Deux ouvrages d’historiens s’intéressent à ce mythe révolutionnaire apparu en France à la fin du XIXe siècle qui irrigua les mouvements anarcho-syndicalistes.
Durant l’été 1882, de jeunes ouvriers de Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire), révoltés par la misère et le climat d’ordre moral qu’imposaient le patronat local et son alliée l’Eglise, décidèrent de passer à l’action. Réunis la nuit dans les bois ou chez les marchands de vin, ils prirent le nom de « bande noire » et multiplièrent les dynamitages. Ils incendièrent une chapelle, firent sauter des calvaires et des croix, s’en prirent aux domiciles des « maîtres mineurs » et adressèrent aux magistrats des lettres de menaces. Récusant le réformisme des chambres syndicales, ils furent ainsi les premiers à mettre en œuvre la « propagande par le fait » que des théoriciens anarchistes comme Kropotkine formulaient au même moment. C’est aussi à leur procès, en octobre 1882, que l’expression « Grand Soir » fut employée pour la première fois dans un sens politique. « On a saisi chez vous des lettres d’un agitateur vous recommandant d’être énergique, parce que le grand soir approchait. Que voulait dire cette phrase ? » interrogea le président Masson.
Convulsions. La formule, rapportée par le chroniqueur judiciaire du Figaro Albert Bataille, frappa les esprits. Elle s’imposa dès lors, jusqu’à constituer « un mot-clé de l’imaginaire anarchiste », voire un véritable mythe auquel s’est intéressée la jeune historienne Aurélie Carrier. L’expression n’allait pourtant pas de soi. La rhétorique révolutionnaire avait privilégié jusque-là une poétique diurne : on parlait du « Grand Jour », d’aube des temps nouveaux. Et la dimension religieuse de l’expression, avec son messianisme et ses relents de Jugement dernier, pouvait étonner sous la plume de militants « sans dieu ni maître ». Mais la prégnance du catholicisme était alors extrême, y compris chez ceux qui le récusaient. L’expression était également en phase avec l’imaginaire décadent qui marquait cette « fin de siècle ». L’heure était à « la société mourante », pensée comme un grand corps corrompu, traversée de spasmes, de convulsions et de « visions du monde crépusculaires ». Cette perspective catastrophiste enchantait les révolutionnaires. Nul doute à avoir, estimait Kropotkine en 1887, « la fin du siècle nous prépare une formidable révolution ». Il suffisait donc de la précipiter. D’où la force symbolique et apocalyptique du « Grand Soir » : son ciel noir ravagé par les flammes ravivait les souvenirs de la Commune et prenait parfois des accents fantastiques. Il nourrit donc un mythe puissant, qui suscita nombre de récits, de poèmes et d’images. La dimension eschatologique était évidente : la violence et le chaos destructeur allaient accélérer la marche du temps, enfanter un monde nouveau et régénérer l’humanité. « Bientôt, les ténèbres traversées de flammes du Grand Soir couvriront la Terre. Puis viendra l’aube de joie et de fraternité », écrit le poète Adolphe Retté en 1899. Ils sont alors nombreux à communier dans cette croyance qui tient du romantisme révolutionnaire et de l’élan millénariste. « Je croyais mystiquement au Grand Soir, à l’aube rouge », se souvint Camille Mauclair. Bernard Lazare, lui, célébra ce « soir libertaire, soir de justice », annonciateur d’un nouvel âge d’or, un temps de bonheur, de rédemption et de salut collectif.
L’anarcho-syndicalisme, alors en plein essor, se chargea de donner un contenu plus concret à cet imaginaire : l’instrument du Grand Soir, sa forme et son symbole, ce sera la grève générale, révolutionnaire et expropriatrice. Alternative à l’insurrection ou à la dynamite, elle s’imposa presque d’emblée comme le recours suprême. Emile Pouget, l’un de ses plus fervents partisans, y voyait « la réalisation pratique de l’anarchisme, sa seule chance historique ». A compter de la création de la CGT en 1895, elle se confondit de plus en plus avec le Grand Soir, suscitant l’anxiété grandissante des possédants.
Meneurs.
Ce moment, on crut d’ailleurs le vivre le 1er mai 1906. Les journées du 1er mai inquiétaient depuis quelques années, mais l’intense mobilisation de 1906, centrée sur la journée de huit heures, attisa ces frayeurs. « Serait-ce cette fois-ci le crépuscule du Grand Soir ? » s’interroge l’Intransigeant. Certains bourgeois apeurés mirent leurs économies à l’abri, d’autres firent des provisions. « L’échéance du massacre approche, les prodromes de la convulsion horrible qui va bouleverser la société », écrit Gaston Dru dans l’Echo de Paris, où débute une grande série : « La Révolution qui vient ». Un vent de panique souffla sur le pays, que l’on imaginait aux mains d’une horde de pillards et d’incendiaires. Le chansonnier libertaire Antonin Louis railla dans la Grande Frousse l’affolement des nantis. Lorsqu’on se réveilla au « matin du grand soir », le préfet de police Louis Lépine avait cru bon de mobiliser 28 000 hommes de troupe supplémentaires pour mettre Paris en « état de petit siège » ; il fit arrêter plusieurs meneurs, dont le syndicaliste Pierre Monatte, et investir les principaux lieux stratégiques. Pourtant, en dépit de plus de 200 000 grévistes, de quelques échauffourées et d’omnibus renversés, il n’y eut pas de « Grand Soir » le 1er mai 1906, pas plus d’ailleurs que lors des suivants. Des débats vifs traversaient le syndicalisme, qui remit peu à peu en cause la stratégie de la grève générale. Certains militants entendaient fonder la révolution sur des critères plus rationnels, tandis que d’autres optaient pour l’individualisme. Le mythe du Grand Soir s’estompa peu à peu, et avec lui cette grande rêverie anarchiste qui avait pris corps à la fin du XIXe siècle. L’expression elle-même allait bientôt se perdre. D’où l’importance d’en revenir aux mots, et aux imaginaires qu’ils commandent, pour éclairer la vie des hommes et des femmes du passé.
Dominique Kalifa