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" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

L’anarchisme juif et ses résurgences écologiques contemporaines
Article mis en ligne le 14 décembre 2022
dernière modification le 5 décembre 2022

par siksatnam

L’écologie, tout comme les alternatives anticapitalistes et communalistes, connaissent un succès croissant auprès des militants et des chercheurs attachés à la critique sociale. Ces publics se réclament quelquefois de Gustave Landauer (1870-1919), d’Emma Goldman (1869-1940), de Murray Bookchin (1921-2006), ou même de Martin Buber (1878-1965), des penseurs juifs que l’on peut qualifier d’anarchistes ou de socialistes libertaires[1]. Leurs visions utopiques ont préfiguré un socialisme agraire ou un communisme du quotidien, dont certaines initiatives, en France – comme les zones à défendre ou les collectifs alternatifs et écologiques – sont des réactivations. Sylvaine Bulle revient sur les origines juives de ces auteurs de référence ; origines qui restent tues par ceux qui analysent et défendent leur pensée.

L’influence des courants juifs libertaires sur le déploiement de la pensée éco-anarchiste ou éco-autonome actuelle est ignorée. Force est d’admettre que les mouvements « des communs », l’action collective autonome tournée vers des communautés agraires ou locales auto-subsistantes actuelles, tout comme ceux qui se réclament de l’anti-autoritarisme, raisonnent avec des modèles antérieurs, qui sont le fruit des cercles philosophiques anarchistes et juifs au tournant du vingtième siècle. Il faut donc recourir au passé pour mesurer à quel point des pensées qui apparaissent aujourd’hui familières y ont pris forme. Les courants juifs anarchistes résumés ici sous le terme d’anarcho-judaisme, appartiennent aux formes historiques de la pensée sociale, et plus près de nous, aux conceptions qui renouvellent le lien entre souveraineté, écologie et terre. Cet article se place d’emblée sous le signe de l’originalité, méconnue ou invisibilisée de l’anarcho-judaisme, saisie dans sa forme historique, et alors que la période actuelle regorge de réflexions sur de nouveaux rapports au monde, dans le contexte du réchauffement climatique.

Pertinence de l’anarcho-judaisme

L’anarcho-judaïsme, au tournant du XIXe et du XXe siècle en Europe de l’Est et en Russie, ne forme pas une entité homogène ou sui generis, mais comprend différentes sensibilités, dont Hayym Rothman, dans son essai No Masters but God [2], dresse le tableau. Y participent : des rabbins philosophes comme Meir Zalkind (1875-1937) ou Yehudah Ashlag (1885-1954), des philosophes hassidiques versés dans la kabbale, des révolutionnaires issus des dynasties rabbiniques comme Isaac Nahman Steinberg (1888–1957), avocat de formation et érudit talmudique ou encore son collègue Natan Hofshi (1890-1980), activiste engagé dans le projet coopératif judéo-arabe et qui sera le fondateur du Brit Shalom[3]. Au cours de la période, cet anarchisme juif se nourrit de la Bible, du Talmud et de la littérature rabbinique, mais également des classiques de la philosophie juive et de la philosophie européenne moderne (Spinoza notamment), ou de la science. Si le courant s’inscrit dans le processus d’émancipation des juifs (la Haskalah), il constitue une voie juive spécifique, à côté de l’assimilation et du sionisme ou de la régénération libérale, en présentant une connivence, sur le plan des idées, avec le socialisme ouvrier, l’antiétatisme d’un Kropotkine et d’un Proudhon ou la critique socialiste de la révolution russe. Nous parlons ici d’anarcho-judaisme en raison de la convergence entre judaïsme et anarchisme, à la frontière du messianisme et du socialisme libertaire. Ces auteurs qui ont été socialisés dans les yeshivot d’Europe de l’Est, forment une espèce de « minyan anarchiste » où rien ne sépare radicalité et religion[4]. Leur connaissance des textes, de la Kabale à la Torah, s’applique à la connaissance du monde et à la volonté de le transformer, avec un rôle appuyé conféré à la terre (adama), souci crucial des juifs dans l’Europe de l’Est et dans la Russie de l’époque, qui raisonne avec les préoccupations écologiques actuelles.

Cultiver son jardin

L’anarcho-judaisme prône la nécessité de cultiver la terre, comme une porte d’accès à une rédemption dans le présent[5] et contre la perte de l’appartenance au monde, c’est-à-dire à l’acosmisme. La constellation des Juifs anarchistes accorde une importance toute particulière à une éthique de la terre, au soin que nous lui devons. La métaphore du jardin sert de point de départ à une vision où la culture de la terre est une tâche confiée à Adam, chargé de la sauvegarder. Zalkind, un de ces anarchistes religieux, célèbre par exemple la vie villageoise agraire, en se plaçant sous l’autorité d’un verset de la Genèse (« le Seigneur Dieu prit Adam et le plaça dans le jardin d’Éden, pour le cultiver et l’entretenir ») afin d’y inscrire le motif de délivrance : « le monde, votre terre, sera alors un paradis pour vous[6] ». Il s’agit, ici, et à la différence d’une terre non cultivée[7] (nit keyn ba’arbet feld) qui serait aimée platoniquement, de travailler les éléments, « jusqu’à ce qu’on en ait mal au dos ». Ce type d’éthique individuelle et collective va de pair avec le rejet de la propriété et l’accumulation marchande, un souci qui anime les auteurs[8] ou mouvements émancipateurs contemporains, et en particulier libertaires. Dans le contexte de l’anarchisme juif, la propriété est désignée par exemple par le terme de ba’alut, qui suggère à la fois la domination et le caractère sacré de l’humain qui prime sur le matériel et l’accumulation. C’est par exemple la vision de Yehudah Ashlag, dont les commentaires sur le Zohar (le classique kabbalistique du XIIIe siècle) sont renommés, qui défend un mutualisme que l’on trouve chez d’autres anarchistes libertaires historiques de la même période (Proudhon, Bakounine), chacun d’entre eux ne distinguant pas le droit d’usage de la possession. Mais Ashlag, à la différence de ces derniers, puise dans les textes sacrés pour souligner l’importance de la mutualisation et de l’usage et la primauté de la décence humaine au détriment de la propriété. Dans ses textes, il rappelle une des traditions hébraïques selon laquelle un propriétaire ne peut recevoir de profit supérieur à ses besoins ; les bénéfices qu’il peut percevoir doivent être des biens publics appartenant aux membres d’un collectif, revenant donc à la vie communautaire. Ce sera le cas dans les premières communes prônées par le minyan, de type socialiste libertaire et mutualistes, qui s’appuient sur ce principe.

 Un communisme au quotidien

Prendre la mesure de l’éthos anarchiste juif et de l’anarchisme tout court, c’est aussi reconnaître l’importance accordée à la liberté fondamentale de l’individu, comme point de départ à des coopérations et des associations, y compris au stade régional et national[9]. L’équilibre entre la liberté et la souveraineté individuelles et l’égalité caractéristique de tous les courants anarchistes historiques est recherché à partir du cadre de socialisation fraternelle (le versant anarchiste) à l’échelle de chaque personne et à partir d’institutions de la vie en commun (le versant socialiste de la solidarité et de la justice). Il se traduit par un recours constant aux communautés vivantes, incompatible avec un programme étatiste. L’anti-autoritarisme se manifeste particulièrement dans l’anarchisme juif, et nous conduit à examiner le contexte historique dans lequel il s’exprime.

Comme le signale Rothman dans No masters, l’opposition des cercles anarchistes juifs (oppressés en tant que juifs et anarchistes) aux révolutions hégémoniques russes et en particulier au mouvement bolchevik fut constante. Dans chacun de leurs textes, ils dénoncent l’étatisation des moyens de production en tant qu’obstacle à l’émancipation individuelle et défendent un anarchisme ou un socialisme libertaire qui permettent de restaurer la liberté intérieure et la liberté extérieure, via la révolution de la société et de l’individu. Ils rejettent par conséquent les formes d’État ou les partis autoritaires qui exercent un contrôle sur la société. Cette suspicion vis-à-vis des conceptions hégémonique et révolutionnaire de la marche de l’histoire tient également au fait que l’anarchisme ne s’oppose pas seulement à l’idéologie dominante russe de la révolution prolétarienne, mais à toute domination morale ou « bourgeoise » d’une personne sur une autre, trait qui caractérise tous les courants historiques et actuels de l’anti-autoritarisme dans leurs différentes traductions, de l’anarchisme libertaire au communalisme, au féminisme.

La solidarité est préférée à l’idéal révolutionnaire de masse et le minyan anarchiste défend des modes d’auto-gouvernance propices au « développement simultané d’un groupe social et d’une personne libre ». La critique des partis hégémoniques et prolétariens, et plus amplement du marxisme, repose également sur le fait qu’ils seraient incapables de comprendre la paysannerie, à la différence du socialisme libertaire.
« L’anarchisme agraire »[10] et ses résurgences dans l’écologie sociale et l’autonomie

Pour permettre à ces différentes facettes de dialoguer, l’anarchisme juif a prôné des formes politiques et sociales innovantes, baignant dans un communisme du quotidien. Pour Steinberg, membre de la mouvance, qui établit des ponts entre socialisme agraire et anarchisme, la première tâche du socialisme juif doit être de se séparer du « monde petit-bourgeois, de la vieille Europe, marchande et patriarcale » et de retourner à la nature et à l’agriculture, avec des conditions de vie ou de confort minimales et rustiques. La dimension communaliste est fournie par le rôle des villages ouvriers libres, où peuvent être établi un front avec des syndicalistes, avec des travailleurs et se traduit par l’existence de coopératives, par l’importance de l’entraide par la terre. Le rôle des villages est plus ou moins inspiré par celui que joue les ateliers aux « champs » du communiste libertaire Kropotkine, et doit permettre de s’opposer aux « puissances », comme l’urbanisation et l’industrialisation ou la bureaucratisation.

Ce qui attire l’attention est le rapprochement précoce entre les propositions des Juifs anarchistes et le mouvement « agraire » anarchiste narodnik – connu sous le nom de Terre et Liberté – pré marxiste, idéaliste et libertaire, qui ne s’adressait pas spécifiquement à la communauté juive. Dans les années 1870, il prônait une autonomie du peuple à travers de petits villages, dans le but de se substituer à une organisation verticale du pays. L’anarcho-judaisme établit directement une passerelle entre idéalisme narodiste et judaïsme en comparant ses pionniers, travailleurs de la terre, aux narodniks, qui descendaient « dans les profondeurs du peuple » et aspiraient à une « transformation radicale ». Concrètement, ce communalisme agraire se trouve dans les pratiques agricoles, dans le souci d’émancipation par la terre et la vie communautaire bannissant la propriété. Il doit, selon les penseurs ou les affiliés, reposer sur des liens de parenté ou sociaux, en particulier juifs. Steinberg, ancien membre du parti révolutionnaire narodnik sera de ceux qui promeuvent la création d’associations libres de pionniers juifs établies sur la base du mutualisme. Hofshi, membre du cercle anarchiste, s’inspirera directement de Landauer[11], lui-même socialiste converti à l’anarchisme pour défendre « des congrégations libres (juives et non-juives) qui s’unissent volontairement dans un esprit d’entraide, afin de vivre dans la paix, l’amour et la compréhension mutuelle sans contrainte de toute forme ». Pour une majeure partie des auteurs du cercle, il faut se diriger vers des villages où les liens physiques, spirituels sont maintenus, où le travail est libre, décidé par la communauté[12]. Ce sera bien le cas des halutzim, pionniers dans l’aspiration à une transformation radicale, mettant en avant la nature sauvage et l’ascétisme tout comme le dépouillement de la civilisation mondiale, au sein de communautés enracinées dans des environnements, se passant d’une aide extérieure.

Telles sont les prémices de cet anarchisme qui peut être assimilé à une politique préfigurative. Elle donne l’occasion de penser un messianisme de l’ici-bas, une société alternative sur la base de pratiques non hiérarchiques, égalitaristes et auto-organisées, établie sur la base de territoires politiques qui furent prônés il y a plus d’un siècle. Ces lignes politiques qui donnent lieu à des expériences communalistes pionnières comme les halutzim puis les kibbutzim ne sont-elles pas celles que différents courants contemporains en vogue affirment ?

C’est le cas des voies de la subsistance ou de l’autonomie, en passant par l’éco-socialisme[13] et le municipalisme, ou encore le bio-régionalisme, comme autant de pratiques politiques et sociales, quelquefois comme quête de délivrance[14]. La littérature scientifique et militante contemporaine abonde d’exemples en ce sens, avec un intérêt particulier pour le communalisme et l’écologie sociale, que le philosophe militant Murray Bookchin a défini et défendu, en particulier à la suite du philosophe et architecte juif Erwin Gutkind [Penseur caractéristique d’un anarchisme mystique et communautaire, Gutkind (1886-1968) voit son ouvrage Community and Environment préfacé par Buber. Il considère la société comme une sorte d’organisme à l’image des écosystèmes[15]. Selon Bookchin, inspirateur de luttes territoriales autonomes, il ne s’agit pas seulement de prendre conscience de la nécessité de l’équilibre entre l’homme et son milieu (qui caractérise les écologies politiques, ou « profondes »[16]), mais d’affirmer la relation entre terre et enjeux sociaux, avec la recherche de processus de responsabilisation, de mutualisation, comme autant de réponses aux différentes formes de domination, qu’il s’agisse de l’exploitation de la nature ou de l’oppression humaine. Bookchlin met en forme la notion d’écologie sociale[17] à partir de propositions d’assemblées populaires locales et de communautés autogérées et confédérées, qui se substituent à l’État. Elles sont d’ailleurs proches de l’anarchisme agraire ou du courant du bio-régionalisme, et on sait que Bookchin s’est intéressé à la région autonome du Rojava, tout comme il a été inspiré par les expériences de la commune médiévale (éclairé par l’anarchiste révolutionnaire Kropotkine), par l’anarchisme de Proudhon ou le communalisme de Landauer. Bookchin, pourtant ne mentionne pas les halutzim ni les kibbutzim qui se développeront en Israël au cours du vingtième siècle[18].

Autonomie culturelle ou politique : terre et politique

Il faut en dernier lieu souligner une autre facette de l’anarcho-judaïsme. Elle concerne le rapport au sionisme politique dominant dans la première moitié du XXe siècle et comme formalisation d’un modèle unifiant un peuple et un territoire. L’anarcho-judaisme est marginal et en dissonance par rapport à la notion de peuple. Pour certains des auteurs cités, il serait nécessaire « d’anarchiser » cette notion de peuple juif, pour l’intégrer dans un vaste réseau libertaire mondial et d’éviter toute souveraineté politique et étatique. C’est le point de vue de l’activiste Hofshi, pour qui l’éthique anarcho-juive doit être un exemple de vie politique, en reposant sur une vie simple et une conception de la révolution spirituelle dans la vie quotidienne. Cette forme de vie politique, opposée au sionisme politique, ne peut donner lieu à aucune centralisation ou exploitation de la part de chefs ou d’administrations, militarisées et non pacifistes, destructeurs de terres[19] et elle passe par l’anarchisme agraire et le travail manuel de la terre. Nous trouvons également cette conception chez l’ukrainien Aaron Gordon (1858-1922), un religieux inspirateur de Landauer et l’un des fondateurs du Hibbat Zion, mouvement culturel et territorialiste juif, qui symbolise une congrégation d’Israël indépendante de l’État et d’un pouvoir central. Pour d’autres membres de la mouvance, il s’agirait, non pas « d’anarchiser » le peuple juif, mais de judaïser le mouvement anarchiste, en le faisant reposer sur des traits affinitaires, voire communautaires. Selon Zalkind, porteur de cette sensibilité qui a émigré en Palestine dans les années mille neuf cent trente, l’autonomie culturelle doit être une variante du nationalisme juif ; les communautés juives anarcho-communistes autonomes de Palestine pouvant devenir le « berceau d’une nouvelle société qui vit des idéaux les plus nobles du judaïsme et de l’humanité ».

L’anarcho-judaisme serait donc une ressource pour inventer des territoires autonomes et culturels où les Juifs puissent avoir un véritable cadre de vie. Cela ne se traduit pas nécessairement par un socle territorial, et encore moins par un État, mais par un imaginaire esthétique, reflet d’un espace juif vivant et appelé doikayt, qui fut porté par le courant littéraire de la mouvance anarcho-juive. Il y est mis l’accent sur la renaissance culturelle à travers différentes temporalités et différentes expressions (comme la poésie et la littérature), en s’appuyant sur des ressources géographiques, locales. Il peut être aussi question de sociétés culturelles libérées de la tutelle de l’État et des institutions « sources d’oppression », voire d’un anarcho-diasporisme, assumant ces dimensions politiques et culturelles. Steinberg défend par exemple une vision politique déterritorialisée : « La Palestine est partout où l’esprit juif brûle »[20]. Inversement Zalkind, territorialiste membre du courant, souhaite construire « un nouveau peuple et un nouveau judaïsme « plus grand, plus beau et plus sain que celui qui existait auparavant à travers le processus de « construction d’une nouvelle vie dont le centre spirituel serait la Palestine »[21]. Cette manière de penser, si elle est réfractaire au sionisme politique n’exclut pas totalement le sionisme culturel et exprime un ancrage affinitaire de l’autonomie. La création de communautés affinitaires est aussi au cœur des courants autonomes et anarchistes non juifs, contemporains, basés sur des traits culturels et territoriaux[22].

Reconnaitre les influences

Cette histoire politique et esthétique doit être insérée dans la dynamique émancipatrice de la haskalah, y compris par ses références mystiques et religieuses à la rédemption[23]. Mais l’anarcho-judaïsme d’émancipation ne bouscule pas seulement la pensée et l’identité juives, stabilisée majoritairement au début du XXe siècle dans le nationalisme ou dans le sionisme politique. La force de cet anarchisme est de s’être transformé directement dans des usages utopiques juifs comme en témoignent les halutzim et les kibbutzim. Interrompu par les tragédies de la première et de la seconde guerres mondiales, il a été réévalué au temps ultra-contemporain, à travers le recours à des formules quelquefois vagues, comme les termes « communalisme », « communes », « utopies ». Il s’est donc métamorphosé dans des utopies sociales et des alternatives réalisées dans le présent, qui l’oblitèrent ou l’ignorent, faute d’effectuer en profondeur un diagnostic historique sur les formes de vie qu’il a prônées. Ce que la critique sociale et politique contemporaine a pris l’habitude de nommer anarchisme ou socialisme libertaire, ce que nous regroupons sous le terme de pensée écologique et autonome, se confondent en réalité avec des formes de vie prônées par l’anarcho-judaisme. Il faut donc recourir à l’histoire et à l’enquête pour lire la portée d’expériences passées qui se prolongent au-delà de leur inscription initiale, car elles sont les nôtres. C’est le sens de celles et ceux qui font vivre les textes de la pensée anarcho-juive, dont beaucoup reste à déchiffrer.

Sylvaine Bulle