Poète, ancien membre du groupe Socialisme ou Barbarie, cosignataire avec Guy Debord des Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire (1960), et premier promoteur en France de la pensée libertaire de Murray Bookchin, Daniel Blanchard fait ici le récit de son parcours, au creux duquel se dévoilent quelques beaux portraits, le tableau critique de notre société, ainsi que la vision poétique d’une aventure personnelle et collective.
Se retournant sur le parcours de sa vie, Daniel Blanchard (né en 1934) interroge, autour de quelques rencontres capitales, les commencements sans fin, le point de cristallisation des passages du temps. Aussi bien de son temps – celui de juin 1944 – que celui d’une époque qui demeure largement encore, pour le meilleur et surtout le pire, la nôtre. La vie sur les crêtes nous fait voyager de la vallée de l’Ubaye, dans les Alpes du Sud, à la Guinée, au lendemain de son indépendance, en passant par Oaxaca insurgé, la Hongrie après le soulèvement de Budapest en 1956, les communautés contre-culturelles des montagnes du Vermont aux États-Unis et le Mai 68 parisien. Ce sont, en même temps que les étapes d’un parcours, autant d’expériences collectives de lutte, de surgissements du « sens du possible » qui sont ici éclairés de l’intérieur.
Livre de rencontres, d’amitiés – avec Guy Debord (1931-1994), Cornélius Castoriadis (1922-1997), Murray Bookchin (1921-2006), pour les plus connus, et auquel l’auteur rend hommage [1], sans pour autant gommer ses différends avec ceux-ci –, La vie sur les crêtes est aussi une réflexion critique sur une époque et sur notre société, ainsi que sur diverses tentatives révolutionnaires (que l’auteur a connu de près ou auxquelles il a participé), un essai écrit à la première personne, mais toujours amarré à des communautés électives, et un poème en prose.
C’est enfin le récit d’une aventure intellectuelle et poétique dont la participation, dans la seconde moitié des années 1950, à Socialisme ou Barbarie, a constitué l’un des événements fondateurs. Dans le prolongement de Crise des mots, également paru aux éditions Sandre (2013), Daniel Blanchard donne à voir, par le biais entre autres de quelques portraits attachants, d’esquisses de moments vécus en commun, la camaraderie, les discussions, le quotidien de la vie d’un groupe et d’une revue, profondément originaux, et qui se voulaient l’amorce d’une organisation révolutionnaire.
L’auteur parle d’une passion qui distinguait profondément Socialisme ou Barbarie des autres formations d’ultra-gauche ; la passion « de déceler, sous le carcan de l’exploitation et de l’oppression capitalistes, précisément cette activité, cette créativité spontanée, individuelle ou collective », la passion de mettre au jour cette capacité et cette autonomie, entravées par le fonctionnement des machines bureaucratique et capitaliste. Et qui allaient se révéler à grande échelle en Mai 68, alors que Daniel Blanchard et sa compagne, Helen Arnold, se joignent au Mouvement du 22 mars.
Ni nostalgique ni aigri, la force et la beauté de ce livre tiennent également à la fidélité qu’il met en avant. Fidélité non seulement à ces souvenirs de la vie passionnément libre de la résistance – résistance à laquelle son père a participé, et auxquels l’auteur, alors enfant, a été confronté –, mais aussi aux amis et à la femme aimée, ainsi qu’au sens du possible qui, s’il s’est considérablement rétracté avec le néolibéralisme – « destruction du réel », ramené aux proportions de la marchandise –, poursuit souterrainement son chemin, éclatant ici ou là, dans les révolutions arabes par exemple, et émergeant au ras des jours, dans cette expérience de « l’Imprimerie quotidienne » ou dans l’écriture de poèmes. La colère et le désespoir n’ont pas effacé « la confiance dans les ressources de l’amitié et de la solidarité pratique – à laquelle l’idée de révolution conférait une signification profonde et une portée universelle ».
Ce bel essai autobiographique est traversé des quelques images, mots et gestes de la résistance. Et illuminé – « lumineuse hantise » écrit-il –, au fil des pages, par la découverte de « l’intensité poignante de la liberté », où se confondent l’amitié, le combat désintoxiqué et comme dégagé de ses attributs virils, le cheminement harmonieux avec la nature – aussi abrupte et rude soit-elle – et la poésie partagée. Le commencement de la Révolution déjà-là comme devait l’affirmer l’un des résistants. À ce commencement, à cette veille exigeante du possible, Daniel Blanchard est resté toute sa vie attentif et fidèle, en leur donnant, dans ces livres comme dans son aventure quotidienne, toute sa charge poétique.
Frédéric Thomas