Il n’y a pas à proprement parler de « religion » dans l’univers culturel chinois, du moins tel qu’on l’entend en Occident. On a plutôt l’impression de se trouver face à une constellation de philosophies et de pratiques plutôt qu’à des confessions. Cette « grande civilisation qui a laissé très tôt de côté la notion de » Dieu « , la tenant progressivement pour inutile. » [1]
Selon le philosophe sinisant François Jullien : « « Les Chinois ne sont pas religieux parce qu’ils sont philosophes et leur philosophie a toujours beaucoup plus à voir avec l’éthique d’origine sociale qu’avec une transcendance, un dieu révélé. Pour le taoïsme philosophique, la règle d’or est le non-agir, en liaison avec la spontanéité directement émergente de la nature. Il faut respecter la nature et suivre la voie du Tao. Pour Confucius, la base de la culture est constituée par la société dont la famille et le clan sont les pivots et l’emportent sur les personnes. L’ordre social est complètement étayé sur l’ordre cosmique. La société est un ensemble de subordinations structurelles à l’image de la Nature, où la Terre est totalement assujettie au Ciel. »
Le fait religieux dans l’univers culturel chinois se caractérise donc par deux faits essentiels : d’une part le pluralisme, où le syncrétisme et le mélange sont courants rendant les contours des ensembles religieux flous ; d’autre part comme toute philosophie a des conséquences politiques, une surveillance très attentive de la part de l’Etat. Cette surveillance ne date pas de l’actuel régime communiste. L’Etat en Chine exerce depuis le début de l’empire (IIIe siècle av. J.-C.) un contrôle attentif sur les groupes susceptibles de constituer une menace pour le pouvoir et la société, met au pas les sectes trop actives, et au contraire appuie son pouvoir sur les préceptes Confucéens d’Ordre et d’Autorité.
Ainsi la notion de blasphème en Chine n’est pas tant tournée contre la religion ou l’adoration d’un dieu ou d’une idole, que contre un ensemble de valeurs culturelles qui sous-tendent l’organisation sociale et politique de la société.
L’histoire de la Chine est inséparable de celle des révoltes et révolutions qui ont ponctué son histoire plurimillénaire. La période moderne de cette histoire commence à la fin du XIXème siècle, avec l’apparition de mouvements révolutionnaires qui veulent en finir avec le système impérial et son immobilisme basé sur le carcan confucianiste. En 1906-07, de premiers groupes d’étudiants chinois sont envoyés faire leurs études au Japon, à Tokyo, et en France, à Paris. Là, dans l’effervescence intellectuelle et politique de cette époque, ils rencontrent des groupes anarchistes et décident de fonder leurs propres groupes pour porter en Chine la torche de la Révolution. A la croisée de différentes influences, ces groupes élaborent des approches multiples de l’anarchisme qui – loin d’être un simple « copié/collé » d’une « pensée politique occidentale » – relève d’une production idéologique singulière combinant emprunts à la culture chinoise et perspective universaliste.
Les groupes anarchistes chinois de Paris et de Tokyo étaient unanimes dans leur condamnation du confucianisme et dans leur volonté de transformer la société. Tandis que le mouvement anarchiste européen revendiquait une transformation sociale, les anarchistes chinois accordaient une importance principale à la révolte pour abolir l’ancienne culture. Ils déclarèrent la guerre totale à la culture confucianiste, qu’ils voyaient comme une forme de contrôle social assez analogue au christianisme occidental dans sa pénétration hégémonique de la société et sa proscription des normes sociales. Chu MinYi, un des membres du groupe de Paris, écrivit : « Les chinois semblent être les plus fidèles adorateurs des choses anciennes, tant et si bien que leur esprit a été complètement enchaîné par les coutumes et qu’ainsi ils sont devenus esclaves des anciens ».
De retour en chine dans les années 1910, cet accent porté sur la transformation culturelle radicale sera propagé dans les cercles anarchistes alors en plein essor et même adoptée en pratique par tous les éléments révolutionnaires et radicaux chinois. Dans le « Manifeste de la Société Anarcho-Communiste » écrit par Liu Shifu (劉師復) en 1914, on peut lire que l’objectif des anarchistes est de : « créer une société sans propriétaires fonciers, sans chefs de famille, sans dirigeants, sans police, sans cours de justice, sans loi, sans mariage, sans religion ».
Les groupes anarchistes initient une véritable révolution culturelle, qui se concrétisera dix ans plus tard, en 1915, avec l’apparition du Mouvement de la nouvelle culture (新文化运动). Cette année-là, en effet, de jeunes intellectuels lancent une revue dont le titre en chinois 新青年 (Nouvelle jeunesse) – sous-titré en français « La Jeunesse » – est un défi à la tradition chinoise. On y exalte tout ce qui est neuf dans une rage iconoclaste et blasphématoire.
Le Mouvement de la Nouvelle Culture, souvent sous l’influence du programme anarchiste, défend l’émancipation féminine, l’égalité entre les sexes et même l’amour libre ! C’est une attaque contre la famille traditionnelle, contre la morale confucéenne et ses manifestations dans la société chinoise : mariage arrangé, concubinage, suicide des femmes au nom de la morale …
Le Mouvement de la Nouvelle culture n’était pas un mouvement anarchiste, mais sa glorification de la science et son mépris extrême du confucianisme et de la culture traditionnelle n’étaient qu’une extension des critiques du groupe anarchiste de Paris. La prolifération des pensées anarchistes pendant cette période peut être perçue comme une preuve de l’influence que les anarchistes avaient sur le mouvement.
Le principal animateur de la revue Nouvelle jeunesse, Chen Dúxiù (陈独秀) est un lettré, issu d’une bonne famille du bas Yang-tsé ayant renoncé à des études classiques. Maîtrisant le français, puis séjournant au Japon, il admire la Révolution française et déteste l’héritage culturel chinois. A la célèbre formule de Confucius : « A quinze ans, je m’appliquais à l’étude de la sagesse ; à trente ans je marchais d’un pas ferme dans le chemin de la vertu ; à quarante ans, j’avais l’intelligence parfaitement éclairée ; à cinquante ans, je connaissais les lois de la Providence ; à soixante ans, je comprenais sans avoir besoin d’y réfléchir tout ce que mon oreille entendait ; à soixante-dix ans, en suivant les désirs de mon cœur, je ne transgressais aucune règle », il fait une réponse brutale et cinglante : « soit un éloge de la vieillesse et de la soumission ! » Chen Dúxiù appelle, au contraire, à la rébellion, au rejet de tout ce qui est vieux et bon à rien. En lutte contre les conservateurs, il écrit à leur propos :
« Ils ont accusé ce magazine de se proposer de détruire le Confucianisme, le code des rites, la quintessence nationale, la chasteté des femmes, la morale traditionnelle. Nous acceptons ces accusations, mais nous ne plaidons pas coupable. Nous avons commis ces crimes pour la seule raison que nous défendions Monsieur Démocratie et Monsieur Science. Pour prendre la défense de Monsieur Démocratie, nous étions obligés de lutter contre le Confucianisme, les rites, la chasteté des femmes, la morale traditionnelle et la politique à l’ancienne mode ; pour prendre la défense de Monsieur Science nous étions obligés de nous en prendre aux arts et à la religion traditionnels ». Le blasphème est nécessaire et même revendiqué pour secouer la veille société chinoise empesée sous ses millénaires figés.
Le rejet de la tradition s’immisce aussi dans le langage : le Mouvement proclame une « révolution dans la littérature chinoise », abandonne le chinois littéraire au profit du baihua, la langue parlée, afin de rendre la littérature accessible à tous. Les plus radicaux envisagent même la suppression pure et simple du chinois et son remplacement par l’Esperanto !
Rétrospectivement, on peut comparer ce mouvement avec le XVIIIe siècle européen, comme un « mouvement des Lumières » chinois, qui met en avant les idéaux de Science et Démocratie. Pour l’éminent historien Yu Ying-Shish il existe des ressemblances entre l’iconoclasme du Quatre Mai et l’esprit critique des Lumières, « démolisseur de croyances et de vérités établies des Philosophes« .
Ce rejet pur et simple de la culture traditionnelle chinoise va aboutir au Mouvement du Quatre-Mai (五四運動. L’étincelle qui va mettre le feu à la plaine, c’est le 4 mai 1919, la manifestation de 3000 étudiants pékinois contre la décision prise en faveur du Japon par le Traité de Versailles à propos de la « Question du Shandong ». Arrivés devant la maison de Cao Rulin, diplomate de haut rang connu pour ses sentiments pro-japonais, ils scandent d’abord des slogans hostiles, puis sous l’impulsion de l’anarchiste Kuang Husheng (匡互生) pénètrent à l’intérieur et y mettent le feu.
Ce sacrilège, acte de défi envers le pouvoir de la jeune République chinoise, va s’accompagner d’une série de grèves et de boycotts anti-japonais à travers tout le pays qui vont durer plusieurs semaines et ouvrir la voie à une période d’agitation révolutionnaire qui va culminer en 1927. C’est le premier mouvement politique de masse, et l’avènement d’une jeunesse intellectuelle engagée. Des centaines de publications vont fleurir et si le changement social en sera le thème central, c’est en termes anarchistes qu’il s’exprimera la plupart du temps. Le rôle de l’écrit, notamment par le biais des journaux et revue, dans la propagation de ce tourbillon d’idées est fondamental. Dans les écrits les paroles sont directes, crues parfois, et rien ne semble résister à la rage blasphématoire qui s’exprime.
Les anarchistes sont en phase avec ce mouvement de la jeunesse, qu’ils avaient anticipé et initié dix ans avant. La nouvelle génération anarchiste née de ces évènements se distingue par la généralisation de la réflexion sur les structures oppressives et répressives de la société. Elle s’attaque à toutes les formes d’autorité : « ce que nous voulons dire par « autorité » n’est pas seulement le militarisme de l’Allemagne ou de l’Autriche, ou le « surhomme » de Nietzsche, mais aussi les politiques, la religion, la loi, et le capitalisme, tout ce qui empêche la réalisation du bonheur et de la liberté dans nos sociétés » écrit Huang Lingshuang. Avec le Mouvement du 4 mai, c’est en fait une véritable entreprise de liquidation, qui ne s’attaque plus seulement comme lors de la Révolution républicaine de 1911 à l’Empire mandchou chancelant mais au support idéologique de la société chinoise, à son système de pensée et d’organisation sociale pluriséculaire.
Toutefois ce mouvement concerne surtout les élites intellectuelles urbaines. Plus de 95% des Chinois, illettrés pour beaucoup, n’y participent pas. La « révolution littéraire » repose sur les seuls écrivains et publicistes essentiellement pékinois. Ce mouvement fut donc essentiellement une révolution « par le haut ».
Dans les années 1920, la propagande anti-religieuse bat son plein. Le jeune Parti Communiste Chinois, créé en 1921 avec l’aide des anarchistes qui n’avaient pas encore perçu le poison mortel que représentaient les bolcheviques, initie en 1922 une campagne « anti-chrétienne » avec l’aide matérielle du Kominterm (l’Internationale communiste). Pour les Communistes, il s’agit de faire dévier la lutte pour la Nouvelle Culture et qui attaquait et rejetait toutes les religions comme superstitions, vers une lutte nationale, avec des relents xénophobes. Le christianisme est le seul ciblé et il n’est pas tant attaqué comme aliénation religieuse que comme corps étranger à la culture nationale chinoise. On voit que le vers et dans le fruit, et cela finira en 1934 avec le rétablissement par Mao des valeurs traditionnelles chinoises, dans le Yan’an, pour en fait assoir son pouvoir.
Si les anarchistes chinois ont mené l’opposition au christianisme dès le début du 20e siècle, Li Shizeng, un des fondateurs du groupe de Paris, a clairement indiqué qu’il s’opposait non seulement au christianisme mais à toute religion en tant que telle. Lorsqu’il devient président du Mouvement anti-chrétien (非 基督教 运动) de 1922, il déclare à la Ligue des athées de Pékin : « La religion est intrinsèquement vieille et corrompue : l’histoire l’a dépassée » et demande « Pourquoi sommes-nous au vingtième siècle … débattant même de ce non-sens des âges primitifs ? … Comme le disent souvent les érudits occidentaux, « la science et la religion avancent et reculent en proportion inverse »… La moralité est le pouvoir naturel de la bonté. La morale religieuse, par contre, fonctionne réellement par récompenses et punitions ; c’est le contraire de la vraie moralité … La nature fondamentale de toutes les créatures vivantes, y compris la race humaine, non seulement nourrit l’intérêt personnel, mais se déploie également comme support du groupe. C’est la racine de la moralité. »
Li était l’un des rares intellectuels influents à avoir une formation scientifiques et non littéraire comme la plupart des autres membres du mouvement de la Nouvelle Culture. Il utilisa la science pour attaquer la religion en tant que superstition, conformément à l’opposition anarchiste à la religion. Mais il précisa que parce qu’il se sentait cosmopolite en tant qu’anarchiste, il ne s’opposait pas au christianisme parce qu’il était d’origine étrangère, mais il s’opposait à toute religion en tant que telle :
Les marxistes finirent par supplanter les anarchistes en Chine comme partout dans le monde. Si l’approche rebelle et iconoclaste des anarchistes avait permis de faire sauter des verrous idéologiques et psychologiques, très vite le mouvement révolutionnaire avait été rattrapé par un désir d’Ordre [2] qui ne s’accommodait plus avec des pratiques blasphématoires.
Néanmoins l’esprit de liberté anarchiste avait été fécond, et c’est de lui qu’était né le germe radical de la Révolution Chinoise, celui du « rajeunissement » de la Chine. Le Parti Communiste s’accaparera cette idée [3], et construisit son mythe d’organisation d’avant-garde seule capable de régénérer la Chine, mythe qui perdure aujourd’hui encore : lors de son intronisation comme secrétaire du Parti Communiste Chinois en 2012, Xi Jinping a déclaré que le « rêve chinois », le slogan qui définit sa politique, est « le grand rajeunissement de la nation Chinoise », processus dont il pronostiqué l’aboutissement en 2049, pour le centenaire de la prise du pouvoir par les Communistes. Dans ce plan, il est impensable que le Parti reconnaisse que les anarchistes aient pu être les enfants terribles de cette Nouvelle Jeunesse. Aussi, l’étude de l’historiographie officielle récente est significative à cet égard. Dans le Musée national, place Tien An Men, l’équivalent du Louvre pour les Français, toute une aile du musée est consacrée à « la route du rajeunissement » : elle présente l’histoire récente de la Chine depuis le début de la Première guerre de l’opium (1839) jusqu’à aujourd’hui, mettant en scène selon un déterminisme historique implacable (et caricatural) comment le Parti mène la nation sur cette route, et qu’il ne peut en être autrement.
Lors de la réouverture de cette galerie en 2011, une assez grande vitrine était encore consacrée au mouvement anarchiste, à sa contribution à la Nouvelle Culture et au 4 Mai et – bien entendu – à sa défaite idéologique dans les années 20 face aux marxistes- léninistes. Toutefois, lors de la rénovation de la galerie, après l’arrivée au pouvoir de Xi, cette partie fut réduite à la portion congrue avec juste une petite mention que les anarchistes avaient été balayés, sans s’étendre sur leur rôle dans le mouvement de la Nouvelle culture et encore moins dans les évènements du 4 mai.
Car comme le signe Francis Deron dans Le Monde [4] :
« (…) Au-delà du patriotisme, le mouvement du 4 mai exalte la science et la démocratie, présentées comme la condition du renouveau national. Cette flambée iconoclaste aura un double prolongement – marxiste et libertaire [5] – qui rend aujourd’hui sa commémoration pour le moins délicate. En prenant parti de célébrer le souvenir de cette irruption de la modernité en Chine, le régime se condamne à en tronçonner le message : oui au patriotisme et au scientisme, non à la démocratie. Cette récupération de l’événement à son profit est d’autant plus stratégique que le mouvement de Tian An Men de mai-juin 1989 était aussi riche de résonances du 4 mai 1919 : soif d’apprendre de l’Occident et, surtout, explosion de juvénisme. Il faudra donc éviter le péril du déraillement de la mémoire. Il faudra démontrer que le 4 mai 1919 (renouveau) appartient au 1er octobre (communisme) et non au printemps de 1989 (démocratie). Cette course à la propriété intellectuelle autour de ce triple anniversaire (1919 – 1949 – 1989) a de quoi donner le tournis, mais elle est capitale dans l’exercice de manipulation des symboles par lequel le régime cherche à ressourcer sa légitimité. ». 100 ans après le 4 mai, la pensée anarchiste reste blasphématoire en Chine …
无名 (Wúmíng)