Voici la traduction d’un texte initialement paru en anglais. Il nous a paru important de le traduire pour une audience francophone vu le nombre important de nos camarades français-es qui ont pu assister aux deux événements dont il sera question ici.
Ce mois de juillet j’ai réussi à me rendre à deux grands festivals anarchistes : la Foire du Livre Anarchiste des Balkans (Balkan Anarchist Bookfair ou BAB) et Anarchie 2023 à Saint-Imier. Le premier événement a pu attirer des centaines de militant-es venant majoritairement des Balkans et de l’Europe de l’Ouest, tandis qu’au festival suisse il y avait plus de personnes venant de l’extérieur de l’UE.
Comme beaucoup de choses s’y sont passées, je voudrais partager mon expérience personnelle ainsi qu’une critique de ces événements depuis un point de vue des participant-es. Pendant la foire du livre et à Saint-Imier j’ai eu beaucoup de contacts avec des camarades du Bélarus, de la Russie et de l’Ukraine pour rassembler plus d’informations et chercher à comprendre comment les événements se sont déroulés. Le texte sera entièrement dédié à la manière dont ces deux événements ont couvert la guerre en Ukraine et la situation au Bélarus.
Foire du Livre Anarchiste des Balkans 2023
Commençons par une brève introduction. La BAB est organisée par les différentes parties du réseau anarchiste des Balkans. L’endroit de la foire aux livres change constamment entre plusieurs pays : l’année dernière elle a eu lieu à Cluj en Roumanie, cette année à Ljubljana en Slovénie.
En fonction de la région des Balkans et de la période à laquelle elle se tient, elle peut attirer des gens très différents des points de vue à la fois politique et géographique. Par exemple, la proximité de Ljubljana avec les destinations touristiques de l’Europe centrale et avec les pays germanophones a attiré à cet événement beaucoup d’anarchistes en vacances et de militant-es germanophones. Cela a certainement influencé les discussions qui ont pu avoir lieu durant la foire, parfois de manière positive, parfois de manière négative, en amenant tout le bagage des milieux militants de l’Europe de l’Ouest dans les Balkans.
Depuis le tout début, la position des organisateur-ices de la BAB sur la guerre était très claire : iels ont assimilé l’anti-militarisme à une position défaitiste appliquée à l’invasion de l’Ukraine. Cet anti-militarisme a pris beaucoup d’espace au sein du programme avec « l’événement principal » le samedi s’intitulant « les anarchistes des Balkans contre la guerre » (la plupart des discussions de la BAB partageaient leurs créneaux avec d’autres événements qui se tenaient en parallèle, tandis que celui-ci était le seul du programme à occuper le créneau du 16 à 18h).
C’est difficile à dire qu’il y avait quelque chose de nouveau dans cette discussion. Des affirmations abstraites sur à quel point les guerres sont mauvaises ont été faites publiquement, alors même qu’il n’y avait personne en face qui allait défendre la guerre. Et même si l’événement était censé être théorique, il y avait certainement des personnes qui avaient des choses à dire à propos de la guerre en Ukraine. Par exemple, un-e militant-e serbe a appelé à mettre fin aux sanctions contre la Russie et a décrit le soulèvement du Maïdan en 2014 comme étant un coup. La même personne avait été aperçue sur une image ensemble avec l’extrême-droite serbe sous le drapeau impérial russe (sa déclaration peut être lu en entier ici). L’événement s’est terminé sans qu’il y ait pu y avoir une seule remarque de la part des personnes dans l’audience (et il a ensuite été déplacé à l’extérieur du bâtiment principal de la BAB pour une discussion informelle).
L’ambiance générale n’était pas à la discussion libre : les camarades organisant l’événement n’étaient même pas intéressé-es par les réflexions des personnes qui y ont assisté, car iels savaient dès le début tout ce qu’il y avait à savoir sur la guerre et sur comment celle-ci affecte la société.
C’est très intéressant que certain-es camarades des Balkans évoquent les guerres yougoslaves à chaque fois que la situation en Ukraine est mentionnée. En même temps, iels ignorent le fait que chaque guerre a une structure qui lui est propre, elle a aussi ses propres raisons ainsi que la situation des personnes ordinaires qui s’y trouvent embarquées. Après 17 mois de guerre à grande échelle en Ukraine, certains groupes anarchistes n’arrivent toujours pas à comprendre qu’il y a plusieurs façons de s’y opposer. Des patriotes Z en Russie qui crient vouloir mettre fin à la guerre et s’opposent à l’envoi de plus de troupes aux travailleur-euses ukrainien-nes qui se portent volontaires pour chasser l’envahisseur russe de chez elleux. Déposer les armes et mourir dans le grenier après avoir été torturé-e par l’armée ou la police politique russe est seulement l’une des directions qu’on peut prendre en tant qu’anarchiste.
Curieusement, il n’y avait que trop peu (voire pas du tout) d’ukrainien-nes aux conversations au sujet de la guerre. En fait, pendant les premiers jours de la foire courraient la rumeur comme quoi les Collectifs de Solidarité avaient eu l’info qu’il n’y avait pas de place pour eux au sein de l’événement (ce qui a par la suite été confirmé par certain-es camarades). Ceci ressemble à une approche systématique au sein des cercles qui appellent à cesser la livraison d’armes à l’Ukraine et défendent un soi-disant « défaitisme ». Tout en insistant sur leur savoir unique issu de leur expérience au sein des guerres des Balkans, les anarchistes dénient cette même expérience unique aux camarades ukrainien-nes et préférent ne pas écouter ce qu’iels auraient à dire dans une discussion sur la guerre et le militarisme.
En général, la question de la guerre en Ukraine était présente de manière implicite dans plusieurs parties du programme. Même la présentation par l’Anarchist Black Cross Bélarus, qui comprenait une petite parenthèse sur l’invasion de l’Ukraine, a déclenché plus de discussions sur la guerre que sur la répression des camarades ou encore sur la crise politique dans le pays.
Il est étonnant de voir autant de gens voulant parler de cette question, mais aussi peu de personnes s’emparer de l’organisation des événements pour le faire vraiment (et non pas simplement dans des débats théoriques autour de l’anti-militarisme que la plupart des anarchistes soutiennent).
Pour être honnête, j’étais ravi de quitter la BAB. J’avais eu beaucoup d’interactions bizarres : des camarades que je n’avais pas croisé-es depuis pas mal d’années qui faisaient comme si iels ne me connaissaient pas aux personnes qui voulaient m’expliquer le monde en ignorant les faits objectifs non seulement liés à la guerre, mais aussi à plein d’autres sujets. Le seul aspect positif de cet événement pour moi était de voir que, malgré certaines positions des organisateur-ices, il y avait encore beaucoup de gens qui exprimaient une solidarité forte avec les habitant-es du Bélarus et de l’Ukraine.
Saint-Imier
Si les rencontres à Ljubljana étaient déroutantes, le rassemblement des milliers d’anarchistes à St Imier était assommant. Avec plus de 400 ateliers/présentations/discussions, c’était facile d’y habiter des mondes très différents. De l’anarchisme individualiste aux luttes sociales partout dans le monde.
Un-e camarade a plaisanté au début des rencontres qu’iel avait réussi à composer un programme entier qui comprenait seulement l’étirement, le yoga, les séances de « self-care » et les concerts le soir.
La réalité était très différente, car la plupart des événements étaient complètement remplis. Malheureusement, c’était mon impression principale de cet événement : arriver à une présentation/atelier juste pour se rendre compte qu’il n’y restait plus de place. Sachant que le programme était auto-organisé avec très peu de contributions de la part des organisateur-ices, il y avait beaucoup d’excellentes présentations et de discussions qui pouvaient satisfaire la curiosité des militant-es venant de tous les différents endroits du globe.
Il y avait quelques événements déroutants à propos de la COVID-19 et quelques autres sujets, mais le niveau général du cringe était gérable. Après tout, le mouvement anarchiste attire des gens des profils sociaux et économiques très différents. Les raisons pour lesquelles ces gens-là prennent part au mouvement varient aussi beaucoup selon les régions.
Le sujet le plus compliqué pour moi et pour nombre d’autres camarades était encore une fois la guerre en Ukraine. Avant l’événement, j’ai entendu que les camarades d’Ukraine et du Bélarus galéraient à trouver un bon créneau et un endroit adapté pour organiser des discussions sur la guerre. Les camarades avaient dû fournir des efforts supplémentaires pour que celles-ci puissent avoir lieu. Depuis j’ai appris que certaines personnes dans les cercles d’orga cherchaient activement à empêcher les voix des européens de l’est d’être entendues par une grande audience. Heureusement, il y avait assez de personnes dans l’orga qui, en bataillant un peu, ont réussi à réserver des grandes salles au moins pour une partie de ces événements.
Si la discussion sur le Bélarus n’a pas déclenché autant de commentaires sur la guerre cette fois-ci, il y avait plusieurs événements où des plus petits groupes de personnes ont cherché à saboter toute conversation en criant. Les arguments des crieur-euses étaient toujours les mêmes, et iels n’étaient pas intéressé-es d’écouter quoi que ce soit qui était dit avant ou après leurs tentatives de perturber la discussion.
La table-ronde de plusieurs collectifs ABC et de la Zone de Solidarité dans le grand hall a concentré sur elle toutes les différentes tactiques de sabotage cherchant à empêcher les personnes de l’Ukraine/du Bélarus/de la Russie de s’exprimer. En commençant par un petit groupe d’allemand-es qui voulait mettre en avant leurs affiches anti-militaristes à côté du stand des Collectifs de Solidarité pendant l’événement (ce qui a provoqué un conflit avec certain-es camarades ukrainien-nes non pas à cause de l’anti-militarisme, mais à cause du type d’anti-militarisme que ces gens-là soutenaient) et en terminant par les gens qui criaient sur les participant-es à la table-ronde dans leur propre langue sans aucune traduction. Le moment le plus dérangeant et déchirant était sans aucun doute celui où au moins un-e soi-disant anarchiste a rigolé pendant la minute de silence en souvenir des camarades et d’autres personnes qui ont péri à cause de l’agression impérialiste russe. Je ne suis pas sûr qu’il existe un autre mouvement politique dans le monde qui peut tolérer autant d’ignorance et d’arrogance. Même dans cette situation-là aucune violence n’a été utilisée contre cette personne par les camarades ukrainien-nes, bélarusses ou russes.
En étant au milieu de certaines discussions sur la guerre, j’ai remarqué à quel point les gens faisaient peu d’efforts pour comprendre la situation. Leur approche ainsi que leur absence de solidarité avait sans doute été décidée dès les premiers jours de l’invasion (sans mentionner que certain-es croyaient au mythe de la junte nazie au pouvoir en Ukraine depuis 2014). Les textes du XIXe s. qu’elles lisaient avaient l’air de définir ce qu’elles faisaient dans la réalité du XXIe s. Et il ne s’agissait pas des principes au coeur de l’anarchisme, tels que la solidarité, l’égalité ou la liberté, mais d’un texte quelconque analysant les guerres du passé, qui servaient d’approche universelle aux guerres contemporaines.
Ces jours-ci, parler du militarisme au sein des cercles anarchistes semble être un moyen caché de dénier toute solidarité au peuple ukrainien. Et c’est arrivé à la fois pendant la BAB et à Saint-Imier. On observe certain-es anarchistes qui ignorent les appels à soutenir leurs camarades, leur préférant des citations depuis une perspective théorique plus élevée. Il n’est pas clair comment traiter les personnes qui nient les risques du nettoyage ethnique en mettant en avant leurs propres idées flottant dans les nuages.
Avec la catastrophe écologique se déployant devant nos yeux, nous anticipons un avenir rempli de guerre et de conflits. Et si, en tant qu’anarchistes, nous ne trouvons aucune réponse à apporter aux défis à venir qui vont tourmenter l’humanité sur plusieurs générations, alors nous disparaîtront dans l’histoire sans possibilité de changement réel. De même que les anarchistes du XIXe et du XXe ss., nous devons nous rappeler que le chemin vers la libération implique un apprentissage constant de notre part.
En ce qui concerne les camarades qui intervenaient sur le sujet, la plupart des interventions étaient excellentes et continuaient à répondre aux questions venant des horizons différents, y compris du camp anti-militariste. Le sujet de l’invasion était beaucoup plus présent lors de cet événement qu’à la BAB, et on pouvait voir combien de gens suivaient encore activement la guerre en Ukraine et cherchaient à faire de leur mieux pour soutenir celleux qui se battaient par différents moyens possibles contre le projet impérialiste russe.
L’été 2023 a pu montrer que le mouvement anarchiste est toujours en crise. Certain-es prétendent qu’après la COVID-19 et pendant la guerre en Ukraine on peut continuer à travailler comme d’habitude. D’autres ont perdu la foi dans la lutte et ont dérivé vers la vie citoyenne, probablement en espérant décrocher quelques années de paix avant que le système global commence à tomber en morceaux.
Néanmoins, il y aussi des gens qui poursuivent la lutte malgré les défis, cherchant à résister à la guerre, aux crises économiques, au désastre écologique et à la répression de l’État. Du Chili au Bélarus, du Chiapas aux Philippines, des milliers et des milliers de personnes portent toujours la flamme de la révolution et de la liberté dans leurs cœurs, et aussi longtemps que ces gens-là continuent à se battre, l’anarchisme vivra.
août 18, 2023
papillon2nuit