Le 6 août 1936, le peintre, sculpteur, professeur et journaliste Ramón Acín Aquilué fut arrêté à Huesca par les troupes rebelles dirigées par le général Franco. Acín était un personnage très important en Aragon en raison de sa carrière en tant que pédagogue, en tant qu’artiste et de son engagement syndical dans la CNT, la Confédération nationale du travail.
Il se cachait dans sa maison lorsque Huesca a été prise par les rebelles. Les fascistes sont allés chez lui pour l’arrêter et ont maltraité sa femme, Concepción [1] Monrás. Dans ces circonstances, Ramón Acín sortit de sa cachette, fut arrêté et fusillé le même jour au pied d’un mur du cimetière de Huesca. Dans le registre des décès, Ramón Acín est enregistré en tant qu’individu « tué dans les combats de la guerre civile ». Quelques jours plus tard, sa femme a été exécutée de la même manière.
Une jeunesse rebelle et créative
Ramón Acín naquit à Huesca en 1888. Son père, Santos Acín, était un ingénieur agricole qui lui trouva un professeur de dessin alors que le petit Ramón n’avait que dix ans. Le fait d’être le fils d’une famille aisée permit au jeune Ramón d’étudier dans une Espagne ravagée par l’analphabétisme.
Bien qu’il ait entamé des études de sciences chimiques, en réalité, il se consacra à ce qui était sa grande passion : la peinture. Il commença bientôt à collaborer avec la presse locale et établit ses premiers contacts avec le mouvement ouvrier. Au lycée de Huesca, il se lia d’amitié avec Felipe Alaiz qui devint plus tard son biographe. Ce dernier était l’un des rédacteurs de La Idea (« L’Idée »), un journal anarchiste.
À Madrid, à partir de 1910, Acín mena une vie de bohème. Après avoir reçu une bourse du Conseil provincial de Huesca, quelques mois plus tard, il alterna ses séjours dans la capitale avec des séjours à Tolède. Avant de devenir professeur de dessin temporaire à l’École normale de Huesca, il rencontra Federico García Lorca. Influencé par un de ses bons amis, Ángel Samblancat, un militant républicain et écrivain très connu à l’époque, Acín s’installa à Barcelone où il commença à collaborer avec la presse catalane, réalisant des caricatures et critiquant de manière sarcastique la guerre du Maroc.
L’art et l’éducation au service de la révolution
Les anarchistes espagnols appelaient l’anarchisme la idea depuis que l’Italien Giuseppe Fanelli, envoyé par Bakounine lui-même, rencontra, à Madrid en 1868, un groupe d’internationalistes espagnols. La raison pour laquelle la idea a pris racine comme elle l’a fait en Espagne est un mystère, car aucun des premiers amis de l’Internationale en Espagne ne parlait italien et Fanelli ne connaissait pas du tout l’espagnol. Mais ce qui est certain, c’est que la idea a fait souche en Espagne, comme elle l’a fait dans l’Ukraine de Nestor Makhno.
L’engagement de Ramón Acín dans le mouvement anarchiste remonte à 1913, lorsqu’il commença à publier dans les revues La Idea, La Ira (« La Colère »), puis d’autres publications anarchistes comme Solidaridad Obrera (« Solidarité ouvrière »), Lucha Social (« Lutte sociale »), ainsi que le quotidien El Diario de Huesca (« Le Journal de Huesca »).
Dans sa trajectoire pédagogique, il s’inspira de deux modèles éducatifs : l’Institution libre de l’enseignement fondée à Madrid à la fin du XIXe siècle et L’École moderne fondée à Barcelone en 1901 par Ferrer i Guàrdia, un libre-penseur, un franc-maçon et un anarchiste non-violent. L’École moderne promut l’éducation libertaire fondée sur le modèle de l’école mixte et laïque, en contact avec le réel, et orientée vers le respect et l’épanouissement de l’individu dans un contexte d’autonomie et d’éducation à la solidarité. Il intégra ensuite à son enseignement les apports du Français Célestin Freinet aux moyens de l’expression libre et l’imprimerie sérigraphique au sein de l’école.
Acín mettait au premier plan ses préoccupations sociales et il s’engagea très tôt dans la CNT en collaborant avec la presse syndicale. Il participa en tant que délégué à l’important deuxième congrès de la confédération syndicale qui se tint à Madrid en 1919. Il se mobilisa ensuite pour défendre les prisonniers anarchistes nombreux en Aragon et dans toute l’Espagne. Le mouvement ouvrier espagnol était à l’époque anarchosyndicaliste. Rappelons qu’au début de la guerre civile, la CNT comptait plus d’un million de militants.
Installé à Huesca au début des années 1920, Ramón Acín s’y fit un nom en raison de son œuvre artistique et de son engagement politique et syndical. En 1922, il réalisa son premier relief en argile, un buste de l’écrivain, journaliste et juriste Luis López Allué. En octobre de la même année, il ouvrit bénévolement une académie de dessin à son domicile afin d’enseigner aux travailleurs le dessin, la peinture et la sculpture.
Acín fut emprisonné pour la première fois en 1924, après avoir publié un article Por indulto y por humanidad (« Pour le pardon et pour l’humanité ») dans lequel il demandait la liberté pour son ami, l’écrivain et caricaturiste Juan Bautista Acher, condamné à mort par la dictature de Miguel Primo de Rivera.
À sa sortie de prison, il s’exila à Paris. Un exil forcé pour les anarchistes qui s’opposaient à la dictature. Lors de différents séjours à Barcelone, Madrid et en 1926 à Paris, Ramón Acín se mit en contact avec les avant-gardes européennes. Le modernisme, le surréalisme, le cubisme et le futurisme stimulèrent sa curiosité artistique et son besoin de liberté créatrice. Il rencontra des créateurs tels que Juan Gris, Picasso, Federico García Lorca et Luis Buñuel. Acín participa à plusieurs grandes expositions à Madrid et Barcelone, sans jamais dévier de son engagement politique en tant que « grain de sable », comme il aimait le dire, au cœur d’une tempête révolutionnaire « qui va tout emporter », dans une Espagne rétrograde, ankylosée et injuste envers les plus humbles. C’est ce qu’il écrit en juin 1931, à Madrid où il était délégué du Haut-Aragon au congrès de la CNT et où il exposa ses œuvres à l’Ateneo (« l’Athénée ») culturel.
Ramón Acín était un artiste brillant avec d’extraordinaires qualités humaines, une figure essentielle du monde culturel et politique des années 1920 et 1930. Ses œuvres présentent un intérêt particulier en raison de son engagement idéologique et de son intention clairement avant-gardiste.
L’artiste, sa muse et le cinéaste
En Aragon, Acín resta un enseignant, un artiste et un militant anarchiste très actif. À cette époque, en 1924, il avait déjà épousé Concepción Monras qui donna naissance à sa première fille, Katia, et peu après à la deuxième, Sol.
L’histoire d’amour et de mort de Ramón Acín et Concha Monrás est l’une des plus belles, des plus émouvantes et des plus terribles histoires liées à la guerre civile. Concha était la compagne et la muse d’Acín. Dans une des lettres qu’il adressa à sa bien-aimée, il écrivit : « Tu seras toujours la consolation de mon affliction et la cause de ma joie. »
La personnalité de Concha était très affirmée : elle était une femme libre, jouait au tennis, du piano (on dit qu’elle jouait très bien Mozart et Chopin) et parlait l’espéranto. Ils se marièrent en janvier 1923, bien que leur relation ait commencé cinq ans plus tôt, ils ont vécu ensemble pendant treize ans.
Malgré son engagement syndical et politique, Ramón Acín est devenu un sculpteur et un peintre de premier plan, et nombre de ses œuvres ont commencé à se multiplier. Lors de ses voyages à l’étranger, il rencontra les intellectuels et les artistes les plus importants de son époque et se lia d’amitié avec le cinéaste Luis Buñuel.
En 1928, Acín réalisa l’une de ses œuvres les plus connues. La Fuente de las Pajaritas (« La Fontaine des cocottes en papier ») pour la ville de Huesca. À cette époque, Acín était en contact avec toute l’opposition à la dictature de Primo de Rivera et à la monarchie d’Alfonso XIII, il participa au soulèvement manqué de Jaca [2]. Le rôle de Ramón Acín était d’organiser, avec la CNT, une grève générale à Huesca pour accompagner le soulèvement. L’échec de l’insurrection l’obligea à s’exiler de nouveau à la fin de 1930. Avec la proclamation de la République, il retourna en Espagne et participa à diverses initiatives de la CNT, dont le troisième congrès de Madrid en 1931.
Son amitié avec Buñuel fit de lui le protagoniste d’une anecdote qui entra dans l’histoire du cinéma espagnol. Ami du grand cinéaste, il lui promit que s’il gagnait à la loterie, il financerait le tournage du film Las Hurdes, tierra sin pan (« Les Hurdes, terre sans pain »), l’impressionnant documentaire que Luis Buñuel consacra à l’Estrémadure, la région la plus déprimée et la plus pauvre d’Espagne. Pour Buñuel, le film devait provoquer un choc pour contribuer à améliorer le sort d’une population rurale oubliée de tous. La toute jeune République aux mains des républicains et des socialistes y vit une critique de sa politique sociale et censura le film qui ne sortit à Paris qu’en 1937.
Par un hasard totalement surréaliste, le jackpot de Noël, en 1932, revint à Ramón Acín. Suite au scandale de la projection de son film L’âge d’or à Paris en 1930, Luis Buñuel se retrouva totalement déprimé et désargenté. Le ticket gagnant de Ramón Acín changea le cours des choses et permit à Buñuel de réaliser le film Las Hurdes, tierra sin pan et de retrouver foi en son incroyable talent.
La répression et la mort de Ramón et Concha Acín
À cette époque, l’activité et l’action d’Acín sur le plan politique et culturel étaient très importantes. En tant qu’anarchiste et militant de la CNT, il devint l’une des références du mouvement ouvrier en Aragon.
Dans les années qui suivirent, à partir de l’avènement de la Seconde République, Acín subit d’autres emprisonnements. La République qui, en 1936, après le coup d’État militaire du général Franco, trouva dans le mouvement anarchiste son premier défenseur ne tarda pas à réprimer ses sauveurs. Notre artiste fut une première fois emprisonné en mars 1932 pour s’être solidarisé avec les grèves ouvrières qui se développaient dans toute l’Espagne, puis il fut incarcéré en juillet et décembre 1933, « dans le cadre des campagnes d’intimidation contre la CNT de Huesca » [1]
En 1933, Manuel Azaña, le président du Conseil des ministres de l’époque, ordonna la répression des militants de la CNT du village de Casas Viejas, en Andalousie, en donnant un ordre : « Ni blessés ni prisonniers, tirez-leur dans le ventre ! » C’est ainsi que la République, qui se voulait une République de travailleurs, a traité les anarchistes, en les assassinant. Toujours sous la République, en 1934, aux Asturies, le gouvernement envoya la Légion sous le commandement du général Franco qui écrasa une insurrection ouvrière faisant plus de 3 000 morts.
À Huesca, lorsque le coup d’État contre la République a eu lieu en juillet 1936, Acín se rendit en tant que représentant de la CNT auprès du gouverneur civil pour demander des armes pour le peuple afin de défendre Huesca contre les militaires factieux. Les autorités de la ville, qui craignaient plus les anarchistes que l’armée, refusèrent. Le gouverneur assura à Ramón Acín que tout était sous contrôle. Quelques heures plus tard, les franquistes prirent Huesca et la répression commença contre les anarchistes et les défenseurs de la République.
Acín se cacha dans sa maison, chaque jour, ils recevaient lui et Concha la visite de membres du camp nationaliste, en particulier des phalangistes. Nuit après nuit, Ramón Acín devait supporter que sa femme soit insultée et maltraitée. Le 6 août, il ne supporta plus et il se rendit. Ramón fut abattu durant la nuit contre un mur du cimetière de Huesca. Concha fut exécutée sans pitié le 23 août dans ce même cimetière.
« C’était un homme bon »
Les témoignages de ceux qui ont approché Ramón Acín parlent d’une même voix : « C’était un homme bon. » Sa façon d’être se reflète dans différentes anecdotes telles que celle du jackpot de Noël 1932, qui bénéficia tant à l’œuvre de Luis Buñuel.
Une autre image emblématique de son art était une cage avec un petit oiseau en papier à l’intérieur. Un jour, on lui offrit un oiseau en cage, pour être cohérent avec sa passion pour la liberté, Acín décida de libérer l’oiseau et de le remplacer par une cocotte en papier. Il milita toute sa vie pour le respect des animaux et de la nature au nom de la vie.
La catastrophique guerre coloniale du Rif et son injuste conscription dont seuls les riches pouvaient être exemptés, la dure répression du soulèvement populaire anti-belliciste lors de la « Semaine tragique » de Barcelone en 1909 et la Guerre de 14-18 confortèrent son antimilitarisme et son rejet de toute forme de violence.
En 1923, il écrivit : « Nul ne peut condamner ni exécuter une personne, ni au nom de la loi, ni au nom de rien. » Le récent assassinat du dirigeant de la CNT Salvador Seguí par les pistoleros, le bras armé du patronat catalan, lui fit prendre conscience de la nécessité de s’opposer au terrorisme et à toute forme de violence.
« Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme », écrivait l’humaniste Sébastien Castellion, dans son Traité des hérétiques. Il protestait ainsi contre le supplice de Miguel Servet, un médecin, un astrologue, un géographe aragonais condamné à mort pour avoir mis en cause le dogme de la Trinité dans un livre publié en 1531. Catholiques et protestants y voyaient alors une menace pour les fondements du christianisme. Stefan Zweig et Albert Camus reprirent plus tard dans leurs ouvrages cette citation de Sébastien Castellion.
Selon leurs proches, la maison de famille des Acín respirait l’anarchisme et la liberté, ils étaient des êtres sociaux, combatifs, imprégnés de la pensée libertaire et déterminés dans l’action révolutionnaire.
Ses idées, son engagement et sa façon de comprendre la vie ont fait de Ramón Acín un exemple pour des générations entières de jeunes rebelles. Sous la Seconde République, alors qu’il était incarcéré, en raison de son soutien aux grèves ouvrières qui se développaient dans toute l’Espagne, il écrivit une lettre émouvante à ses filles Sol et Katia : « ... Ceux d’entre nous qui sont en prison ont été amenés ici parce que nous voulons que les enfants et leurs parents et tout le monde vivent plus heureux et mieux et passent l’été dans des endroits magnifiques qu’aujourd’hui seuls ceux qui ont de l’argent peuvent voir et cela ne devrait pas être le cas et beaucoup d’entre nous ont protesté et Galán a été tué. » [3]
L’œuvre picturale de Katia Acín (1923-2004), l’aînée de Conchita Monrás et de Ramón Acín, montre l’horreur à laquelle elle dut faire face à l’âge de 13 ans quand son père, puis sa mère, Concha Monrás furent assassinés. Les jours qui suivirent l’assassinat de ses parents, Katia fut dépouillée de son nom et contrainte de répondre au prénom catholique d’Ana María. Celui qu’on appela « le Lorca aragonais » était un grand cultivateur d’amitié. Bien qu’il ait côtoyé Lorca, Buñuel et d’autres personnalités de l’époque, il s’est toujours vanté que son meilleur ami était Juan Arnalda, un cordonnier anarchiste de Huesca.
En juillet 1936, il se cacha avec Arnalda dans la maison de la rue Cortes, dans l’alcôve derrière une armoire. Fatigué d’entendre les phalangistes torturer sa femme pour obtenir des informations sur le lieu où il se cachait, Acín décida de se rendre. Auparavant, il dessina une moustache à Juan Arnalda pour qu’il puisse s’échapper avec la complicité de la nuit. Arnalda est mort en exil en France en 1977.
Dans le cimetière de Huesca, le 23 août 2019, quatre-vingts ans, jour pour jour, après l’exécution de Concha Monrás avec 94 autres opposants au coup d’État du général Franco, dont une majorité d’anarchistes, un monument a été inauguré à la mémoire des victimes du fascisme.
La Petite bibliothèque des tireurs d’oubli de Marseille vient de publier un livre intitulé En hommage à Ramón Acín. Il est composé d’un texte de présentation de Felip Équy, une biographie chronologique réalisée par Emilio Casanova de la Fondation Ramón et Katia Acín ainsi que deux textes de Ramón qu’ils ont traduits. À ma connaissance, il s’agit du premier ouvrage consacré en France à Ramón Acín.
Daniel Pinós
Article publié dans le n° 12 de la revue Chroniques Noir & Rouge de mars 2023