Un témoignage qui éclaire sur une des réalités de l’application des politiques sécuritaires mises en oeuvre par les derniers gouvernements.
Ce témoignage a été tourné à la suite d’une rencontre. Lors d’une de ces conférences sur la politique sécuritaire et ses dérives. Vers la fin, un homme s’est levé. Il a déclaré qu’il venait de quitter la police, que la plupart des dérives que l’on venait d’évoquer n’était pas le fruit du hasard mais bien le résultat d’une politique élaborée au plus au niveau et transmise, ensuite, de manière pyramidale à travers la hiérarchie policière. Il avait réussi à s’en sortir, au prix d’un changement de carrière complet, là où la plupart de ses collègues avait fini par plier l’échine ou par « craquer ». Des mois, des années de lutte, pour ne pas se faire broyer administrativement et humainement par un système d’autant plus puissant qu’il a quasiment éliminé toutes formes de contestation en son sein.
Parce que la répression syndicale touche tous les milieux et qu’il convient tout particulièrement de museler ceux qui occupent des postes clés comme dans la police, un témoignage contre les catégorisations faciles, les analyses simplificatrices qui s’adressent à toutes et à tous.
Partie 1 : Intro
Ex-Officier de police : J’ai fait 20 ans dans la police, dans la police judiciaire, et à la fin de ces dernières années, j’étais syndicaliste. Et ce syndicat a explosé. J’ai été attendu à la sortie, de la manière qu’on peut supposer, et j’ai été déplacé, sanctionné de manière déguisée, et j’ai passé un petit moment d’enfer. Donc j’ai décidé de quitter la police, je suis aujourd’hui enseignant. Une des choses que je dénonçais déjà quand j’étais au syndicat et qui m’a d’ailleurs coûté assez cher, c’est la politique du chiffre et la manipulation de l’opinion concernant la délinquance. On a l’impression qu’on vit dans un état de guerre. J’ai pratiqué 20 ans dans la PJ, il y a des problèmes effectivement dans la société, comme il y en a dans toutes les sociétés, mais ce qui est le plus révoltant c’est l’instrumentalisation de la police qui n’est pas considérée comme un service public par ceux qui la dirigent, mais plutôt comme un instrument de pouvoir. Et la manipulation de l’opinion et des statistiques puisqu’il s’agit de deux choses en relation, ne me paraît pas normal dans la transparence que devrait requérir une démocratie pour que le citoyen soit normalement informé de ce qui se passe. Les chiffres ne représentent rien. On n’est pas plus en sécurité maintenant qu’avant, on fait simplement... on produit... on fabrique du chiffre, à partir d’éléments très artificiels. Les policiers ne peuvent pas parler, et c’est un très gros problème. Et les gens de l’extérieur sont disqualifiés, discrédités. On ne les croit pas, ils sont traités de droits de l’hommistes, on dit qu’ils agissent pour des raisons idéologiques. Alors moi, je tiens à dire que je roule pour personne, ni un parti politique, je ne suis plus délégué d’aucun syndicat, et je tiens à parler parce que les problèmes récents qui ont touchés la police à la fois dans la personne de certains de ses membres et les problèmes qui sont crées à une partie de la population, m’amène à parler, à témoigner de la manière dont on peut percevoir les choses. Voilà.
Partie 2 : Récupération des statistiques
Question : Comment fonctionnent les statistiques de la délinquance ?
Ex-Officier de police : On chiffre selon un ratio. C’est un ratio d’affaires constatées et d’affaires élucidées, c’est une question de pourcentage. Si vous avez par exemple une infraction très grave - et ça il y en a, il est pas question de le nier, il y en a toujours eu, il y a des infractions financières de haut vol, il y a des bandes organisées – ça n’intéresse pas tellement. De temps en temps, faire une affaire pour la galerie, c’est un peu la vitrine, le paravent, mais globalement ce n’est pas ce qui est recherché. Ce n’est pas l’élucidation de ce genre de délits qui est recherché c’est d’arriver à produire des statistiques. Il faut savoir qu’un escroc, dans la tripartition pénale, c’est un délinquant, au sens strict du terme, c’est-à-dire qu’il a commis un délit. C’est très très long à débusquer, à dénicher, à interpeller. Ça demande du personnel qualifié, ça demande de l’investissement. Mais en terme de statistiques, ça ne rapportera qu’une garde à vue s’il y a un interpellé et le nombre de faits commis sera disproportionné une fois qu’on aura remonté l’affaire.
Question : Quels sont alors les délits « rentables » ?
Ex-Officier de police : Les délits qui sont rentables au sens statistique du terme, ce sont les tous petits délits et surtout les délits – je dirais presque – « crées ». Alors viennent les infractions à la législation sur les stupéfiants. Je parle de l’usage, pas des gros trafics, qui de toute façon débordent largement nos frontières. La police fait de temps en temps des grosses affaires mais ce qui alimente le plus les statistiques, qui est le plus rentable, le plus intéressant, c’est ce genre d’infractions. C’est-à-dire : on constate un fait, on interpelle un individu, et on le met en garde à vue : fait constaté, fait élucidé, interpellation, un ratio parfait. Éventuellement une garde à vue, si l’officier de police judiciaire accepte de mettre en garde à vue, ce qu’il fait maintenant sous la pression. Avant, on faisait des mains courantes pour ça ou des procédures avec mise en liberté immédiate, maintenant non, il faut que ce soit la statistique parfaite. Il y a l’étranger, je dis bien le « sans-papier », ce qu’on appelle l’ILE, infraction à la législation sur les étrangers, dans le jargon policier. Les ILE, il est recommandé d’en faire beaucoup, même si on sait qu’ils sont pas expulsables et qu’ils ne seront pas expulsés, parce qu’ils sont chez eux. Mais une loi leur permet de rester – j’en parlais récemment dans une réunion publique – une loi leur permet de rester et une autre loi refuse de leur donner des papiers. Donc, ils resteront pour diverses raisons : le droit du sol, les enfants etc. mais il est quand même conseillé d’en faire un maximum parce que c’est très intéressant. Parce qu’on constate le fait, on interpelle en même temps, et puis il y a une garde à vue à la clé. Et éventuellement un arrêté d’expulsion qui est notifié qui dans la plupart des cas ne pourra pas être effectif parce que la personne aura disparu, ils ne sont quand même pas tous mis en rétention, ou alors on s’aperçoit qu’il était pas expulsable, ou alors qu’il n’était pas irrégulier... mais c’est toujours très bon. Et il y a un autre avantage, c’est qu’on peut interpeller la même personne plusieurs fois dans le mois, ça c’est très intéressant, c’est juteux pour les chiffres. Il y a aussi l’outrage/rébellion, qui augmente en permanence. Alors là, on est dans quelque chose qui est exorbitant du point de vue du droit public puisque c’est l’agent constatateur qui est en même temps la victime, donc on ne peut rien faire contre un outrage/rébellion. C’est, dans l’ordre : un fait constaté, un fait élucidé et un interpellé, éventuellement une garde à vue, et très souvent même une condamnation au moins financière. En attendant, on a fait du chiffre, du crâne, dans le jargon. « Faut faire du crâne », c’est comme ça qu’on dit dans la police, ou « du bâton », parce que ça fait des petits bâtons les statistiques.
Question : Pourquoi la « politique du chiffre » revient-elle en force ?
Ex-officier de police : La politique du chiffre ça a toujours été une tentation parce que c’est très difficile de juger l’action qualitative de la police. A la limite s’il n’y a pas de délinquance du tout, que la police est présente et qu’elle a de très bons contacts avec la population c’est quelque chose de très bien mais comment on va le calculer ça ? Alors que le résultat chiffré de tel service des BACS, ça c’est quelque chose de tangible, du moins en théorie parce qu’en fait on s’aperçoit à l’usage qu’il y a un traficotage qui n’apporte rien du tout à la population en plus il y a tout un discours qui est faussé derrière : « On a constaté quatre millions de délits, donc il y a quatre millions de victimes », j’ai entendu le ministre dire ça, c’est faux, c’est archi-faux. Quand on interpelle quatre ou cinq fois le même clandestin ou le même sans-papier - puisque je fais une différence - il n’y a pas autant de victimes derrière, ce n’est pas vrai. C’est pareil pour le fumeur de shit, c’est pareil pour outrage/rébellion...
Question : Pourquoi privilégier certains délits à d’autres ?
Ex-officier de police : L’ILE, l’infraction à la législation sur les étrangers, on s’aperçoit que ça revient d’un seul coup à la mode, d’un seul coup, comme ça. Alors qu’on sait très bien qu’on ne pourra pas changer les lois existantes, on ne peut pas, pas d’un seul coup comme ça. On ne peut pas renvoyer comme ça les gens par avions, il y a plein de gardes-fous. Il y a des règles de droit, il y des règles humaines. Comme je l’expliquais il y a des gens sans-papiers qui ne sont pas clandestins. Il y a une grosse nuance entre le clandestin et le sans-papier. Le sans-papier peut avoir des gosses, mais le système administratif fait qu’on ne lui donne rien, il n’a pas le droit d’exercer un travail puisqu’il n’a pas ses papiers mais on ne l’expulsera pas : ses enfants on le droit du sol et lui a le droit de rester avec ses enfants. C’est les lois Giscard, elles ne datent pas d’aujourd’hui, mais ça n’empêche pas que maintenant on dit : « Il va falloir taper là-dessus, c’est ce qui gêne les français ». Il y a eu ça, il y a eu la drogue... Il y a des modes, vous remarquerez qu’il y a des modes, il y a des périodes comme ça. Il y a eu les Roumains, il n’y a pas longtemps, parmi les étrangers c’était les Roumains, on s’est mis à ne parler que des Roumains pendant un instant. En fait, c’est des effets d’annonce, des coups d’épée dans l’eau. Ça ne sert strictement à rien, ce sont des politiques inhumaines, elles détournent la police de ce qui devrait être son vrai travail qui est un service public, on finit par l’oublier.
Question : Quelles sont les conséquences sociales de cette politique ?
Ex-officier de police : Dans les endroits où il ne passe pas grand chose, parce que finalement Paris malgré la propagande c’est quand même une ville relativement calme même par rapport à des tas d’autres capitales européennes - puisqu’on se compare toujours aux autres, c’est à la mode - on est quand même relativement tranquille. Donc c’est pas tellement là qu’il y aura des problèmes. (Note : Cette interview a été réalisée le 27 octobre 2005, avant les explosions de violence dans les banlieues) Mais dans certains endroits qui étaient déjà catalogués comme « sensibles », où les gens savent qu’ils sont catalogués « sensibles », en plus ils sont déjà étiquetés, il suffit de passer le périphérique il n’y a pas besoin d’aller très loin, je crois que là, ça crée des tensions supplémentaires, peut-être même dans certains quartiers de Paris, il y a certains îlots où ça se passe plus ou moins bien, là ça crée des tensions, c’est sûr. Le policier on sait qu’il n’est là que pour chasser.
Question : A qui profite vraiment cette politique ?
Ex-officier de police : Je pense, ça c’est une opinion qui m’est personnelle, qu’il y a de gros problèmes sociaux, on a besoin d’un ennemi comme dans toutes les sociétés, il n’y a pas de guerre, là on a trouvé un ennemi de l’intérieur, le vilain, le méchant. Alors le problème c’est que les vrais délits, les vrais crimes, on ne peut pas en claquant des doigts augmenter d’un seul coup le taux d’élucidation, alors on crée ce sentiment, cette panique qui consiste à dire : « Vous vivez au Bronx, tous, votre vie est en permanence en danger, on va vous dépouiller, vous égorger... » Et donc, on met du bleu partout. Et pour justifier qu’il y a des hommes providentiels, des gouvernements providentiels, on interpelle. Ça rassure les gens et les esprits sont quand même bien préparés je trouve. Parce que je crois que quand je suis rentré dans la police c’était l’excès inverse, on ne pouvait pratiquement rien faire, même dans les cas très difficiles. Maintenant les gens sont près, à ma grande surprise, à accepter d’être fouillés, à être contrôlés, à mettre leurs mains partout, (allusion aux prises d’empreintes ADN) à être photographiés. Je suis assez scandalisé, entre le pas assez et le trop... là je crois qu’on est vraiment dans le trop, parce qu’avec les moyens actuels on ne pourra peut-être plus revenir en arrière, sur les fichages, l’atteinte aux libertés. Maintenant pour un vol à l’étalage on se retrouve avec un prélèvement ADN si on a été condamné. Tout individu condamné même pour quelque chose de minime, même une amende correctionnelle de principe, il a un casier et il est prélevé ADN, c’est une flétrissure.
Partie 3 : Mise au pas
Plusieurs lois vont modifier profondément le fonctionnement de la police. En 1995, notamment, une loi prévoit la fusion des corps entre gardiens de la paix et officiers de police judiciaire... Ce changement de statut va avoir de nombreuses répercussions...
Ex-officier de police : A la permanence de nuit, puisque j’ai travaillé trois ans sur un secteur à la nuit, on nous ramenait un délit supposé des fois, une tentative, on renvoyait les gardiens de la paix avec une annotation du rapport, et on faisait une main courante en mettant que le délit n’était pas spécialement établi ou que l’interpellation était peut-être douteuse, ou que le motif du contrôle n’était pas bon. L’officier de police judiciaire était une garantie parce que c’était presque une administration opposée. Je schématise mais c’était presque ça : la police judiciaire et de l’autre côté la police en tenue. Alors c’est vrai que c’était pas très souple, il y avait des guéguerres internes mais ça faisait une sorte de séparation des pouvoirs. Et quand il y a eu cette fusion (1995 : Loi d’orientation et de programmation sur la sécurité) d’un seul coup se sont retrouvés sous la même autorité les officiers de police judiciaire et les gardiens de la paix qui ramènent les affaires et maintenant si on ne « prend pas » il faut s’expliquer : pourquoi on n’a pas « pris » l’affaire ? Et l’idée qui court, c’est que si un officier de police judiciaire ne « prend pas » c’est qu’il ne veut pas travailler, on ne conçoit plus qu’il ne « prenne pas ». Et la deuxième chose rendue possible par cette réforme, ça a été l’accès à la qualité d’OPJ (Officier de Police Judiciaire) par les gardiens de la paix. Normalement l’OPJ, sa casquette c’est le magistrat et en tant qu’inspecteur ou officier il était sous tutelle administrative, en fait une double casquette. Mais après la fusion des corps, les gardiens de la paix ont eu progressivement accès à la qualité d’OPJ, il y avait une raison économique, ça coûtait moins cher, plus on transfère vers le bas, moins ça coûte cher, mais en même temps ça a permis d’écraser un peu plus l’autorité judiciaire sous la coup de l’autorité administrative. Un gardien de la paix obéira plus à son chef qu’à la loi, pour résumer.
Question : Qu’est-ce qui a changé pour les différents services ?
Ex-officier de police : Le service PJ de la préfecture de Police qui touchait au travail clandestin a disparu (...). Les services qui s’occupent des escroqueries et des infractions financières ont diminués ou n’ont pas augmenté, ce qui revient à une diminution parce que les infractions sont de plus en plus complexes maintenant avec les systèmes informatiques de transit de l’argent, les moyens technologiques de fraude, mais ça, ça n’intéresse pas.
Question : Quels sont les « services porteurs » ?
Ex-officier de police : Dans une école de police il faut aller en BAC. Celui qui ne dit pas qu’il veut aller en BAC il passe déjà pour un démotivé, il sortira de l’école mal placé. J’allais souvent à l’ENPP de Vincennes qui forme les futurs gardiens, le rêve c’est d’aller en BAC, déjà pour la tenue et puis pour éviter certaines contraintes. En BAC, dans leur jargon, ils disent : « Nous, on est des chasseurs, on n’est pas comme les autres, les autres c’est des soldats ». Avant il y avait une BAC ou deux, une BAC c’était exceptionnel. Maintenant il y a : la BAC Civile, la BAC de nuit, la BAC 75 qui couvre tout Paris, les BACs d’arrondissement, une BAC dans le Métro, Bac jour, BAC nuit, il y a des BACs partout. Et je peux dire en toute franchise que pendant trois années ou j’étais à la permanence de nuit à l’époque où il y avait encore la division police judiciaire et sécurité publique, je n’ai jamais vu les BACs ramener des crimes. Brigade Anti-Criminalité ça devrait être pour ramener des crimes, non, ils ramènent des délits au mieux, voir des contraventions. Quand ils sont en manque de crânes en fin de nuit, ils ramassent des contraventions. Moi j’ai vu des choses qui m’ont révolté : des BACs qui ramènent des vendeurs de poulbots ou de gri-gris à la sauvette. Alors ça ne sert à rien d’être BAC, d’être armé comme un playmobil pour ramener des vendeurs à la sauvette, c’est même l’argent du contribuable qui part en fumée. Il y a toute une nouvelle manière de concevoir le métier qui a été mise en place. Je pense qu’on est passé à autre chose, à une autre conception de la police. Déjà il y a les médias au sens large, qui donnent une image du policier qui se balade en gilet pare-balle avec une mitrailleuse tout le temps, le recrutement qui a changé. La police, il y a vingt ou trente ans, il y avait beaucoup de gens qui avaient fait autre chose qui venaient du monde du travail, maintenant c’est le concours externe qui prime, il y a beaucoup de jeunes qui sortent des lycées ou des facultés, même pour les gardiens de la paix, donc c’est leur premier boulot. Ils ont une image de la police qui est celle-là. Avant c’était plus peut-être pour gagner sa vie. Moi, j’ai connu des vieux gardiens, ils avaient été à l’usine, ils avaient été carreleurs, ils se sentaient encore en rapport avec le monde du travail. Maintenant, une fois qu’ils ont passé l’habit de lumière, certains, j’ai l’impression qu’ils ne sentent plus qu’ils sont dans la population. Certains, pas tous, là aussi je me garde de généraliser. Il y a une part de ce sentiment peut-être, on ne s’intéresse plus, on n’est plus dans la population, la population c’est autre chose. Alors qu’un policier c’est quand même avant tout un citoyen, c’est un homme, un père de famille, en dernier il est policier comme on est dans n’importe quel métier. Et là, on a l’impression des fois que ça prend le pas.
Question : La création de la Police Urbaine de Proximité a-t-elle apporté quelque chose ?
Ex-officier de police : Ça a été quelque chose qui a été détourné de son but et qui a été mal pensé, qui a été fait trop vite. Ils n’ont pas pensé aux conséquences qu’aurait l’unification des corps par exemple. Il y avait aussi des mesures économiques : il s’agissait de réduire les effectifs et ça a été fait. Parce que les effectifs ne sont pas en constante augmentation, c’est faux. Il y a eu les ADS, les vacataires et surtout on a pyramidé vers le bas, c’est-à-dire que l’encadrement s’est restreint. Il y a très peu de commissaires, de moins en moins d’officiers et il y a une très grosse base. Ça a permis de transférer les charges comme ça vers le bas, à effectif constant on arrive à dépenser moins et la PUP c’était aussi un de ces objectifs-là. Il y a pas mal de choses qu’on pourrait dire qui sortiraient du sujet mais qui permettent de comprendre comment on arrive à faire fonctionner un système en tenant les personnels. Les personnels sont tenus et je crois que c’est un des problèmes de base de la police, c’est d’être sorti du droit commun de la Fonction Publique. Je crois que c’est un des noeuds du problème, c’est essentiel. Il est plus dangereux à l’heure actuelle de désobéir à son chef qu’à la loi. Il vaut mieux faire une garde à vue illégale, que ne pas la faire alors que le chef a demandé des chiffres. Ça, c’est une certitude, et j’en ai des échos quasi quotidiens par des policiers que je continue à fréquenter. Ce n’est pas parce que j’ai quitté la Maison que je rejette tout le monde, je rejette le système qui à mon avis est en train de se pervertir comme il ne l’a jamais été, du moins à ma connaissance.
Partie 4 : Et la justice ?
Question : Quelle est l’action des politiques ?
Ex-officier de police : Il y a un effet de surenchère permanente, de langage de guerre, de reconquête, ce sont des mots qu’on entend : « pacification », « reconquête », « nettoyage », donc on est dans un langage d’occupation, de guerre, en permanence. Il y a toute une terminologie que je n’ai jamais entendue avant qu’on entend depuis quelques années. Maintenant, ils disent les crapauds quand ils parlent des interpellés, même dans les écoles de police : « Quand vous interpellez un crapaud, quand vous demandez les papiers au crapaud... » Alors là, les bras m’en tombent. Avant il y avait un argot policier qui était différent mais pas ce genre de terme : « crapaud », avec toute une image qui est derrière. « Crapaud » c’est le jeune, pas forcément bien conforme... Alors effectivement ils ne le sont pas tous, mais pour survolter des pans entiers de population il n’y a pas mieux que ce genre de terminologie. Je crois qu’on est dans une politique de maintien de l’ordre permanent, de régulation sociale par la police.
Question : Alors qu’il n’y a pas de désordre permanent...
Ex-officier de police : Non, on n’est pas en guerre. Il y a des problèmes mais il y en a dans tous les pays. Non, on ne vit pas à Disneyland, il y a des délits, mais ça ne devrait pas être traité comme ça. Il y a plein de faits qui viennent converger comme ça vers une politique qui place la sécurité, ou la pseudo-sécurité, au centre des choses. Moi je dis la « pseudo-sécurité » parce que si on est victime d’une infraction très grave, ça peut arriver à n’importe qui comme c’est toujours arrivé, je ne sais pas si le service sera mieux rendu qu’avant, je n’en suis pas du tout persuadé, parce que les services d’investigation ne sont pas plus forts qu’avant, même plutôt moins. Par contre, on a plus de chances de se faire interpeller pour une broutille, ça c’est une certitude.
Question : Quels nouveaux pouvoirs vont être donnés à la police ?
Ex-officier de police : On va passer à des possibilités de fouille et de perquisition qui sont plus grandes, des gardes à vue de six jours, pour le terrorisme on dira, oui, mais qu’est-ce qui dit qu’on n’accuse pas les gens de terrorisme pour avoir droit à des gardes à vue de six jours... et tout ça va être hors contrôle des juges alors que la magistrature a quand même un rôle d’équilibre. Entre eux ils ont déjà des contre-pouvoirs : la parquet, l’instruction, le siège - en théorie du moins parce que là aussi le ministre les a bien repris en main - mais toujours est-il qu’ils vont avoir de moins en moins de contrôle sur les services d’investigation, les services de police qui sont eux-mêmes poussés par leurs propres chefs : les commissaires, c’est eux qu’on retrouve dans les cabinets, et eux ils veulent supplanter le procureur, voir le juge d’instruction. L’autre jour, on m’a parlé d’un chef de service que je connais un peu et il a dit : « Les magistrats ils refusent de prendre nos interpellés, c’est de l’idéologie ». Non, ce n’est pas de l’idéologie, les affaires sont bâclées, c’est de la politique du chiffre, on interpelle à tout va. C’est la différence entre la pêche au chalut qui arrache les fonds et qui ne fait rien de bon, et la pêche à la ligne bien calculée, c’est n’importe quoi. On n’est pas à l’abri ici d’avoir une descente, on ramène quarante personnes et puis sur le tas, on essaie d’ « habiller » comme on dit dans le jargon, d’en « habiller » quatre ou cinq et hop ! ça fera quatre ou cinq gardes à vue, alors qu’il n’y a rien au départ. On n’est pas à l’abri de ce genre de chose maintenant, parce qu’il faut faire du chiffre. Et donc les magistrats avec la masse qui leur arrive, il faudra traiter : faut faire, il faut traiter. Ça n’est plus conçu comme une séparation des pouvoirs mais comme une division du travail, et c’est là que ça devient dangereux, sur le plan philosophique et de la sécurité et de la justice.
Question : Les magistrats subissent-ils des pressions dans ce sens ?
Ex-officier de police : A partir du moment où le ministre de l’Intérieur est tout-puissant, il n’a pas une autorité officielle et directe sur la Chancellerie, mais dans la pratique on a bien vu de quoi il retournait. Le ministre de l’Intérieur impulse la politique pénale en France, c’est une évidence. Il se prononce sur les cas des magistrats « défaillants » comme il dit, « fautifs », il réclame des sanctions. Moi je pense qu’il a un grand pied dans la Chancellerie déjà. Et il ne se fait pas tellement refouler par ses collègues. Parce que je pense que c’est une aubaine pour un gouvernement qui est confronté à autant de difficultés sociales. C’est très bien de focaliser les gens sur ce problème : l’Ennemi de l’intérieur. C’est une aubaine cette histoire de sécurité et les pressions évidemment sont politiques. Déjà, les procureurs n’ont pas l’indépendance des autres. Le procureur représente l’État, donc il représente le gouvernement qui lui même est aux commandes dans l’État. Donc, à partir de là, ils sont déjà bien plus ficelés. Puis les juges d’instruction sont tout de suite pointés du doigt quand ils ne vont pas dans le sens voulu. Maintenant, le ministre de l’Intérieur condamne directement, il dit : « Dans telle affaire, il est inadmissible que... », donc il se met à la place du juge d’instruction, il commente et même des ministres qui n’étaient pas des tendres ont été très largement... J’ai souvenir de déclarations de Poniatowski qui avaient fait scandale bien avant que je sois dans la police, parce que justement il s’était lancé dans des diatribes contre des magistrats et puis il avait réclamé une peine de mort à l’époque, je crois, alors on avait dit qu’il sortait de son rôle, ça avait quand même fait scandale à l’époque. Maintenant, je ne vois pas tellement la presse s’inquiéter de l’ingérence permanente de Sarkozy dans la Justice. Je trouve ça assez scandaleux.
Question : Et concernant des problèmes plus larges comme le fichage génétique.
Ex-officier de police : Au début c’était les délits sexuels, ça passait assez bien dans la population, parce qu’il y a eu des viols suivis de meurtre alors ça passait assez bien. On va garder ça pour l’exception, c’est ce qui a été annoncé. Et puis après, en catimini, ça a été étendu à toutes les condamnations même pour des délits mineurs : le port d’arme, genre opinel pas la kalachnikov, l’exhibition etc. Et on retrouve ces gens-là, ils sont convoqués avec impossibilité de s’y soustraire, parce que s’ils ne viennent pas ils risquent en plus une sanction pénale, le parquet est avisé, il y a un texte de loi là-dessus que je n’ai plus en tête... j’en ai traité quelques uns de ces dossiers. Ce qu’il y a c’est que c’est un fichage étendu à des délits tout à fait mineurs qui autrefois n’aurait pas eu lieu d’être et qui n’était pas prévu dans la loi initiale. Mais, comme je disais, on glisse vers toujours un peu plus de sévérité. Il y a une idéologie de la sévérité, il y a un aspect moral, transcendant derrière : il faut punir, il faut être sévère, les gens sont responsables de leurs actes, c’est presque... on vit dans une société laïque mais on a l’impression qu’il y a une sorte d’idéologie du châtiment, de la punition, de la rétribution, c’est quelque chose d’un peu gênant comme ça.
Partie 5 : Une omerta ?
Question : Y a-t-il des déçus dans la police ?
Ex-officier de police : Il y a quand même des déceptions mais toute tentative de dire la vérité est mise hors-la-loi. Même si on a raison, on est rejeté parce qu’on vient déranger un ordre établi, c’est comme ça. Il y a plusieurs cas. Je suis un de ceux qui s’en est le mieux sorti parce que j’ai réussi à sortir de là, mais il y a le cas d’Éric Blondin qui a dénoncé des violences. Et les violences elles sont liées à quoi ? Ce n’est pas parce que les policiers ont un chromosome qui les rend plus violents que les autres, c’est pas tellement ça. Je crois que la politique du chiffre, la multiplication des contrôles destinés à trouver des affaires bidons surexcite tout le monde, et tôt ou tard, sur la quantité, il y a beaucoup plus de risques de dérapage. En fait, on ne peut pas isoler les problèmes : politique tout court, politique du chiffre, dérapages qui s’ensuivent, répression interne à la police - ce que j’expliquais encore récemment à une réunion publique - qui empêche les policiers de s’exprimer et qui leur mène une vie d’enfer. On a vu l’affaire récente - qui en fait n’est pas unique, elle est sortie celle-là je ne sais pas pourquoi - c’est l’affaire Roland Gatti, ce policier de cinquante-deux ans, qui n’a rien à gagner ni à perdre, un simple délégué syndical dans sa région, pas un ponte du syndicalisme, et qui sur un mouvement humain de révolte sur les expulsions a voulu parler. Et il a été rejeté, les autres syndicats ne l’ont pas défendu ou l’ont fait très mollement. Il disait qu’il était inadmissible de « faire les fonds de tiroirs », d’aller « faire des familles entières pour faire du chiffre », qui sont expulsables ou qui ne le sont pas mais qu’on maintient dans des conditions terribles simplement pour alimenter les statistiques. Et donc c’est une affaire qui a fait pas mal de bruit puisque la presse nationale s’en est faite l’écho, et là il y a un petit mouvement de soutien qui s’est crée auquel je participe par le biais de Sud Intérieur qui m’a demandé de l’aider le cas échéant devant un tribunal administratif. Comme je ne suis plus dans la police, j’ai quand même une petite marge supplémentaire pour participer en tant que citoyen et dire des choses pour lesquelles j’ai été durement réprimé dans les trois dernières années. Puisque j’ai moi-même été privé d’avancement, déplacé à mon retour de syndicat, rétrogradé dans ma notation et mis dans un placard... déplacé et au sein de mon nouveau service mis dans un placard, et à la demande d’autres syndicats en plus qui estimaient que j’étais dangereux, moi, sale gauchiste, que je risquais de leur bloquer les avancements, donc ils ont négocié ma tête avec le chef de service. Il y a une chaleureuse ambiance et ça, c’est une réalité. Gatti, tout le monde lui tourne le dos, il paraît qu’il serait à moitié en dépression. Éric Blondin qui est assez connu, qui est d’ailleurs cité par Sud Intérieur et repris par Sud Éducation, cite plusieurs cas de policiers comme ça, et il est actuellement en position de harcèlement terrible, il est arrêté. Et ça, c’est un problème qui permet à l’administration d’empêcher la diffusion de l’information. Plus la répression anti-policier de l’intérieur est dure, plus il y a d’omerta, plus l’État est fort, parce qu’il peut discréditer, il peut dire : « Vous voyez, de l’intérieur, il ne se passe rien. » Personne ne va contester.
Question : Quels sont les moyens de pression ?
Ex-officier de police : Si la hiérarchie dit : il faut faire de la garde à vue, on fait de la garde à vue. Et même ceux qui ont raison, on leur reproche en fin d’année... on ne peut pas prendre tout de suite les officiers ou gardiens qui refusent – j’en connais, il y en a beaucoup plus qu’on ne croit – on ne peut pas les prendre tout de suite comme ça et les sanctionner, ce n’est pas possible directement, juridiquement, mais sur la notation, on marque qu’ils n’ont pas la « culture du résultat ». Un fonctionnaire de police vient de me montrer sa feuille de note récemment : « Doit faire sienne la culture du résultat », donc baisse d’un point et les conséquences très lourdes que ça a, puisque après c’est la non-proposition à l’avancement, c’est beaucoup de choses... Donc l’administration d’une part sanctionne, d’autre part, elle évite que les gens qui ne rentrent pas dans le système accèdent à des grades de décision même minimes, même chefs d’une unité ou d’un secteur, parce que d’un seul coup les statistiques s’en ressentiraient, ce n’est pas bon pour la carrière de ceux qui sont encore plus haut. Parce que chacun à son niveau est pendu au niveau carrière, au niveau mutation, parce que la police est sortie - c’est tout le noeud du problème - et sort de plus en plus du cadre de la Fonction Publique. C’est très très perceptible, sur deux décennies j’ai eu le temps de le voir. Le problème, c’est qu’avant il y avait des gardes-fous, on pouvait tenir, il avait des garanties. Tel flic ne plaît pas, il s’oppose, mais statutairement on ne peut pas le toucher, un peu comme un prof maintenant, peut-être plus pour longtemps. Après, avec l’abandon de ces garanties, on est une victime livrée en pâture. Un des collègue de Sud a été très emmerdé, il est passé par un tribunal administratif pour être nommé en grade, il y a eu des collègues très... d’ailleurs ils ont fait sortir un article sur internet intitulé : « Sans casque, ni bouclier, la répression... ». Et il cite trois cas dont le mien, Éric Blondin et un autre qui est à Sud et qui avait refusé de faire chauffeur d’une préfète (NB : Il s’agissait en fait de convoyer le fils d’une préfète). Son statut ne l’a pas protégé, il a été tout de suite mal vu. Il a dit : « C’est pas normal que les gens se fasse convoyer comme des seigneurs avec l’argent public, moi je refuse ». Et son statut ne l’a pas protégé. On l’a déplacé, on l’a mis dans un service bidon etc. Lui, c’est un chef de garage, donc il fait partie du personnel technique, mais ça fait partie de la même... Et Éric Blondin il dira la même chose que moi, il a dit : « Moi, ça ne m’empêche pas de croire à mon boulot mais en même temps de dénoncer quand il est mal fait ». Et il a effectivement dénoncé deux collègues. Enfin, il a dénoncé des faits, même pas des collègues : « Voilà il s’est passé ci et ça, des violences... ». Il a été mis à l’écart, les collègues ont été dressés contre lui. A une époque, on avait quand même des garanties, sauf une bêtise dûment constatée on avait quand même droit à une carrière, maintenant c’est fini, tout est dans les mains du chef et quand le chef n’est pas content, le subordonné n’a droit à rien. Il faut voir que dans la pyramide, il y a : le gardien de la paix, le brigadier, le brigadier-chef, le major, le lieutenant, le capitaine, le commandant, ensuite il y a les commissaires, ça va jusqu’à contrôleurs généraux, inspecteurs généraux. Il y a une pyramide énorme, donc c’est un système très très paralysant.