Le 8 février 1938, Olga Taratuta est condamnée à mort par un tribunal d’exception, pour activités anarchistes et anti-soviétiques. Elle est exécutée le même jour par la Tchéka. Elle a été arrêtée quelques mois plus tôt à Moscou, le 27 novembre 1937. La justice stalinienne est expéditive. Comme l’annonce clairement la Pravda à la même époque : « L’épuration des trotskystes et anarchistes catalans sera conduite avec la même énergie que celle avec laquelle elle a été conduite en URSS ». En réalité, en URSS, les objectifs sont déjà atteints : ce sont les derniers procès de militants anarchistes. La destruction du mouvement s’achève ; le « péril » noir est éliminé. En Espagne, la police politique communiste s’active… Les Républicains espagnols qui commettent l’erreur de chercher refuge dans la « patrie du prolétariat » rejoignent, en 1939, dans des camps de prisonniers, les derniers anarchistes russes qui n’ont pas été fusillés.
Pourquoi choisir Olga Taratuta, figure méconnue de la résistance soviétique alors que des milliers de libertaires ont connu le même sort qu’elle ? Les raisons d’un choix sont difficiles à expliquer. Sans doute à cause du côté tragique de son destin et de la force de son engagement ; probablement aussi parce qu’elle est l’une des fondatrices de la « croix noire anarchiste », organisation de secours aux prisonniers politiques. Je vous conterai prochainement d’autres destinées tragiques comme celle de Zenzi Mühsam, femme de l’anarchiste allemand Erich Mühsam. L’un est mort à Orianenburg, camp de concentration nazi ; l’autre a passé une bonne partie de sa vie au Goulag, après avoir cherché refuge en URSS. Elle n’y est pas morte, mais son sort ne fut guère enviable. Nombreux sont les anarchistes, en Bulgarie par exemple, qui ont goûté aux geôles fascistes, staliniennes et, pour faire bonne mesure, royalistes ou républicaines. Pour l’heure, revenons à la biographie d’Olga Taratuta.
Olga Taratuta, de son vrai nom Elka Ruvinskaia, est née dans le village de Novodmitrovka, non loin de Kherson, en Ukraine, le 21 juillet 1876 (il y a un doute sur l’année qui varie d’une source à l’autre). Sa famille était d’origine juive et son père tenait une petite boutique. A l’issue de ses études, elle est devenue professeur. Ses ennuis avec les autorités tsaristes ont commencé très tôt. Elle est arrêtée une première fois en 1895 ; la police secrète de l’Empereur n’apprécie guère les opinions politiques qu’elle exprime dans le cadre de son travail. Deux ans plus tard, elle rejoint un groupe d’agitation social-démocrate fondé par les frères Grossman, à Elisavetgrad. Au tournant du siècle, elle devient membre du bureau du parti social démocrate d’Elisavetgrad et adhère à l’Union des Travailleurs de Russie du Sud. En 1901, elle doit s’enfuir à l’étranger et se réfugie en Suisse. Elle rencontre Lénine et collabore régulièrement au journal Iskra. Le climat helvète influence ses idées (comme celles de son concitoyen Kropotkine) et elle devient anarchiste-communiste. La vie trop tranquille de l’émigration ne convient guère à son caractère dynamique. En 1904, elle revient en Russie, à Odessa, et se joint à un groupe de militants nommé « Sans compromis ». Elle est à nouveau arrêtée par la police en avril 1904, pour propagande révolutionnaire, mais libérée à l’automne, faute d’éléments à charge vraiment convaincants dans son dossier. Elle reprend aussitôt son activité militante au sein du groupe anarchiste-communiste d’Odessa. Elle devient l’une des célébrités du mouvement en Russie. Elle est connue sous le pseudonyme de « Babushka » (grand-mère), ce qui est assez amusant quand on sait qu’elle a une trentaine d’années seulement. Ce surnom affectueux va lui rester tout au long de sa vie et sera un peu plus adapté à l’époque où elle fera partie des dernières anarchistes survivantes dans le pays !
A partir d’octobre 1905, à la suite d’une nouvelle arrestation suivie d’un emprisonnement de courte durée et d’une évasion spectaculaire, son action se radicalise. Elle est signalée comme membre d’un groupe anarchiste fondé à Byalistok en 1903, Chernoe Znamia, qui est connu pour se livrer à de nombreuses actions terroristes. L’objectif de la stratégie mise en œuvre est de déstabiliser le pouvoir tsariste en s’attaquant aux diverses institutions qui le représentent. La violence des anarchistes russes peut surprendre, mais elle s’explique facilement lorsque l’on sait à quelle violence eux-mêmes sont soumis de la part des autorités : tortures, jugements expéditifs, déportation, pendaison, sont le lot commun de beaucoup de militants révolutionnaires à cette période de l’histoire. Parmi tous les attentats commis par le groupe Chernoe Znamia, le plus célèbre est celui du café Libman en décembre 1905 à Odessa – attentat à la préparation duquel Olga participe activement. Le mouvement anarchiste connait alors l’une de ses phases de développement spectaculaire en Russie. L’historien Paul Avrich dénombre alors plus de cinq mille militants actifs dans les grandes villes et un grand nombre de sympathisants. Les groupes de militants se livrent à une intense propagande sur les lieux de travail et Olga Taratuta paie largement de sa personne. En mars 1907, pour éviter une nouvelle arrestation, elle se réfugie à nouveau en Suisse, mais l’exil et l’abandon du terrain de combat social ne sont définitivement pas compatibles avec son tempérament. Elle revient à Odessa après avoir fait étape à Ekaterinoslav et à Kiev. Elle est à nouveau impliquée dans plusieurs attentats contre les généraux de l’Empire, Kaulbars le commandant militaire de la région d’Odessa, puis Tomalchov, le gouverneur de la ville. A la fin du mois de février 1908, ne reculant devant aucune difficulté, elle prépare une évasion massive des anarchistes emprisonnés à la Lukianovka, la forteresse de Kiev. La tentative échoue, le groupe étant infiltré par des indicateurs. La plupart des militants sont arrêtés ; une fois encore Olga réussit à passer à travers les mailles du filet, mais sa chance va tourner. Fin 1909, elle est appréhendée à Ekaterinoslav. Cette fois, son dossier est chargé et elle échappe de peu à la peine capitale largement utilisée contre les révolutionnaires. Elle est condamnée à 21 années d’emprisonnement. Elle va rester à la Lukianovka, la prison dont elle voulait faire sauter les murs pour en libérer les occupants, jusqu’en mars 1917. La répression tsariste met un terme, temporairement, à l’expansion du mouvement libertaire.
Ces sept années de prison vont lourdement marquer cette femme qui approche la quarantaine d’années. Dès sa libération, suite aux événements révolutionnaires bien connus, elle se retire de la vie politique active et prend ses distances avec le mouvement anarchiste russe. Cette retraite anticipée s’explique en grande partie par la lassitude et le découragement mais aussi par le besoin qu’elle éprouve de retrouver son compagnon Sasha ainsi que leur enfant. Elle ne reste que peu de temps en retrait de la vie politique. En mai 1918, elle s’implique dans la croix rouge d’Odessa qui aide les prisonniers politiques quelle que soit leur origine politique. Cette fréquentation des lieux de détention provoque en elle un sursaut d’indignation quand elle voit comment sont traités les anarchistes par le nouveau pouvoir politique en place. Très vite, elle éprouve le besoin de reprendre ses anciennes activités militantes, brièvement interrompues. Une nouvelle phase commence dans sa vie qui va l’amener à se confronter aux nouveaux maîtres du pays, les Bolchevistes. Elle quitte l’Ukraine pour Moscou. En juin 1920, elle collabore au journal « Golos Truda », expression anarchiste brièvement tolérée ! Elle adhère également à la confédération syndicale Nabat. Dès le printemps 1918, les militants sont emprisonnés, torturés, exécutés, cependant que le Kremlin explique aux délégations ouvrières qui se rendent à Moscou que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes et que les anarchistes sont parfaitement libres de s’exprimer…
A l’automne, en Ukraine, le gouvernement soviétique éprouve de sérieuses difficultés à s’opposer à la contre Révolution menée par les Russes « blancs » du général Wrangel. Un pacte est signé entre le gouvernement moscovite et les troupes de la rébellion anarchiste guidées par Nestor Mahkno. Pour aboutir à cet accord, les tractations sont nombreuses et les discussions serrées. Les Mahknovistes demandent notamment la libération des prisonniers envoyés dans les camps de travaux forcés en Sibérie, qu’ils estiment déjà au nombre de deux cent mille. Il y a là beaucoup de paysans ukrainiens mais aussi un grand nombre de militants anarchistes déportés. Olga Taratuta profite de ce bref printemps dans les relations entre Bolchevistes et Mahknovistes, pour regagner l’Ukraine. A Guliay Polye, elle rencontre le leader du mouvement, Mahkno. L’état-major de cette singulière armée « noire et rouge », lui remet une forte somme avec laquelle elle va financer la création d’une « Croix Noire » anarchiste dont le siège est à Kharkov. Le but de cette organisation est d’aider les détenus politiques du mouvement qui sont de plus en plus nombreux dans les geôles bolcheviques. En novembre 1920 Olga Taratuta est officiellement nommée représentante des Mahknovistes à Kharkov et à Moscou. Lourde responsabilité car ceux-ci ne sont pas en odeur de sainteté dans les allées du pouvoir ! Tout le monde sait que l’alliance conclue entre les frères ennemis, n’a que peu de valeur et sera de courte durée : peu nombreux sont ceux qui sont assez naïfs pour croire à la bonne parole des Bolchevistes, d’autant que, même pendant la période de soi-disant alliance, les arrestations continuent notamment parmi les anarchistes qui militent dans les syndicats et les Soviets.
Dans son livre « l’épopée d’une anarchiste », Emma Goldman rend un bel hommage à Olga : « Les camarades de Kharkov, avec la personnalité héroïque d’Olga Taratuta à leur tête, ont tous servi au mieux la Révolution, se sont battus sur tous les fronts, ont enduré la répression des Blancs, de même que la persécution et l’emprisonnement de la part des Bolcheviks. Rien n’a découragé leur ardeur révolutionnaire et leurs convictions anarchistes. »
La trahison des Communistes ne tarde pas effectivement. Une vague de répression sans précédent s’abat sur les Mahknovistes. La Croix Noire est dissoute ; Olga Taratuta est arrêtée. En janvier 1921 elle est transférée à Moscou. Elle fait partie des militants qui sont libérés quelques heures, le temps d’assister aux obsèques de Pierre Kropotkine, avant de retrouver leur cellule.
Le 26 avril 1921, elle est conduite à la prison d’Orel avec d’autres camarades, et, pendant le transfert, elle est rouée de coups par ses gardiens. Le procureur du tribunal qui gère son dossier lui fait savoir qu’elle peut être libérée si elle accepte de renier ses engagements politiques en public. On se doute bien entendu de la réponse qu’elle envoie à ses bourreaux. Sa force morale et son intégrité s’opposent à ce qu’elle signe un tel accord. En juillet 1921, elle fait partie d’un groupe de détenus qui entament une grève de la faim de onze jours, pour protester contre leurs conditions de détention. Elle est victime d’une violente attaque de scorbut et perd pratiquement toute sa dentition. Dans un courrier qu’elle adresse à des amis, elle dit que les deux années de prison qu’elle vient de subir lui ont coûté plus de vie que toutes les années passées en camp de travaux forcés au temps des Tsaristes.
En mars 1922, elle est exilée deux années à Velikii Ustiug, dans le lointain gouvernement de Volodga. Début 1924, elle est libérée (temporairement !) et retourne à Kiev. Elle n’a plus d’activités politiques mais reste en contact avec les quelques militants anarchistes qui ne sont pas encore derrière les barreaux. Revenue à Moscou elle trouve encore l’énergie de s’engager dans la campagne de soutien à Sacco et Vanzetti. A cette occasion, les dirigeants du Parti Communiste montrent de quel cynisme ils sont capables. Après l’exécution de Sacco, le gouvernement invite sa femme à venir séjourner en URSS. Dans le même temps, un grand nombre de ceux qui partagent les opinions des deux martyrs croupissent dans les prisons d’URSS ! A titre de consolation sans doute, Staline baptise « Sacco & Vanzetti » une usine fabriquant des stylos et des crayons dans la banlieue de Moscou, histoire que les petits écoliers soviétiques n’oublient pas ces grands héros de la classe ouvrière. Parallèlement à cette campagne, Olga Taratuta se démène en vue d’organiser une protestation internationale pour la libération des camarades emprisonnés en URSS. On se doute que cette attitude ne plait pas aux autorités. Elle se retrouve à nouveau embastillée en 1929 ; cette fois, la tchéka l’accuse de vouloir organiser des cellules anarchistes parmi les cheminots.
Sa vie continue ainsi, cahin-caha, d’arrestation en libération, jusqu’en 1937. Cette fois, le pouvoir semble décidé à en finir avec cette empêcheuse de réprimer en paix. Elle habite Moscou et travaille dans une usine métallurgique. Comme indiqué au début de cette chronique, elle est arrêtée le 27 novembre 1937, sous l’inculpation de menées anarchistes et anti-soviétiques, jugée et fusillée le 8 février 1938. Ainsi se termine, de façon tragique, la vie de la babushka des anarchistes russes. Contrairement à d’autres, elle a laissé peu de « traces » dans l’histoire, parce qu’elle était avant tout une militante : point de « mémoires » ou de « traité philosophique ». Elle écrivait cependant beaucoup et à plusieurs reprises au cours de sa vie aventureuse elle a exercé le métier de journaliste. Il est fort probable que si sa correspondance avait été conservée, on aurait pu y découvrir une moisson de détails intéressants sur le régime soviétique notamment et les conditions de vie imposées à la population rurale d’Ukraine, sa région natale. Ce n’est pas le cas, mais cette absence d’écrits n’est pas une raison pour l’oublier. Elle fait partie de cette cohorte de presque anonymes qui se sont battus avec courage pour leurs idées. Le nombre d’adversaires qu’ils avaient à affronter, de gauche comme de droite, ne manque pas d’impressionner.