Le 24 juin 1894, le président de la République Sadi Carnot vient à Lyon visiter l’Exposition Internationale qui se tient au parc de la Tête d’Or et sur le « quai des Enfoirés ». Le soir, après un banquet à la Bourse de Commerce qu’il préside, la foule, massée sur la rue de la Ré entre la place des Cordeliers et la place de la Bourse, attend sa sortie avant qu’il ne se dirige vers le Grand-Théâtre...
Santo Caserio, un commis boulanger à Sète, ayant pris depuis la veille plusieurs trains jusqu’à Vienne, puis ayant fait le voyage à pied de Vienne à Lyon, a réussi, une fois arrivé aux Cordeliers, à se faufiler dans la foule tout près d’un candélabre bec-de-gaz de la Bourse de Commerce...
A la barre, et pour l’Almanach de Myrelingue, il nous donne lui-même le récit de ce qu’il a fait à Lyon ce soir-là.
L’attentat
« On venait de dire qu’il était 9 heures 5, tout le monde commençait à s’agiter. Il n’avait passé qu’une seule voiture fermée, arrivant au grand trot de l’Opéra à la Bourse pour repartir aussitôt en sens inverse. Enfin on a entendu la Marseillaise. Tout d’abord ont passé vite, pour assurer la liberté de la voie sur la rue de la République, quatre cavaliers de la garde républicaine. Puis il est venu à tout petits pas des militaires à cheval par peletons de cinq files de quatre ou à peu près. Après la première troupe, un cavalier tout seul tenait sa trompette sans en jouer. Puis un second peleton comme le premier. Enfin la calèche découverte du président de la République, dont les chevaux avaient leur tête à trois pas environ de l’arrière du dernier peleton.
Au moment où les derniers cavaliers de l’escorte passaient en face de moi, j’ai ouvert mon veston. Le poignard était, la poignée en haut, dans l’unique poche, du côté droit, à l’intérieur sur la poitrine. Je l’ai saisi de la main gauche et d’un seul mouvement, bousculant les deux jeunes gens placés devant moi, reprenant le manche de la main droite et faisant de la gauche glisser le fourreau qui est tombé à terre sur la chaussée, je me suis dirigé vivement mais sans bondir, tout droit au président, en suivant une ligne un peu oblique, en sens contraire du mouvement de la voiture.
J’ai sauté sur le marche-pieds et appuyé la main gauche sur le rebord de la voiture, et j’ai d’un seul coup porté légèrement de haut en bas, la paume de la main en arrière, les doigts en dessous, plongé mon poignard jusqu’à la garde dans la poitrine du président. J’ai laissé le poignard dans la plaie et il restait au manche un morceau de papier journal.
En portant le coup, j’ai crié, fort ou non, je ne puis le dire : “Vive la Révolution”. Le coup porté, je me suis d’abord rejeté vivement en arrière ; puis voyant qu’on ne m’arrêtait pas instantanément et que personne ne semblait avoir compris ce que j’avais fait, je me suis mis à courir en avant de la voiture et en passant à côté des chevaux du président, j’ai crié “vive l’anarchie”, cri que les gardiens de la paix ont bien entendu. Puis j’ai passé devant les chevaux du président, et derrière l’escorte, me dirigeant sur la gauche obliquement pour tâcher de pénétrer dans la foule et de disparaître. Des femmes et des hommes ont refusé de me laisser passer, puis on a crié derrière : “Arrêtez-le”. Un gendarme, du nom de Nicolas Pietri, m’a mis la main au collet par derrière, et j’ai été aussitôt saisi par une vingtaine d’autres. »
Pourquoi ce geste ?
Le lendemain, la veuve de Sadi Carnot reçoit une photographie de Ravachol, expédiée par Caserio, avec ces simples mots : "Il est bien vengé".
En effet, Ravachol, de son vrai nom François Koenigstein, un teinturier de 33 ans, est guillotiné à Montbrison le 11 juillet 1892 à la suite d’une série de délits et de crimes. Ravachol déclare lors de son procès : « Voilà pourquoi j’ai commis les actes que l’on me reproche et qui ne sont que la conséquence logique de l’état barbare d’une société qui ne fait qu’augmenter le nombre de ses victimes par la rigueur de ses lois qui sévissent contre les effets sans jamais toucher aux causes. »
Avant son exil en France, Caserio avait fait de la prison en Italie simplement pour avoir distribué des tracts anti-militaristes. Le contexte du moment est important. En effet, peu de temps avant que Caserio poignarde au foie le président de la République française, les gouvernements successifs, afin d’effrayer le petit peuple, n’ont alors de cesse de "criminaliser" l’opposition sociale, les militants anti-autoritaires. Entre 1892 et 1894, ce sont plus de 400 anarchistes qui sont arrêtés par la police.
C’est la période où l’assemblée vote les « lois scélérates », destinées à réprimer l’activité anarchiste, après qu’Auguste Vaillant ait lancé une bombe, le 9 décembre 1893, dans la tribune politique de la chambre des députés, pour protester contre la politique répressive du gouvernement Casimir-Perier. Quelques députés sont blessés. Auguste Vaillant, enfant de la balle, qui exerça vingt métiers, fut condamné à mort et guillotiné le 3 février 1894. Sadi Carnot avait refusé de le grâcier, tout comme il avait refusé de grâcier Emile Henry, anarchiste aussi, guillotiné le 21 mai 1894. Avant de mourir, Vaillant s’écrie : "Vive l’Anarchie, ma mort sera vengée !"
La mort du président
Le président Sadi Carnot, touché en plein foie, a rapidement été transporté agonisant à la préfecture du Rhône. Il y est mort trois heures plus tard, dans la nuit. C’est là que de nombreux mèdecins et spécialistes lyonnais se sont disputés l’honneur d’être présents lors de l’autopsie, pratiquée dans la fébrilité, pour sonder la plaie et constater le double sectionnement de la veine porte : Alexandre Lacassagne, Henry Coutagne, Antonin Poncet, Louis Ollier, Jean Lépine, Fleury Rebatel, Michel Gangolphe, Léon Fabre. Même Alexis Carrel, qui avait à peine 21 ans, a tout fait pour se faufiler et assister à l’agonie du président à la préfecture : on sait ce qu’il advint, un apologiste d’un racisme et d’un fascisme scientifique.
La mort de Sadi Carnot produisit une immense émotion dans le pays et fit la "une" de tous les suppléments illustrés. Cela donna lieu à un commerce important de portraits, reproductions, biographies, spectres du président défunt, et même de complaintes. A Lyon, des scènes de racisme vis à vis des Italiens se produisirent, Caserio étant Italien, et notamment le consulat d’Italie, rue de la Barre, ainsi que des commerces dont le nom avait une consonnance italienne ont été stupidement pris à partie. Le Maire de Lyon, le docteur Gailleton a dû intervenir pour les faire cesser.
Le corps fut ramené à Paris pour des funérailles solennelles à Notre-Dame. Le président fut inhumé au Panthéon le 1er juillet 1894 à côté de son grand-père Lazare Carnot.
A Lyon, dans le quartier des Cordeliers, une rue porte désormais le nom du président Carnot. Avant qu’elle ne soit déplacée dans les jardins de la préfecture, et comme on aime bien inverser les choses à Lyon, sa statue trônait sur la place de la République, tandis qu’on sait que la statue de la République se trouve sur la place Carnot, qui honore son grand-père...
François Marie Sadi Carnot est né à Limoges le 11 août 1837, et mort à Lyon le 25 juin 1894. Il est le fils d’Hippolyte Carnot (ministre de l’instruction publique en 1848), le petit-fils de Lazare Carnot (le Grand Carnot,"organisateur de la victoire" en 1793), neveu de l’autre Sadi Carnot (le physicien, inventeur de la thermodynamique). Il fut Député, Ministre, et Président de la République française de 1887 à 1894.
Ancien élève de l’École Polytechnique, créée par son grand-père, il entra à l’École des Ponts et Chaussées dont il sortira major en 1863. D’abord secrétaire adjoint au Conseil supérieur des Ponts-et-Chaussées, puis il fut nommé ingénieur en chef de la Haute-Savoie, où il conçoit et fait construire vers 1874, le fameux système de régulation de la sortie des eaux du lac d’Annecy, communément appelé « les vannes du Thiou ». Joyau technique et architectural, elles ont permis de remonter le niveau du lac (2.759 hectares) de 20 cm afin d’assurer aux usines un débit constant toute l’année, et 16 jours supplémentaires de débit à l’étiage.
Préfet de la Seine-Inférieure après la chute du Second Empire et élu député de la Côte d’Or en 1871, sous-secrétaire d’État aux Travaux Publics puis Ministre des Travaux Publics, il devient Ministre des Finances en 1886.
Suite à la démission de Jules Grévy, mis en cause dans le scandale des décorations, Sadi Carnot fut élu Président de la République le 3 décembre 1887. Le début de son mandat fut marqué par l’agitation boulangiste (il signa le décret mettant à la retraite d’office le Général Boulanger), par le ralliement de nombreux catholiques au régime républicain (1890) et les scandales de Panama (1892). Sadi Carnot prit l’habitude de multiplier les voyages dans les régions pour étudier les problèmes locaux. A l’Elysée, il accepta de poursuivre la tradition de l’effacement du pouvoir présidentiel tout en usant de son rôle d’arbitre.
Le gouvernement de Casimir-Perier venait de faire voter les "lois scélérates" visant à réprimer l’agitation syndicale et anarchiste quand Carnot fut assassiné. La mort de Sadi Carnot entraina le vote de lois encore plus répressives pour écraser le mouvement anarchiste et toute forme de contestation du pouvoir.
Fils d’un batelier qui est décédé quand il était encore enfant, Santo Geronimo Caserio est né le 8 septembre 1873 à Motta-Visconti, en Lombardie, Italie, au sein d’une famille rurale très nombreuse. Ne voulant pa être à la charge de sa mère, qu’il aime beaucoup, il part à Milan, où il est apprenti boulanger dès 12 ans. Il dut quitter sa famille très tôt, tout en restant étroitement en contact.
Il devient anarchiste à une période où ces idées sont en accroissement en Italie, comme lors du procès de Rome, qui a lieu après l’arrestation de 200 personnes considérées comme anarchistes suite à la manif du 1er mai 1891. Santo crée même à Milan un petit groupe anarchiste "A pe" (c’est-à-dire Sans rien) avec lequel il distribue aux chômeurs du pain et des brochures devant la bourse du travail. En 1892, il est condamné à huit mois de prison à Milan pour distribution de tracts antimilitaristes lors d’une manifestation. Ses activités politiques lui valent une condamnation puis l’exil d’Italie. En tant que déserteur, il rejoint la Suisse, à Lugano. Ensuite il vient à Lyon le 21 juillet 1893, où il est portefaix pendant un moment. Puis, il trouve à exercer son métier d’ouvrier boulanger à Vienne, puis à Sète, à la boulangerie Viala. C’est dans cette dernière ville qu’il a l’idée d’accomplir "un grand exploit". Il n’est donc âgé que de vingt ans lors de son exécution.
La guillotine
Après une instruction rondement menée de vingt-deux jours et un procès, le 3 août 1894, qui dépasse à peine une douzaine d’heures, quelques minutes de délibéré suffisent pour condamner à mort Caserio. Réfutant des influences qu’il aurait pu avoir, il est obligé, en pleine audience, de reprendre vertement son avocat d’office, Maitre Dubreuil, qui dépeint la vie de Caserio "à sa façon". Déterminé, il dit devant le tribunal : « Eh bien, si les gouvernements emploient contre nous les fusils, les chaînes, les prisons, est-ce que nous devons, nous les anarchistes, qui défendons notre vie, rester enfermés chez nous ? Non... Vous qui êtes les représentants de la société bourgeoise, si vous voulez ma tête, prenez-la ! ».
Il accueille sa condamnation à mort en criant : « Vive la révolution sociale ! ».
Il écrit aussitôt une lettre à sa mère : « Je vous écris ces quelques lignes pour vous faire savoir que ma condamnation est la peine de mort. Oh ! ma chère mère, ne pensez pas mal de moi ! Mais pensez que si j’ai commis cet acte, ce n’est pas que je sois devenu un malfaiteur, et pourtant, beaucoup diront que je suis un assassin et un malfaiteur. Non, parce que vous connaissez mon bon coeur, la douceur que j’avais lorsque j’étais auprès de vous ! Et bien, aujourd’hui encore, c’est le même coeur. Si j’ai commis cet acte, c’est parce que j’étais las de voir le monde aussi infâme. »
Le recours en grâce sera refusé par Jean Casimir-Perier, le nouveau président de la République, plus ou moins forcé de prendre cette fonction, personne ne voulant de bonne grâce la prendre. Caserio monte sur la guillotine installée près de la prison Saint-Paul, à l’angle de la rue Smith et du cours Suchet, le 16 août 1894 à quatre heures et demie du matin. Sur l’échafaud, finalement, un instant avant de mourir, il lance en italien à la foule qui assistait de loin à l’exécution : « Courage, les amis ! Vive l’anarchie ! ».