Les mouvements sociaux n’ouvrent aucune dynamique nouvelle. Les syndicats restent figés dans le corportisme et la défense des statuts. Les milieux militants s’enferment dans la spécialisation et les luttes sectorielles. Au contraire, il semble indispensable de réfléchir à des perspectives de lutte qui rassemblent la majorité des exploités.
En France, les nombreux mouvements sociaux débouchent sur des défaites. La lutte sociale se réduit souvent à un défilé syndical encadré et chronométré. Les débats politiques ne se penchent pas sur les problèmes de la vie quotidienne, réduits à de basses considérations pratiques. L’économie est traitée comme s’il s’agissait d’une réalité séparée des travailleurs, comme une loi naturelle. Le spectacle politique permet d’effacer la réalité sociale. L’impuissance et la dépolitisation semblent prédominer. Il semble important d’analyser cette période pour sortir de l’asphyxie et ouvrir de nouveaux horizons. Arnold Bernat propose ses réflexions dans le livre La défaite de la majorité.
Routine militante
La critique des mouvements sociaux adopte souvent une posture extérieure et surplombante. « Un professionnel de la carafe et du verre d’eau, un conférencier des "luttes sociales", n’est pas un travailleur qui défend son travail en perdant une journée de salaire, qui se bat contre une direction qui le menace, qui lutte en pratique contre ses conditions d’existence », clarifie Arnold Bernat. Le mouvement des Gilets jaunes, écrasé par la répression, a fait l’objet de nombreux commentaires déconnectés de la réalité des luttes sociales. La dépolitisation se traduit par l’indifférence des badauds qui côtoient une manifestation. La communication politique, avec des mots désincarnés, tourne à vide et entretient cette dépolitisation.
Le bilan de nos actions reste peu discuté et analysé. Le syndicalisme ne cesse de s’effondrer. Même dans l’éducation nationale, ancien bastion militant, peu de personnes sont syndiquées. Le plus souvent pour obtenir une mutation. Ces organisations ne tentent même plus de construire un véritable rapport de force structuré par un discours cohérent. « Un syndicalisme de thanatopracteurs qui s’efforce de donner une figure présentable à la mort du politique et à la défaite sociale qui va avec », ironise Arnold Bernat.
Les syndicalistes tiennent à affirmer qu’ils ne font pas de politique. Ils se contentent de discours vieillots sans proposer des moments de discussions pour réfléchir collectivement à une véritable stratégie de lutte. Ils cherchent à s’adapter plutôt que de porter une conflictualité sociale. « Le syndicalisme sans politique, c’est de la gestion, des habitudes de mobilisation qui ne dérangent absolument plus un pouvoir qui a muté dans sa forme, ses moyens et ses finalités », souligne Arnold Bernat.
Pendant le mouvement contre la réforme des retraites de l’hiver 2019, les enseignants se contentent du rassemblement rituel devant le rectorat. Les portes sont gardées par des camions de police. Pourtant, cette action semble bien pacifiste et routinière. Il est même possible de s’interroger sur sa réelle efficacité. La sono et le nombre de drapeaux ne semblent pas effrayer le ministère. Ces rassemblements réunissent toujours le même petit groupe de militants. Mais aucun ne se pose la question de l’impuissance et de la défaite. « Les slogans fatiguent car ils ne suffisent pas. Là où l’on attendrait une réponse politique, construite, structurée, cohérente, il faut se contenter de mots d’ordre faciles et de déambulations urbaines », déplore Arnold Bernat.
Les discours syndicaux semblent dépolitisés, abstraits et sans prise sur la réalité sociale et les problèmes concrets de la vie quotidienne. « Tant que nous barbotons dans des discours hors sol, insituables, qui ne visent aucune réalité, nous sommes laminés par le spectacle qui carbure à l’irréel. Lui seul peut se passer du verbe », observe Arnold Bernat. Les défilés syndicaux s’apparentent à des rituels inoffensifs. Pourtant, les mobilisations en France depuis 2016 montrent que ce qui ne dérange pas n’existe pas politiquement. Néanmoins, les problèmes sociaux, évoqués dans des tracts que personne ne lit, pourraient fédérer une majorité de la population.
Les syndicats favorisent l’encadrement et le cloisonnement plutôt que des discussions entre travailleurs de différents secteurs qui peuvent lutter contre les mêmes formes de management autoritaire. Les appareils syndicaux luttent avant tout pour leur survie et craignent un débordement. « Nous n’avons pas encore trouvé les formes de résistance adaptées aux nouvelles formes d’exploitation de l’Homme dans une situation de dépolitisation grandissante et d’invasion numérique tous azimuts », souligne Arnold Bernat.
Perspective majoritaire
Le mouvement des Gilets jaunes semble ouvrir de nouvelles perspectives. Il exprime une défiance à l’égard de la classe politique. Il développe une critique radicale de toutes les formes de représentation politique et de délégation. Les partis, les syndicats, les journalistes et toutes les médiations sont critiqués. Les Gilets jaunes s’apparentent à un véritable mouvement social par les liens tissés et la puissance de socialisation sur les péages et les ronds-points. Cependant, les Gilets jaunes se démarquent du mouvement social traditionnel, avec ses militants chevronnés.
« Cette attitude initiale a été confirmée par le fait que les nouveaux manifestants jaunes ont obtenus en quelques mois plus que les mobilisations de la gauche et de militants expérimentés », observe Laurent Jeanpierre. Les Gilets jaunes refusent les assignations et les étiquettes idéologiques pour rester majoritaires et ne pas s’associer à la marginalité des militants. Ce mouvement refuse la division et la fragmentation en chapelles insignifiantes qui jouent le jeu de la représentation politique.
Les mouvements sociaux ne parviennent pas à dessiner une perspective majoritaire. Ils sont fragmentés par les corporatismes, les différents statuts, les luttes spécialisées et minoritaires. Ainsi, la classe dirigeante peut imposer une politique néolibérale largement minoritaire tout en prétendant représenter la majorité silencieuse. Même les Gilets jaunes ne sont pas parvenus à créer des perspectives communes. Laclau et Mouffe exaltent la pluralité des sujets. Michel Foucault valorise l’émiettement postmoderne contre une majorité qui ne peut qu’imposer des normes aux diverses minorités. Cependant, ces approches ne permettent pas d’élaborer une véritable construction politique. La perspective majoritaire est abandonnée au profit d’un assemblage entre diverses minorités. Ce qui renforce l’isolement et l’impuissance.
Malgré la défaite, les braises des Gilets jaunes sont toujours actives. Ce mouvement peut apparaître comme un ferment sur lequel d’autres révoltes peuvent germer. Cependant, il semble indispensable d’en comprendre la logique pour en dresser un bilan critique. « Les amnésiques qui sautent d’une lutte à l’autre sans vouloir comprendre la logique n’ouvriront aucun avenir politique dans une situation qui nous oblige à beaucoup plus de sérieux et de rigueur analytique », insiste Arnold Bernat. Même si peu d’espaces et de volontés existent pour une telle réflexion.
Dans cette période de confusion et de dépolitisation, la clarification devient indispensable. Cette démarche doit s’élaborer collectivement. L’atomisation et la division débouchent au contraire vers la multiplication de groupuscules rivaux. « Le principe de minorité crée des micro-leaders de micro-partis de micro-stratégies qui préparent les maxi défaites », observe Arnold Bernat. Il semble également indispensable de porter un dépassement des luttes locales et sectorielles pour les relier à d’autres luttes dans un mouvement plus vaste. « Un lutte est forte politiquement quand elle est capable de se structurer à d’autres, de faire sens dans un ensemble plus vaste, de se dépasser elle-même. De s’autocritiquer aussi, sans excès de complaisance », souligne Arnold Bernat.
Limite des mouvements sociaux
Arnold Bernat propose de précieuses réflexions et observations sur les limites des mouvements sociaux. Professeur de philosophie, il s’appuie sur son expérience de lutte, notamment dans le secteur de l’Education nationale. Son livre clair et synthétique permet de dégager plusieurs problèmes qui traversent les mouvements sociaux en France. Arnold Bernat insiste sur le contexte de dépolitisation et de verbalisme creux qui caractérise cette période macroniste. Mais il évoque d’autres enjeux décisifs qui peuvent faire écho à d’autres expériences de lutte.
Arnold Bernat propose une bonne critique du syndicalisme et du militantisme. Les tracts et les slogans des manifestations se ressemblent depuis plus de 30 ans. Aucune originalité ni dynamique ne se dégage de ces manifestations interprofessionnelles. Ces rituels immuables se réduisent à des défilés encadrés et chronométrés. Les syndicats se contentent d’une défense de leur appareil. Les permanents visent avant tout à se maintenir en place, bien plus qu’à changer la société. Arnold Bernat n’a peut-être même pas vécu la grève des enseignants de 2003. Depuis, ce secteur empeste le défaitisme et la résignation. Ce qui rejaillit sur l’ensemble des organisations du mouvement social dont les cadres restent très souvent des enseignants.
Arnold Bernat propose également une bonne critique de l’émiettement postmoderne et du corporatisme. C’est même la thèse qui donne le titre de son livre. C’est également une observation qui relève de l’évidence, mais qui reste rarement soulevée. Les syndicats reposent sur le corporatisme. Ils s’organisent par branches et par professions distinctes, alors que l’exploitation et la dégradation des conditions de travail restent la réalité la mieux partagée. De plus, ils se contentent de défendre une fraction de plus en plus minoritaire du salariat. Les syndicats n’existent pas en dehors de la fonction publique et des grandes entreprises. Ces appareils ignorent les travailleurs précaires et les intérimaires.
Arnold Bernat vise également le milieu militant. Les activistes multiplient les collectifs spécialisés pour une cause bien précise. Ce qui ne permet pas d’adopter une approche globale. Surtout, ces collectifs s’enferment dans la marginalité et la minorité. Ils peuvent permettre de soulever des débats peu souvent questionnés. Mais il n’est pas possible de s’appuyer sur des collectifs spécialisés pour fédérer la majorité de la population. La convergence des luttes ou l’intersectionnalité se contentent d’additionner les collectifs et les minorités plutôt que de dessiner une perspective majoritaire.
Cependant, Arnold Bernat s’inscrit dans une tradition républicaine dont il est possible de pointer plusieurs limites. Il défend le travail sans s’interroger sur l’aliénation et l’exploitation. Certes, Arnold Bernat pointe bien la perte de sens des activités professionnelles. Mais il semble idéaliser une valeur travail qui n’a jamais existé en dehors d’une minorité, souvent bourgeoise, qui s’accorde le luxe de s’épanouir dans son activité professionnelle.
Ensuite, Arnold Bernat ne cesse de glorifier l’État et la fonction publique. Là encore, c’est l’évolution néolibérale qui est dénoncée, mais pas les fondements du capitalisme. Arnold Bernat estime que l’État reste un outil neutre dont il suffit de s’emparer pour transformer la société. Il ne perçoit pas que les institutions imposent leur logique propre qui consiste à défendre l’ordre existant et le pouvoir de la classe dirigeante.
Arnold Bernat se réfère même plusieurs fois à Lénine. Il reprend le refrain de l’avant-garde intellectuelle qui doit guider des masses aliénées et dépolitisées. La solution ne passe pas par la propagande d’un parti centralisé, mais davantage par l’action directe, l’auto-organisation et l’autonomie des luttes. Néanmoins, Arnold Bernat propose une démarche de réflexion collective pour décloisonner les luttes et dresser des bilans critiques des mouvements sociaux. Ce qui permet d’ouvrir de nouvelles perspectives pour sortir des éternelles impasses qui mènent à la défaite.