d’une question sur les étoiles – peut-être est-ce à partir de là qu’il faudrait recommencer à penser le monde.